Ce qu’en pensent des acteurs du secteur

Dans son message à la nation du 3 avril, le président de la République Bassirou Diomaye Faye a annoncé que plus de 150 milliards F CFA d’arriérés dus aux opérateurs agréés pour les semences et matériels agricoles ont été décaissés. Et qu'il entend initier, au cours de l'année 2025, un programme de création de coopératives agricoles communautaires pour relancer l'agriculture. Des opérateurs économiques et membres de coopératives agricoles émettent des réserves sur ces affirmations.
‘’D’importants efforts ont été consentis pour appuyer, pour une période de quatre années, les arriérés dus aux opérateurs agréés pour les semences et matériels agricoles, pour plus de 80 milliards F CFA. Sur un montant de 113 milliards constatés à la fin 2024, une somme de 70 milliards F CFA a été décaissée à la fin du mois de mars 2025’’. Une affirmation du président de la République Bassirou Diomaye Faye lors de son message à la Nation du 3 avril.
Le chef de l’État a également annoncé la mise en place de coopératives agricoles communautaires, prochainement, pour renforcer les capacités de production des agriculteurs et des éleveurs, notamment des jeunes et des femmes et, à favoriser leur accès au marché.
Des opérateurs économiques et des présidents de coopérative émettent des objections et des réserves quant à ces déclarations. Opérateur économique à Mbirkilane (région de Kaffrine) dont il maire de Jaamal, Mor Ka, interpellé sur les affirmations du Diomaye Faye, reste sceptique.
Pour lui, ces statistiques données sur les dettes dues aux opérateurs sont fausses. Le président de la coopérative And Soukali Mbaymi explique que sur la dette qui lui est due, de 2022 à 2023 il n'a reçu que ‘’45 % du montant total perçu en 2024’’ et qu’il n'est pas le seul à être dans cette situation. Sur la dette de 2023 à 2024, il dit ‘’n'avoir touché aucun centime et les opérateurs économiques sont tous dans la même situation".
Sans financements, les coopératives ne vont pas prospérer
Concernant les coopératives agricoles communautaires, le maire de Jaamal est d’avis que l’approche n’est pas bonne et que cette initiative est vouée à l'échec. Et pour cause ! "Un régime n'a pas vocation à lancer des coopératives, mais plutôt à les appuyer après leur création par les acteurs du monde paysan qui maîtrisent les tenants et les aboutissants de ces structures agricoles". Si l’on se fie au président d’And Soukali Mbaymi, il y a énormément de coopératives sur le terrain, rien que dans le Saloum, mais seule une infime partie est opérationnelle au regard des défis financiers à surmonter.
Il soutient que la méthode appropriée serait de relancer ces coopératives en les dotant de fonds à travers des garanties au niveau des structures bancaires, sinon toute cette politique va s’écrouler comme un château de cartes.
Dans ses explications, l’opérateur économique précise que sans cet appui financier, les choses vont rester en l’état et que rien ne va changer. Et même si d’autres coopératives voient le jour, sans financements, cela ne mènera nulle part.
La situation financière est si tendue que Mor Ka dit avoir été sollicité par pas mal de coopératives qui peinent à lever des fonds au niveau des banques pour acheter des intrants à distribuer à leurs membres. Car les banques ne leur font plus confiance à cause des dettes dues. Une situation due au fait que ces membres ne parviennent pas à obtenir de bonnes récoltes pour mener leurs activités et payer leurs dettes. C’est le cas de la coopérative Mbay Bayaat de Mbirkilane qui bénéficie chaque année d’une valeur de quatre millions F CFA d’engrais grâce, selon lui, à sa coopérative. Une autre coopérative basée à Mbeuleup a contracté auprès de la coopérative qu’il dirige 2,5 millions F CFA cette année.
Des exemples qu'il donne pour mettre à nue le niveau de morosité financière des coopératives agricoles.
Le danger de l’initiative gouvernementale est, selon notre interlocuteur, la création d'autres coopératives gérées par de non initiés et qui s'y lancent pour capter des fonds et puis rien. Il insiste donc sur la nécessité de faire avec l’existant plutôt que de créer d’autres coopératives qui ne seront que des coquilles vides en ce sens que "sur le millier de coopératives qui existe dans le Sine-Saloum, seules quatre survivent difficilement".
