Le carnage financier
À moins que des mesures draconiennes ne soient prises d’urgence, ils sont nombreux les pays en développement qui risquent d’être insolvables, dans les deux ans à venir, à cause d’une dette devenue insoutenable.
Il s’appelle Brahima Coulibaly. Il est vice-président chez Brookings et a travaillé avec les plus grandes banques aux États-Unis, notamment la Réserve fédérale où il a été économiste en chef et responsable du Groupe des marchés émergents et des économies en développement. Venu au Sénégal dans le cadre de la Conférence économique internationale organisée par l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, il a livré un diagnostic peu rassurant sur la situation de la dette des pays en développement, en particulier des pays africains.
Pour lui, il est urgent de rebâtir l’architecture de la finance internationale très défavorable aux pays en développement. Les exemples sont tout simplement renversants. ‘’Les risques liés aux taux d’intérêt pratiqués aux pays en développement, souligne M. Coulibaly, sont énormes. À chaque choc, il y a une augmentation considérable des taux d’intérêt. Par exemple, lors de la Covid, les pays africains empruntaient autour de 14, voire 15 % pour une obligation sur 10 ans. Dans les pays avancés, c’était autour de 1 %, parfois même moins de 1 %. Il en est de même avec la crise ukrainienne et probablement prochainement avec la crise bancaire aux USA’’. Pour illustrer l’impact effarant de ces chiffres, l’économiste précise : ‘’En termes d’impacts, imaginez qu’un pays africain emprunte un milliard de dollars sur 30 ans, il va se retrouver à payer 5 milliards pour la dette. Si on le compare à un pays comme la Grèce, elle va payer autour de 1,3 milliard pour le même montant. Vous voyez comme ça pénalise les pays africains !’’
Parmi les facteurs explicatifs de ce renchérissement du cout de la dette, il y a, selon le vice-président de Brookings, le fait d’emprunter dans une devise étrangère ; ensuite les fonds d’investissement qui ne sont pas africains ont une perception du risque qui ne reflète pas la réalité quand il s’agit des pays africains. ‘’De ce fait, souligne-t-il, dès qu’il y a des turbulences, ils se retournent sur eux et augmentent les taux d’intérêt. Il faut donc trouver des mécanismes d’amortissement de ces chocs sur les pays en développement’’.
Toutefois, malgré le niveau d’endettement très élevé, Brahima Coulibaly ne semble pas trop emballé par les propositions d’annulation de la dette. À la place, il propose : ‘’Au lieu d’une annulation de la dette, moi j’ai préconisé une solution qui vient du marché. C’est-à-dire que la Banque mondiale puisse garantir les bonds, ce qui va faire que les taux d’intérêt vont chuter et permettre aux pays africains d’emprunter à des taux plus bas et de payer les autres bonds sans avoir à payer plus d’intérêts. Vont-ils emprunter cette voie ? Il faut une volonté politique qui fait actuellement défaut, car tout est concentré sur la crise ukrainienne. Ce qui fait qu’il est difficile d’avoir l’attention des gens sur ces questions’’.
À propos des eurobonds, il estime que ce n’est pas mauvais en soi, mais il faut un recours plus maitrisé à ces mécanismes de financement, qui sont de court terme et trop fluctuants. ‘’C’est vrai que les États les préfèrent parfois parce qu’il y a moins de conditions par rapport aux mécanismes de financement de la Banque mondiale par exemple. Mais mal contrôlé, cela peut engendrer des risques énormes’’.
Il insiste : ‘’Les eurobonds en eux-mêmes ne sont pas mauvais, mais il ne faut pas en abuser. Parce que, du fait de leur durée, ils ne sont pas adaptés à tous les projets de développement. Aussi, les taux d’intérêt sont excessifs et on est trop dépendant des marchés financiers. À la moindre turbulence, on peut se retrouver dans des difficultés.’’
Par ailleurs, le VP de Brookings milite pour des investissements directs, mais surtout pour une augmentation de l’épargne interne et plus de mobilisation des ressources internes. ‘’Il est devenu très important, préconise le spécialiste, de se concentrer sur la mobilisation des ressources internes, notamment la lutte contre les flux financiers illicites, renforcer la gouvernance autour des ressources naturelles, renforcer la collecte au niveau de la fiscalité…’’.
En ce qui concerne le financement de l’économie par l’endettement, il invite à s’inspirer de modèles comme le Kenya. ‘’Ils ont un instrument qui permet au gouvernement d’émettre des obligations à petite échelle et en volume. À partir de votre téléphone, vous pouvez participer à cette levée de fonds. Même les paysans qui mettaient peut-être l’argent sous leur matelas peuvent désormais souscrire et en retour, ils peuvent gagner jusqu’à 10 % et ça permet à l’État de mobiliser les fonds’’.
MOR AMAR