Publié le 4 Nov 2024 - 15:32
CASAMANCE : UN LIVRE, UNE BATAILLE POLITIQUE

Controverses autour d'une œuvre historique

 

La scène politique sénégalaise est secouée par la parution d'un livre controversé : ”L’idée de la Casamance autonome. Possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal” de l’historienne française Séverine Awenango Dalberto, publié aux éditions Karthala. Cette œuvre, qui se penche sur l’histoire de la Casamance sous l’angle de ses dynamiques coloniales et de l’idée d’autonomie, est perçue par certains comme un appel à la sédition. Dans une sortie ferme, le Premier ministre Ousmane Sonko a déclaré, lors d'un meeting de campagne dans la capitale régionale Ziguinchor, que ce livre ne serait pas autorisé au Sénégal, accusant sa publication de répondre à un "projet de déstabilisation".

 

Cette prise de position a déclenché une vive polémique, déjà amplifiée par des interventions de personnalités médiatiques et politiques comme les journalistes Cheikh Yérim Seck et Yoro Dia, ainsi que les critiques de l'Alliance pour la République (APR), le parti de l'ancien président Macky Sall. Entre revendications d'une recherche historique, accusations de révisionnisme et réflexions sur la question sensible de l’autonomie régionale, ‘’EnQuête’’ examine en profondeur les réactions contrastées autour de cette publication, avec l’analyse critique du professeur d’histoire Pape Bertrand Bassène.

Historiquement, la Casamance a entretenu une relation complexe avec le pouvoir central sénégalais. Région fertile et culturellement distincte, elle se situe au sud du Sénégal, séparée géographiquement par la Gambie. Depuis les années 1980, des tensions existent autour d’un mouvement indépendantiste qui a parfois pris les armes, faisant de cette région un point de discorde pour le Sénégal. Plusieurs gouvernements se sont efforcés de rétablir la paix, notamment par la décentralisation, mais sans résoudre totalement les ressentiments historiques.

Le livre de Séverine Awenango Dalberto tente d’éclairer cet héritage en explorant les relations coloniales et l'idée d'autonomie défendue par les colons et les élites politiques dans cette région. Cette approche a déclenché des réactions fortes, entre ceux qui y voient un danger pour l'unité nationale et d'autres, comme l’historien Pape Chérif Bertrand Bassène, qui insistent sur le droit à une recherche académique libre et honnête.

Ousmane Sonko et l’interdiction d’un livre perçu comme une menace

Lors de son meeting à Ziguinchor, Ousmane Sonko n'a pas mâché ses mots. "Si la France veut nous donner des archives, elle n’a qu’à nous donner les archives de ses exécutions sommaires au Sénégal pendant la colonisation", a-t-il déclaré, rappelant les cicatrices de l’histoire coloniale qui, selon lui, devraient être l'objet des réflexions plutôt que des supposées velléités séparatistes de la Casamance. En interdisant la commercialisation du livre, Sonko semble positionner son gouvernement comme un rempart contre ce qu'il considère être une tentative de division nationale orchestrée par l’extérieur.

Cependant, les éditions Karthala ainsi que l’auteure elle-même ont réagi, dénonçant ce qu'elles qualifient d'"instrumentalisation politique d’un ouvrage scientifique". Selon elles, le livre ne ferait qu'explorer les possibles idéaux d'autonomie évoqués durant la colonisation, sans pour autant revendiquer un quelconque mouvement séparatiste actuel.

Les membres de l'APR, dans un communiqué virulent, ont attaqué le silence initial des nouvelles autorités, accusant le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Sonko de complicité tacite avec ces thèses. Selon eux, l'ouvrage présenterait des arguments révisionnistes qui pourraient encourager l'irrédentisme. Pour Cheikh Yérim Seck et Yoro Dia, le livre symboliserait une volonté d’attiser des revendications autonomistes en Casamance, critiquant la tolérance du gouvernement pour ce type de discours.

Ainsi, l'ouvrage et les réactions qu'il suscite révèlent des fractures politiques persistantes au Sénégal. L'opposition utilise cette polémique comme un levier pour mettre en cause les intentions du gouvernement actuel.

Par ailleurs, la controverse résonne dans la région de la Casamance où le débat sur la décentralisation et les spécificités économiques se fait de plus en plus vif.

Pape Chérif Bertrand Bassène, l'analyse historique et l'appel à la vérité

Le professeur Pape Chérif Bertrand Bassène, spécialiste de l’histoire du Sénégal, propose une lecture critique et distanciée de cette polémique. Selon lui, le livre de Séverine Awenango n’est qu’une exploration académique de l’histoire coloniale de la Casamance, une tentative de mieux comprendre le passé pour éviter les erreurs futures. Pour lui, il est regrettable qu'une œuvre scientifique soit récupérée à des fins électorales et politiciennes.

Dans son analyse, l’historien rappelle que l'histoire de la Casamance, comme celle de nombreuses régions africaines, est marquée par des décisions coloniales qui ont laissé des cicatrices profondes. Mais il insiste sur le fait que la vérité historique, même si elle peut être douloureuse, est essentielle pour construire une paix durable. "La vérité soigne les traumas, elle réconcilie", déclare-t-il, en insistant sur l’importance de promouvoir la recherche scientifique pour permettre aux Sénégalais de mieux comprendre leur propre histoire.

Le chercheur á l’Ucad relève également que le terme d’autonomie peut avoir des connotations variées et qu’il n’est pas nécessairement synonyme de séparation. Il estime que la Casamance pourrait bénéficier d’une autonomie économique et logistique, sans pour autant remettre en question l’unité du Sénégal.

Selon lui, la région a besoin d’un port autonome, par exemple, de meilleures infrastructures, et d’une politique économique plus adaptée à ses réalités locales géographiques comme sociales pour stimuler son développement.

Cette vision contraste fortement avec celle des autorités actuelles et de certains acteurs politiques qui y voient un danger pour l’unité nationale.

Pour Bassène, cette question de polarisation territoriale pourrait être bénéfique à la Casamance et il appelle à une réflexion plus nuancée, loin des simplifications partisanes.

La polémique autour du livre de Séverine Awenengo met en lumière les tensions profondes entre la quête de vérité historique et l'instrumentalisation politique. Elle révèle aussi une certaine défiance à l’égard des recherches académiques étrangères, perçues parfois comme des tentatives de manipulation politique.

Le Sénégal est confronté au défi de trouver un équilibre entre la liberté académique, nécessaire pour comprendre et guérir les blessures de son passé, et la protection de son unité nationale. Ousmane Sonko et le gouvernement se sont positionnés en défenseurs de cette unité, au prix d’une restriction sur la diffusion de certaines idées.

Mais pour le professeur Bassène et d'autres intellectuels, c’est précisément en explorant librement l’histoire que le Sénégal pourra avancer vers une paix véritable et durable en Casamance.

En fin de compte, cette affaire invite à une réflexion sur le rôle de l’histoire et de la recherche dans la société sénégalaise. Le livre de Séverine Awenango, qu’on considère comme une provocation ou une exploration académique, pose des questions essentielles sur l’identité, l’unité et le développement du Sénégal, des questions qui méritent d'être débattues sans tabou.

AMADOU CAMARA GUEYE

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