Publié le 14 Jun 2024 - 12:25

CHAPITRE VI DU LIVRE DU DOYEN ALLA KANE SUR LES PROBLEMES FONCIERS

 

CHAPITRES VI :

CONCLUSION : LA REFORME FONCIERE PARALYSEE PAR LA POLITIQUE

Habituellement, la réforme foncière n’est abordée que sous l’angle de ses aspects technico-juridiques. Rarement, pour ne pas dire jamais, elle l’a été sous l’angle politique.

Pourquoi toutes les initiatives allant dans le sens de la réforme foncière prises par les autorités compétentes n’ont-elles pas abouti ? Pourquoi du Plan d’action foncier de 1996 à la Commission Nationale de la réforme foncière de 2012, aucune volonté manifeste de la part des autorités de réaliser cette réforme n’a été constatée ?

Ni en 1996, ni en 2004, et ni en 2012, les présidents initiateurs n’ont mis en œuvre les conclusions des travaux des commissions qu’ils ont eu à installer pour l’avènement de la réforme foncière. Qu’est ce qui peut expliquer cette attitude également partagée par ces différentes autorités ? Pour quelles raisons ne vont-elles pas jusqu’au bout de leurs initiatives ?

Combien d’études, de colloques, de conférences, de séminaires, d’échanges, de mémoires, de publications, ont été consacrés à l’étude des problèmes fonciers au Sénégal, notamment à l’inéluctable réforme foncière ? Ils sont légion. Des experts de tous horizons et cadres s’y sont penchés, des rencontres à divers niveaux lui ont été consacrées. De nombreux rapports sur la matière circulent. Des centaines de millions de l’argent du contribuable y ont été investis. Malgré tout, la réforme foncière est toujours au point mort. De 1964 à nos jours, soit plus d’un demi-siècle, le projet est toujours en l’état.

La réalité des faits démontre largement que le régime du domaine national est intimement lié à celui du présidentialisme autocratique en vigueur dans le pays depuis l’adoption de la constitution de mars 1963. La Loi n°64-46 du 17 Juin 1964 relative au domaine national est intervenue une année après. Le domaine national et le régime présidentialiste cheminent ensemble comme des jumeaux.

Jusqu’à cette date, l’administration des terres était régie par les dispositions du décret n°55-580 du 20 Mai 1955 portant réorganisation foncière et domaniale en AOF et AEF, le dernier décret pris en la matière par le pouvoir colonial .En son article 3 il délimitait ainsi les droits reconnus en matière foncière et domaniale « En Afrique occidentale française et Afrique équatoriale française sont confirmés les droits coutumiers exercés collectivement ou individuellement sur les terres non appropriées selon les règles du Code Civil ou du régime de l’immatriculation. » Le Sénégal accédait ainsi à la souveraineté internationale avec trois régimes de propriété foncière distincts : Le régime du droit coutumier, le régime de la transcription à la conservation des hypothèques dit régime du code civil et celui de l’immatriculation.

Les terres soumises au régime du droit coutumier couvraient 99% de la superficie du territoire national. Pourcentage révélé dans le rapport de la Commission d’étude présidée par J. GROMAIRE intitulé : « Eléments et documentation pour une réforme foncière au Sénégal ». C’est cette situation des trois régimes de propriété foncière distincts que la loi relative au domaine national, intervenue en 1964, a entièrement remise en cause en édictant dans son article premier que « constituent de plein droit le domaine national toutes les terres non classées dans le domaine public, non immatriculées ou dont la propriété n’a pas été transcrite à la conservation des hypothèques à la date d’entrée en vigueur de la présente loi »

Ce sont les 99% des terres du territoire national qui étaient régies par le régime du droit coutumier qui ont été versées dans le domaine national. Ce qui traduisait une dépossession de leur droit de propriété à ceux qui détenaient les terres selon le régime du droit coutumier et qui constituaient l’immense majorité de la population.  

Dans l’exposé des motifs de la loi il est dit : « l’Etat, héritier légitime des anciens pouvoirs coutumiers, devient l’unique « Maître de la terre » qui est purgée de tous les droits et érigée en domaine national ».

Les articles 2 et 3 de la loi confirment en stipulant respectivement que :

- « l’Etat détient les terres du domaine national en vue d’assurer leur utilisation et leur mise en valeur rationnelles conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement ».

- « Les terres du domaine national ne peuvent être immatriculées qu’au nom de l’Etat ».

Dans la pratique du régime hyper présidentialiste que vit le Sénégal, l’Etat et le chef de l’Etat sont confondus et malgré la politique de décentralisation, qui en est à son troisième acte, le pouvoir central, le président de la République, ne veut céder aucune de ses prérogatives en matière de gestion foncière aux collectivités décentralisées.

Le régime mis en place par la loi relative au domaine national - source de tous les conflits fonciers que connait le pays - est constitutif du régime politique présidentialiste autocratique qui écrase l’ensemble des institutions de la République.

