Le système judiciaire au peigne fin

Le nouveau régime s’attaque à l’un des chantiers phares de son ‘’Projet’’ : la réforme de la justice. Il a convié à de larges concertations qui vont concerner presque tous les pans de la société. Les panélistes auront une bonne base de travail, avec les recommandations pertinentes issues des concertations organisées par l’Union des magistrats sénégalais en décembre 2017 et reprises par le Comité de concertation sur la modernisation de la Justice en mars-avril 2018. EnQuête remet dans le panier les conclusions issues de ces différents conclaves et qui sont encore en souffrance dans les tiroirs de la Présidence et du ministère de la Justice.
La quatrième édition de la Journée du dialogue national s’ouvre demain, le 28 mai 2024 à Diamniadio, sous la présidence du président de la République Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Pour une des rares fois, la politique ne sera pas au centre des discussions. Cette fois, il sera surtout question de Justice et de la Magistrature. Plusieurs composantes de la Nation sont ainsi invitées pour réfléchir autour du thème : ‘’La réforme et la modernisation de la Justice.’’ ‘’Ce dialogue, selon les services du ministère de la Justice, constitue une occasion unique pour examiner en profondeur les forces et faiblesses de notre système judiciaire, identifier les dispositions légales et réglementaires à améliorer et élaborer une feuille de route pour la mise en œuvre des solutions dégagées. Cette initiative s’inscrit dans une volonté de restaurer la confiance des citoyens dans cette institution clé.’’
Différentes thématiques seront abordées, si l’on en croit le dossier de presse produit par le département de la Justice. Parmi elles : le statut des magistrats ; l’organisation et le fonctionnement du Conseil supérieur de la Magistrature ; la dématérialisation du service public de la justice ; le temps du procès pénal ; le régime de la sanction pénale ; le cadre juridique et institutionnel de l’administration pénitentiaire ; les conditions de détention et de préparation à la réinsertion sociale des détenus ; le régime de la privation de liberté ; ainsi que la prise en charge des enfants en danger ou en conflit avec la loi. Le programme est donc ambitieux. Les invités multiples et variés. Mais pour certains observateurs, on aurait bien pu faire l’économie d’une telle rencontre, car tout a déjà été dit ; et les conclusions dorment dans les tiroirs de la Présidence.
En effet, entre mars et février 2018, de larges concertations ont été organisées par le ministère de la Justice. La plupart des thématiques objet du présent dialogue étaient à l’époque abordées par les mêmes acteurs. A l’issue de ces concertations, d’importantes recommandations avaient été faites mais le régime d’alors avait mis le coude dessus. Pour beaucoup d’observateurs, il aurait été plus pertinent de revisiter ces conclusions, d’en faire l’inventaire, et d’organiser peut-être des réflexions sur les modalités pratiques et le calendrier de mise en œuvre des conclusions. Ci-après quelques recommandations fortes issues du rapport du Comité.
Sur le Statut des magistrats
L’un des points nodaux de ces concertations était le statut des magistrats. Il résultait des conclusions du rapport qu’il faille ‘’renforcer les garanties statutaires et éviter la précarisation de la situation des magistrats’’. Sous ce rapport, le Comité avait axé sa réflexion autour des points suivants : le principe d’inamovibilité, la retraite et le passage au grade hors hiérarchie.
En ce qui concerne le principe de l’inamovibilité, ‘’les membres du comité avaient reconnu à l’unanimité que ce principe a été vidé de sa substance’’. Après ce constat, ils avaient proposé premièrement : l’encadrement des notions d’intérim et de nécessité de service. Relativement à l’intérim, il a été préconisé la nomination aux fonctions et emplois, principalement à titre de titulaire et le recours exceptionnel à l’intérim, strictement limité au cas où le magistrat occupe un emploi correspondant à un grade supérieur. Pour la nécessité de services, le Comité avait préconisé que le recours à cette notion ne devrait désormais être possible que dans les cas suivants. En cas de besoin de renforcement du personnel en raison du volume de travail ; en cas de vacances de poste ; en cas de départs à la retraite ; création de nouvelles juridictions ; maladies nécessitant de longs traitements ; mésentente et absentéisme ayant un impact négatif sur le fonctionnement du service ; la liste n’étant pas exhaustive.
Outre l’intérim et la nécessité de service, les participants s’étaient aussi penchés sur la problématique de la retraite des magistrats. Les recommandations suivantes ont été faites dans ce sens : fixation de l’âge de la retraite à 68 ans pour le magistrat du grade hors hiérarchie, justifiant de six ans d‘ancienneté, revalorisation de la pension de retraite, etc. Il était enfin prévu que la prorogation devrait rester une faculté, chaque magistrat gardant la possibilité de prendre sa retraite à 65 ans.
