Le Sénégal retient son souffle
Comme en 2011, à la veille de la chute du président Abdoulaye Wade, le Conseil constitutionnel est au centre des critiques, en raison de décisions controversées. Ce mercredi, la coalition Yewwi Askan Wi compte lancer ce qu’elle assimile à la première étape d’une lutte contre un troisième mandat du président Macky Sall à la tête du Sénégal.
La société civile avait-elle jubilé un peu trop tôt ? Une de ses figures emblématiques, Alioune Tine, saluait, le 25 mai dernier, la décision du Conseil constitutionnel ‘’qui est de nature à apaiser la situation politique du pays’’. Ce jour-là, l’instance de dernier recours déclarait apte à une modification la liste de la coalition Yewwi Askan Wi (Yaw) pour le département de Dakar, alors que la Direction générale des Élections (DGE) l’avait déclarée irrecevable. Principale formation de l’opposition, cette liste porte la candidature du nouveau maire de la capitale et est désignée comme la favorite pour remporter les sept sièges de députés disponibles à Dakar.
Mais la dernière décision rendue après les recours des coalitions de l’opposition et du pouvoir ne bénéficiera pas des mêmes appréciations de la part du fondateur d’AfrikaJom Center.
A son image, beaucoup de spécialistes du droit et de structures de la société civile ont fustigé les décisions dissociant les listes de titulaires et de suppléants des deux plus grandes coalitions participant aux prochaines élections législatives du 31 juillet 2022. Comme le mouvement Y en marre, pour qui les décisions sont interprétables comme ‘’un acte en parfaite contradiction avec les dispositions de l'article 154 du Code électoral, car les listes des titulaires et suppléants sont indissociables. Le principe aurait appelé à une invalidation de toutes les listes concernées. Par son acte, le Conseil constitutionnel entérine un stratagème de la DGE et de sa tutelle, le ministère de l'Intérieur, ayant pour seul objectif de sauver la liste des titulaires de BBY (composée des principaux leaders de la majorité présidentielle), d'éliminer de la course aux Législatives plusieurs leaders de l'opposition et aussi des coalitions telles que Gëm Sa Bopp, Jammi Gox Yi, And Nawlé Ligeey, Defar Sa Gox’’.
Manifestation, contre-manifestation
Suffisant pour ‘’plonger le pays dans une impasse politique sans précédent, qui laisse planer de grands risques sur la stabilité du pays’’ ? Un premier élément de réponse est prévu pour aujourd’hui. Pour dénoncer ‘’une chute sans précédent de nos acquis démocratiques’’, Khalifa Sall et la coalition Yewwi Askan Wi ont appelé hier, lors d’un point de presse, ‘’à une manifestation d’information pacifique’’.
Malgré les marques de bonne volonté, la tension est à son comble puisqu’au même moment, la coalition au pouvoir appelle à une contre-manifestation. C’est ainsi que les responsables de Benno Bokk Yaakaar invitent ‘’tous leurs militants et sympathisants du département de Dakar, à la mobilisation générale pour faire face à l'initiative pernicieuse de l’opposition d’appel à la manifestation le 8 juin, qui n’est autre qu'une excuse fallacieuse pour la destruction de biens publics et privés dans le département de Dakar, après les investissements massifs de l'État pour moderniser notre capitale’’.
La pression autour de cette journée fatidique est symbolisée par cette anecdote racontée par Déthié Fall. Le mandataire de la coalition Yewwi Askan Wi apprend qu’avec Khalifa Sall et un autre responsable, ils ont été convoqués lundi par le commissariat de la Médina. ‘’Ils nous ont demandé notre avis sur des personnes visibles dans des vidéos et des messages audio qui ont proféré des menaces de dérives violentes pour la manifestation de demain. Mais on leur a rappelé que la sécurisation des biens et des personnes est de leur ressort et ne nous engageait pas’’, révèle-t-il.
L’allusion aux possibilités de sabotage et d’infiltration est à peine voilée : ‘’Qui a la force publique avec elle, qui mate les manifestations et blesse des personnes ?’’, demande-t-il.