Toute tentative de réforme du régime de la loi relative au domaine national se heurtera inévitablement à la résistance vive du régime politique du présidentialisme qui lui a donné naissance.

Les terres du domaine national constituent pour le président de la République en fonction, une monnaie d’échange pour la politique de corruption impunie et de chasse aux transhumants qui lui permet de dégarnir les rangs de ses opposants.

Ces terres dites non immatriculées ont vu leur superficie diminuer de plus de 10% au profit des terres du régime de l’immatriculation.

Comme le confirme l’étude de CICODEV et le rapport de 2016 de LAND MATRIX AFRICA déjà évoqués.

Au total, de 1964 à maintenant, 10 à 15% des terres du domaine national sont passées soit dans le domaine des particuliers, soit dans le domaine de l’Etat, à la faveur de déclassement ou d’immatriculation.

Les populations autochtones qui exploitent ces terres depuis des générations demeurent exclues des procédures d’immatriculation du domaine national au profit de privilégiés, accapareurs de terre. Ce qui accentue les contestations par ces populations des décisions d’affectation des dites terres. Contestations qui s’étendent à toutes les régions et ne cessent de se multiplier.

Pour rappel, le dernier rapport annuel couvrant la période 2014 à 2016 remis au Président de la République par le Médiateur de la République l’illustre de manière ou ne peut plus claire en révélant que : « des années 2014, 2015, 2016, 149 dossiers représentant 21% des 711 dossiers traités portent sur des affaires foncières. »

Ainsi la réforme foncière et la politique sont-elles intimement liées au Sénégal. L’une ne va pas sans l’autre. L’une s’appuie sur l’autre. Elles sont indissociables. Ce qui explique clairement le sort commun qui a été réservé aux deux commissions de réforme, d’une part, des institutions et foncière, de l’autre. Elles ont toutes les deux échoué contre le mur en béton du présidentialisme.

Cet échec illustre parfaitement la concentration excessive des pouvoirs qui caractérise l’hyper présidentialisme du régime politique sénégalais. Tout est concentré entre les mains du Chef de l’Etat : le pouvoir de nomination a tous les emplois civils et militaires, la masse des ressources budgétaires collectées et rassemblées dans les caisses du Trésor public et l’ensemble du foncier national comprenant le domaine privé de l’Etat et les terres du domaine national.

Tout pour le pouvoir central au détriment du pouvoir local, d’autant que ce dernier se trouve sous la coupe de responsables choisis et investis sur les listes de candidature lors des élections par le chef de l’Etat, chef de parti et de la mouvance présidentielle. Tout pour le pouvoir exécutif central et la portion congrue pour celui des collectivités territoriales.

Les dirigeants de ces collectivités - maires et présidents de conseils départementaux - attendent et ne réclament jamais ce qui leur revient de droit pour l’accomplissement de leur mission. Leur association aphone ne se prononce sur rien.

Les ressources budgétaires qui financent les bourses familiales, la CMU, le PUDC, le PUMA, les Promovilles, l’Entreprenariat rapide, la Délégation générale au pèlerinage aux lieux saints de l’Islam sont centralisées au niveau du pouvoir exécutif alors qu’elles devraient revenir au pouvoir local pour renforcer les moyens de leurs interventions à la base.

Il en est de même pour la gestion des terres : le domaine privé de l’Etat et le domaine national. Le sort réservé par le Président de la république au rapport de la commission nationale de réforme foncière l’illustre parfaitement. Il a dissous la commission et renvoyé son rapport aux calendes grecques.

Ni le Conseil économique, social et environnemental (CESE), ni le Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT) n’y changeront rien, quel que soit le nombre d’études qu’ils y consacreront et les rapports qu’ils remettront au Président de la République. Pourtant à eux deux seule la loi de finances initiale de 2019 alloue 14.867.590.000 Francs CFA soit respectivement 6.227.590.00 Francs CFA au CESE et 8.640.000.000 Francs CFA au HCCT contre 24.000.000.000 Francs de fonds de dotation de la décentralisation à repartir entre 555 collectivités territoriales.

C’est le régime présidentiel excessif qui bloque la réforme. C’est la perspective des mandats multiples qui hante les sommeils des présidents en fonction qui paralyse toutes les reformes allant dans le sens de la refondation de la République.

Le préalable à toute réforme demeure ainsi la réalisation effective et véritable d’une alternative souveraine et populaire réelle reposant sur un système réel de séparation et d’équilibre entre les différents pouvoirs qui le composent.

L’approche technico-juridique de la réforme foncière a épuisé toutes ses ressources. En vain. La solution demeure et reste politique. Elle est dans la solution globale qu’attend le pays : une réelle alternative souveraine et populaire.