Toujours à propos de la réforme du statut des magistrats, le Comité avait fait des propositions relativement au passage au grade hors hiérarchie. Les recommandations suivantes ont été faites : suppression de la condition tenant à l’existence d’emplois et extension des possibilités de nomination à la suite (magistrats ayant le grade bien que n’occupant pas un emploi correspondant) ; exigence exclusive de l’ancienneté de quatre ans au grade hors hiérarchie pour être nommé conseiller à la Cour Suprême.
Sur le Conseil supérieur de la magistrature
C’était le deuxième point d’attraction après le statut des magistrats. ‘’L’option, selon le Comité, (était) de changer de paradigme en l’érigeant en un organe autonome prenant en charge la carrière des magistrats, la garantie de leur indépendance et le respect de la déontologie. Le CSM devrait disposer d’un siège propre, d’un budget de fonctionnement et d’un véritable secrétariat.’’ Dans cette logique, les propositions ont porté sur la composition du CSM ; ses attributions et son fonctionnement.
Relativement à la composition du CSM, le Comité avait préconisé que l’Exécutif ne soit plus membre, même si le Président de la République peut, à sa demande ou sur invitation, assister à une séance du CSM. ‘’Quand il assiste à une séance du CSM, le PR peut discuter des questions relatives au fonctionnement du CSM ou du service public de la justice, mais il ne délibère pas sur les questions liées aux nominations’’, lit-on dans le rapport.
Dans la même veine, le Comité proposait que les chefs de Cour soient membres de droit ; le relèvement significatif du nombre des magistrats membres élus… Sur ce point, ‘’l’UMS avait tenu à insister sur le fait que, conformément aux normes internationales (voir charte internationale des juges), il devrait y avoir, au moins, autant de membres élus que de membres de droit’’. Il était aussi préconisé un représentant du ministère de la Justice en charge de la gestion des services et personnels judiciaires ; l’ouverture du CSM à d’autres professions et profils (universitaire, avocat, notaire, huissier et expert agréé désignés par leurs pairs ainsi qu’une personnalité indépendante nommée par le Président de la République). Le Comité avait enfin préconisé que la présidence soit assurée par le Premier président de la Cour suprême en lieu et place du président de la République.
Sortie de l’exécutif du CSM et appel à candidature pour certains postes
En ce qui concerne les attributions du Conseil supérieur de la magistrature, il était prévu le pouvoir de proposition qui appartient jusque-là à l’exécutif. ‘’Pour éviter que le nouveau CSM ne soit débordé par la charge de travail, il a été retenu que le CSM devrait’’ dans un premier temps, ‘’faire les propositions pour les emplois les plus importants notamment : Les magistrats de la Cour Suprême, les chefs de Cours d’appel, les chefs de juridiction (parquet comme siège), l’accès au grade hors hiérarchie’’.
Selon le Comité, ‘’le ministre devrait garder la possibilité de faire les propositions de nomination pour les autres magistrats à savoir : les magistrats (juges et substituts) des TGI et des TI, les présidents et délégués des TI.’’ La nomination de ces derniers devait être subordonnée à ‘’l’avis conforme’’ du CSM.
Le défi de l’application des recommandations
Par ailleurs, le Comité plaidait pour l’instauration de la transparence à travers les dispositions suivantes : la limitation de la durée d’exercice aux postes de responsabilité qui, selon le rapport, est une condition sine qua non de l’applicabilité de la transparence et de l’appel à candidature. Aussi, préconisait-on : l’application des critères objectifs suivants : la compétence, les responsabilités exercées, l’expérience, l’ancienneté et l’intégrité. Dans le même sillage, il avait été proposé l’appel à candidatures suivi d’une évaluation objective sur la base des critères ci-dessus définis. ‘’Ce système de transparence devrait être appliqué pour la nomination de tous les magistrats, y compris ceux qui doivent être proposés par le ministre de la justice’’, lit-on dans le rapport.
Par ailleurs, les participants étaient également largement revenus sur le statut du parquet. A ce propos, le Comité avait préconisé l’interdiction des injonctions individuelles au parquet, l’avis conforme du CSM pour la nomination des magistrats qui ne sont pas chefs de parquets. Il en fut de même pour la carte judiciaire qui avait fait l’objet de recommandations très audacieuses qui avaient pour une finalité de grands chamboulements dans le secteur de la Justice.