‘’Ce n’est plus une histoire de liste. C’est la défense de notre démocratie qui est en jeu’’
La détermination des opposants est réelle. Pour le président de la Conférence des leaders de Yaw, ‘’2019 avait montré les prémices. Mais ce qui se passe maintenant est sans précédent. Si on laisse passer cette énième forfaiture, nous allons perdre notre pays. Car on ne peut pas laisser certaines personnes, car elles sont d’un certain niveau, jouer avec le devenir et la cohésion de notre nation. Ce n’est plus une histoire de liste. C’est la défense de notre démocratie qui est en jeu’’.
Ces listes sont tout de même importantes, pour Ahmet Aïdara. Le maire de Guédiawaye se remémore une situation similaire, lors du dépôt des candidatures avant les élections locales de janvier dernier. Selon lui, l’Administration territoriale leur avait exigé une liste de suppléants complète, puisqu’elle est, du point de vue de la loi, indissociable de la liste des titulaires. ‘’Nous allons manifester, qu’on nous y autorise ou pas. Et c’est pour montrer à Macky Sall que cette forfaiture ne passera pas’’, assure-t-il.
En mars 2021, le Sénégal a connu l’un des plus violents épisodes de tensions sociales de son histoire récente. Des événements qui hantent toujours les populations, chaque fois que des manifestations politiques sont interdites à l’opposition. Si la période préélectorale lors des élections locales a été traversée sans épisodes majeurs de violence, l’importance du scrutin du 31 juillet prochain, après les résultats prometteurs de l’opposition, peut changer la donne. Le spectre d’une cohabitation plane plus que jamais sur l’Assemblée nationale. Et l’élimination des grandes figures de l’opposition inscrites sur les titulaires de la liste nationale de Yaw (dont Ousmane Sonko), par un procédé décrié, est dénoncée comme une source potentielle de violence.
Ousmane Sonko : ‘’Nous nous battons pour la jeunesse’’
Déjà reprogrammée par ses organisateurs, la manifestation des opposants est présentée comme le point de départ d’une lutte contre la troisième candidature du président de la République Macky Sall en 2024. Car garder sa majorité à l’Assemblée nationale est vital pour lui, si tant est qu’il soit dans l’objectif de se représenter. Pour l’en dissuader, Ousmane Sonko invite les Sénégalais à sortir massivement : ‘’Le ni oui ni non n’existe plus. Il est clair que Macky Sall ambitionne de se représenter. Cette manifestation est primordiale, car si elle ne se tient pas, sachez qu’on ne manifestera plus au Sénégal d’ici 2024.’’
Le maire de Ziguinchor traite également les membres du Conseil constitutionnel de ‘’délinquants de la loi’’, suite à une décision assimilable à de la ‘’haute trahison’’ pour laquelle ‘’ils rendront compte’’. Car, retient-il, ‘’s’il y a débordement demain ou dans les jours qui viennent, ce sera de la faute de ces sept personnes’’. Sept comme le nombre de juges que compte le Conseil constitutionnel.
Sur la tension autour de cet événement, Ousmane Sonko assure que les manifestations autorisées sont rarement émaillées de violence et que les manifestants en sont rarement à l’origine. Mais le leader du Pastef appelle surtout la jeunesse à s’approprier un combat qui est mené pour son propre bien : ‘’Nous nous battons pour cette jeunesse, car le pays peut leur profiter beaucoup plus qu’il ne le fait. Macky Sall a vendu nos ressources aux étrangers. Le travail de réappropriation de notre souveraineté est le projet de Yewwi Askan Wi. Que personne ne reste derrière, car c’est l’avenir du Sénégal qui est en jeu.’’
Malgré tout, la manifestation de l’opposition a été autorisée par les autorités administratives. Un premier acte vers une rencontre pacifique ?
Si le Sénégal retient son souffle dans la journée d’aujourd’hui, il espère surtout que ses hommes politiques, de tous bords confondus, soient à la hauteur de son peuple qui a toujours réglé ses différends politiques par les urnes.
Lamine Diouf