Ceux qui, sous le prétexte de défendre les paysans, continuent de les considérer comme de grands enfants incapables d’être propriétaires de leur outil de travail et de le gérer en bon père de famille comme eux, doivent revoir leurs copies et se convaincre qu’il ne peut y avoir deux catégories de citoyens dans un pays libre et démocratique.

Il est d’ailleurs paradoxal, voire même hypocrite, que ces prétendus défenseurs des paysans, en constituant leur patrimoine immobilier, privilégient les terres immatriculées. Et ceux qui, parmi eux, arrivent à se faire attribuer des parcelles de terrain du domaine national par voie de délibération des conseils ruraux, empruntent sans tarder les voies de la procédure administrative de leur immatriculation qui les sort du domaine national. C’est d’ailleurs cette attitude qui explique clairement que la superficie des terres immatriculées, de 1% de la surface totale du pays en 1964 année de l’entrée en vigueur de la loi relative au domaine national, est passée aujourd’hui à plus de 15% de cette même surface. Personne du monde étranger au monde paysan ne veut rester dans le champ d’application de la loi sur le domaine national. Pas même les membres des Commissions chargées de la réforme foncière. Aussi bien ceux de la « Commission chargée de la réforme du droit de la terre » que ceux de celle récemment créée en 2012. Leur patrimoine immobilier est constitué d’immeubles régis par le régime de l’immatriculation. A l’unanimité, la question invariable que posent tous les sénégalais en état d’acquérir un terrain, une parcelle de terrain ou un immeuble au vendeur est : est-ce un titre foncier ? Autrement dit est-ce un terrain immatriculé ?

La voie de la reforme attendue est donc toute tracée. Elle doit mener à l’unification des deux régimes en vigueur en optant pour le régime de l’immatriculation applicable à toutes les terres qui a largement et positivement fait ses preuves.

Une reforme allant dans le sens de l’histoire et permettant enfin de lever définitivement les goulots d’étranglement qui bloquent l’avancée du pays.

La paysannerie sénégalaise s’est profondément transformée. Nous avons de nouveaux paysans capables de se comporter en véritables agriculteurs modernes.

Combien sont-ils aujourd’hui, les fils de paysans qui, sont capables de concevoir des projets et de les mettre en œuvre ? Ne constituent-ils pas aujourd’hui le fer de lance de la nouvelle agriculture qui est la base fondamentale de tous les progrès qui concourent à l’avènement d’un Sénégal nouveau ? En cela, ne méritent-ils pas une réforme foncière véritable devant leur garantir l’accès à la propriété réelle de la terre, un facteur irremplaçable dans la conduite de leurs travaux d’agriculteurs modernes ; une garantie sure de la sauvegarde de leurs terres aujourd’hui exposées à la boulimie insatiable d’accapareurs aussi bien nationaux qu’étrangers ?

Plus la réforme foncière retarde, plus nos paysans sont lésés et plus les accapareurs de terres auront la part belle.

A ceux qui doutent de la capacité des paysans à pouvoir gérer leur propriété en bon père de famille en brandissant le risque de les voir brader, leurs terres et de devenir par la suite des ouvriers agricoles, il faut dire que ce risque n’existe qu’en l’absence de l’immatriculation des terres et de la Codification de leur gestion.

C’est l’absence de l’immatriculation et la gestion informelle des terres du domaine national qui sont à la base de la vente illégale des terres ainsi que de leur accaparement à grande échelle. S’y ajoutent les transformations majeures intervenues dans la campagne sénégalaise depuis l’entrée en vigueur de la loi relative au domaine national.

Le monde paysan d’aujourd’hui n’est plus celui de juin 1964. Et il faut parcourir la campagne pour s’en rendre compte.

Les établissements scolaires de l’élémentaire et du secondaire y ont poussé comme des champignons, les associations sportives et culturelles (ASC) des jeunes continuent de s’y multiplier. Les fils des paysans sont aujourd’hui dans les campus universitaires et décrochent des diplômes d’études des niveaux les plus élevés.

Tout ce nouveau monde ne demande qu’à être mis dans de bonnes conditions d’activités professionnelles rémunératrices pouvant leur permettre de se fixer dans leur milieu d’origine et de le moderniser. Ces paysans de la nouvelle génération seront bien en mesure de gérer et de faire fructifier leurs terres au lieu de les vendre. Ils se comporteront en véritables propriétaires dignes de ce nom et n’auront d’autre préoccupation que l’embellissement de leur milieu de vie et de travail.

Telle est l’essence de la réforme foncière tant attendue.

Elle repose principalement sur l’unification des régimes fonciers en vigueur, ce qui entrainera du coup la disparition du domaine national au profit de l’immatriculation. Ce choix découle des leçons tirées de l’application simultanée des deux régimes fonciers depuis 1964.

Dans les faits on constate que l’assiette des terres du domaine national s’est progressivement rétrécie au profit des terres immatriculées.

Alla KANE

Inspecteur des Impôts et des Domaines à la retraite

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