Il faut rappeler qu’avant même la tenue de ces concertations, l’Union des magistrats sénégalais avait mené des réflexions au mois de décembre 2017. Lesquelles avaient abouti pour l’essentiel aux mêmes conclusions.
ASSISE DE LA JUSTICE
Khalifa et Taxawu encore zappés de la liste des invités ?
Mais qu’est-ce qui donc se passe entre les tenants du régime et Khalifa Ababacar Sall ? C’est la deuxième fois, depuis qu’ils sont aux affaires, que les services de la Présidence ignorent royalement l’ancien maire de Dakar et son mouvement dans un grand événement républicain. La première fois, c’était lors de la cérémonie d’investiture du président de la République Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Cette fois, c’est à l’occasion de la Journée du dialogue national qui sera lancée demain au Centre international Abdou Diamniadio.
Pourtant, sur la longue liste des invités que nous avons pu parcourir (263), figurent d’illustres inconnus. Certains d’entre eux sont conviés en tant qu’anciens détenus proches de l’actuel parti au pouvoir. Khalifa, également ancien détenu, ne figure pas dans cette catégorie.
Au titre des organisations, ont été invitées notamment l’Alliance pour la République, le Parti de l’Unité et du Rassemblement (PUR), le Parti démocratique sénégalais (PDS), le Parti socialiste, le Parti de l’indépendance et du travail (PIT)… En dehors du Parti démocratique sénégalais, aucune de ces formations n’est plus représentative que Taxawu, si l’on en juge le nombre d’élus. En ce qui concerne les anciens candidats, on a noté les présences d’Amadou Ba, Thierno Alassane Sall, Papa Djibril Fall, entre autres. Suffisant pour pousser les uns et les autres à s’interroger sur les raisons de l’absence de Taxawu ou de ses représentants de la liste.
Le chargé des affaires politiques de Gueum sa Bopp parle de ‘’grosse farce’’
Lors de la cérémonie d’investiture, alors que les supputations allaient bon train, la cellule de communication de Khalifa Ababacar Sall était montée au créneau pour apporter des clarifications. ‘’C'est le jour de l'investiture, le mardi 02 avril, que le président Khalifa Ababacar Sall a été informé, par message WhatsApp, de la disponibilité de son carton d'invitation auprès de l'assistante de Monsieur Moustapha Guirassy’’, se défendait le staff de communication de l’ancien maire de Dakar, face aux interrogations qui fusaient de toutes parts.
À l’époque, la Présidence avait évoqué des problèmes de logistique pour justifier ce manquement.
Outre le camp de Khalifa Sall qui, pour le moment, s’est refusé à tout commentaire, celui de Bougane Guéye Dani, également absent de la liste partagée sur le net, n’a pas tardé de ruer dans les brancards. Dans une tribune intitulée ‘’Assise d’une justice couchée’’, le délégué national intérimaire du Mouvement Gueum sa Bopp dénonce ‘’une grosse farce’’. ‘’On balafre notre justice’’, peste le préposé à la vie politique de Gueum sa Bopp. Dans son tableau si sombre, il mentionne l’invitation de ‘’criminels’’, de ‘’diffamateurs’’, de ‘’calomniateurs’’, des ‘’insulteurs’’, tous appelés à la table pour indiquer à la Justice du Sénégal le chemin à suivre.
Il faut noter que l’absence de l’ancien, maire de Dakar et du leader de Gueum sa Bopp est loin d’être la seule bizarrerie de la liste. Certaines voix se sont en effet interrogées sur l’invitation de quelqu’un comme Clédor Sène qui a été jugé et condamné pour le meurtre d’un haut magistrat.
Les recalés peuvent toujours espérer de passer au second tour Les critiques et autres griefs n’ont pas laissé indifférent le ministère de la Justice qui est monté au créneau pour apporter des clarifications. À en croire les services d’Ousmane Diagne, la liste en circulation et qui a suscité le tollé n’émane pas de ses services. ‘’Depuis hier (avant-hier), indiquent les services du ministère de la Justice, nous assistons à la publication et au partage d’une liste de participants invités au dialogue national sur la justice. Nous tenons à informer l’opinion que cette liste n’émane pas des services du Ministère de la Justice.’’ Ils précisent : ‘’Cette liste était juste une base de travail et celle définitive, sera disponible sous peu. Le Ministère de la Justice présente toutes ses excuses pour les désagréments causés’’. À 24 heures de l’ouverture des assises, on peut s’attendre à ce que les services du ministère de la Justice prennent les dispositions nécessaires pour corriger ces impairs. |
MOR AMAR