Cheikh Ndiaye, veilleur du jour
L’artiste visuel sénégalais Cheikh Ndiaye expose présentement à la Galerie le Manège. La distribution de ses œuvres renvoie aux ambiances tamisées des salles de cinéma avec une mise éclairage sélective sur ses toiles.
La scénographie s’inscrit dans la lettre du cinéma. De nos salles de cinéma d’époque qui ont été presqu’intégralement englouties par l’autre versant de la coulée de béton de la ville, Dakar en l’occurrence, qui se modernise.
« Cours du soir », l’allusion à Ousmane Sembène pour le titre de son exposition trouve une résonnance première avec l’historiographe du cinéma et cinéaste sénégalais Paulin Soumanou Vieyra à qui nous devons l’œuvre précurseur Afrique sur Seine réalisée avec Jacques Melo Kane et Mamadou Sarr en 1955.
« Les cinémas d’Afrique (noire) sont les fils aînés de la littérature anticolonialiste. C’est même une «école du soir». Malgré le lourd handicap qui la frappe, son existence est héroïque. L’absence de laboratoires ne doit pas décourager les velléités créatives de la jeunesse. Le cinéma est plus vrai que la littérature dite francophone. Les comédiens parlent leur langue natale. Une école du soir » (Paulin Soumanou Vieyra, 1972:45 ).
Le cinéma comme « école du soir » est d’abord une faillite de la langue française, peu comprise à l’époque de la grande masse. Sembène, le romancier sans public, s’est donc investi dans le cinéma afin de mieux parler à « son » peuple.
L’évocation du cinéaste sénégalais est aussi réitérée chez Cheikh Ndiaye avec une lucarne aménagée dans la salle d’exposition qui fait tourner en boucle le film réalisé en 1994 par Manthia Diawara et Ngũgĩ wa Thiong'o sur le prolifique intellectuel sénégalais : Sembène : The making of african cinema.
De plus, un autre panneau avec des photographies de plateau du film Ceddo ancre davantage l’une des facettes du propos esthétique de Cheikh Ndiaye : le cinéma.
Le cinéma comme instance créatrice et de refus trouve de l’intérêt chez l’artiste. Il s’agit chez Sembène d’une esthétique de la violence (ou de la faim) pour reprendre le propos des tenants du cinéma nôvo brésilien. La plus authentique manifestation culturelle de la faim ( de la misère) est la violence nous dit Glauber Rocha avec des accents latins car pour lui cette violence est « amour d’action, de transformation ».
Le cinéma également comme trace avec ses lieux littéralement dévastés par la conjoncture économique et par le prosélytisme religieux. Certaines salles de cinéma sont devenues des lieux de prières d’églises charismatiques.
Le cinéma, encore le cinéma, comme prétexte esthétique avec la lumière en technicolor que l’artiste a travaillé à s’en brûler les yeux avec la précision d’un orfèvre qui a le secret du filigrane, magique. Sous ce chapitre, il serait légitime d’évoquer d’autres peintres, maîtres de la lumière, qui sont autant de vocabulaire et de grammaire pour la prose urbanistique à l’huile de Cheikh Ndiaye.
Juste est donc son propos : « Mon parti pris, c’est que l’art est lié à la mémoire et au patrimoine. C’est un dispositif mémoriel. Pendant longtemps, j’ai conçu mon art comme une sorte de commande publique fictive ».
L’artiste est habité par l’impérieuse nécessité de conserver des lieux de mémoire que la ville a semblé effacer. Ses premiers prétextes esthétiques et architecturaux furent donc les salles de cinéma.
Ces espaces de socialisation, d’émancipation mais également de conditionnement de masses. L’artiste n’est pas dupe. Mais en réalité, il se passait quelque chose de fondamentalement culturel dans ces lieux consacrés à la lumière qui est l’une des définitions du cinéma et des arts visuels. Il a poursuivi sa documentation des salles de cinéma à travers le monde, à Cuba, en Côte d’Ivoire… Ailleurs, ces salles n’ont pas été transformées en souks comme au Sénégal. Ailleurs parfois, ces salles sont devenues des espaces d’exposition, des centres d’art. Il les met en lumière avec son extrême précision du trait, de la couleur comme pour revivifier cette mémoire, porter le plaidoyer. Comme pour dire que l’âge de la décadence ne doit pas être pour demain.
Peintre, photographe, installationniste, vidéaste, réalisateur et éditeur, l’artiste vit entre Dakar et Prague.
Cheikh Ndiaye n’est pas de son temps. Cet étrange Chartreux du pinceau, qui reste flamboyant même quand il s’essaye au flou, n’est pas du passé. Il veille sur le futur… avec la seule force de l’esprit au-delà du vide de Klein ou du plein d’Arman.
Empruntons les termes d’un autre jongleur de feu, Djibril Diop Mambéty : c’est un veilleur du jour.
Massamba MBAYE, critique d’art
Exposition monographique Cheikh Ndiaye, Cours du soir,
Galerie le Manège, jusqu’au 1e janvier 2024
Commissaire : Olivia Marsaud