Il ajoute, pour démontrer que les gouvernants font fausse route et ne semblent pas maîtriser leur domaine que les autorités ont lancé un ‘’programme de construction de magasins de stockage de semences et autres intrants agricoles qui coûtent chacun plus de 100 millions F CFA pour une capacité de 1 500 t, avec une subvention de 48 millions F CFA, soit un coût de 52 millions F CFA". Il estime que ce programme n’a pas de sens, car aucun paysan ne peut dégager une telle somme d'argent pour un magasin.
C’est dire, selon lui, que les autorités manquent de vision agricole, surtout avec l’avènement du nouveau ministre de l’Agriculture Mabouba Diagne qui ne connaît rien en agriculture. "Le ministre n’accorde jamais d’audience aux acteurs agricoles. Il passe son temps à faire des tournées lors desquelles il est le seul à prendre la parole sans écouter ou recueillir l’avis des paysans. C’est pourquoi il ne sait rien de la réalité du terrain".
Une formation des acteurs s’impose au préalable
Quant à Ali Diaw, qui est le président du Réseau des coopératives de producteurs de semences certifiées du Sénégal, le président de la République a mis la charrue avant les bœufs en initiant des coopératives communautaires. En effet, il pense qu’il faut d’abord former les acteurs destinés à la gestion des structures qui nécessite un savoir pointu au regard de la complexité du secteur. Ce qui n’est pas fait. Monsieur Diaw dit avoir difficilement réussi à tenir face aux difficultés liées à la gestion des coopératives et à leur financement, car ‘’depuis des années, aucune aide financière n'est venue des autorités’’.
Il souligne que l’implication des jeunes dans les coopératives est quasi impossible, même si le président Faye en a fait l’annonce. La cause étant que "les jeunes n’aiment pas l’agriculture, encore qu'ils ne la connaissent pas. C’est pourquoi, au moment des travaux champêtres, il n’y a que des personnes âgées qui s’activent". Donc, miser sur cette jeunesse pour faire prospérer les coopératives agricoles est tout sauf une bonne idée.
Il faut également faire un état des lieux de l’existant, en renforçant les coopératives déjà créées, sinon on risque de connaître la même débâcle que sous le régime socialiste.
En effet sous Abdou Diouf, dit-il, des GIE ont été créés dont le financement a atteint 33 milliards F CFA. Cependant, ce programme a fait long feu. Une grosse perte, selon M. Diaw, qui rappelle que l’État du Sénégal avait, à l'époque, subventionné des GIE au niveau des zones rurales alors que les bénéficiaires n'avaient aucune connaissance dans ce domaine. C’est pourquoi, au vu de son expérience, il suggère aux autorités de former les membres des coopératives sans quoi, quels que soient les fonds injectés, l'échec sera inévitable.
Pour convaincre de ses assertions, il soutient que sous Abdoulaye Wade le syndicat Jappando a été mis sur pied dans les communautés rurales, dans le but d’organiser et de financer les acteurs agricoles. Cela n’a pas donné les résultats escomptés. Une politique qui s'ajoutait à la Grande offensive pour la nourriture et l'abondance (Goana) en 2008, dont les conséquences désastreuses sont connues de tous.
Des échecs occasionnés, selon Ali Diaw, par un manque de formation des cibles qui sont les acteurs du monde agricole. ‘’Ces deux politiques n'ont aucun effet sur l'agriculture", a-t-il rappelé.
Cet éclairage sert, d'après lui, à prévenir le régime sur le revers programmé du programme de création de coopératives communautaires.
Des coopératives agricoles vouées à l'échec
La mise en place de ces structures ne servira à rien, sauf si les préalables sont assurés, d'après les analyses de M. Diaw qui invite les autorités à créer les conditions d’une réussite agricole. "Il y a 557 communes au Sénégal, d’après un rapport de l’ANSD. Soixante-quinze pour cent des populations qui s'activent sur les terres vivent de celles-ci. Donc, on ne peut concevoir que sur un budget de 6 000 milliards F CFA que l’agriculture ne bénéficie que de 120 milliards F CFA. C’est un paradoxe pour un pays qui veut relancer son agriculture. Il faut au moins un budget de 1 000 milliards F CFA chaque année, car l’agriculture nécessite des infrastructures, des industries de transformation, des chambres froides, des bras qualifiés, un système d’exportation, etc. C’est ce qui la fera décoller, sinon imaginez que des milliers des personnes se lancent dans des coopératives qui excellent dans la culture maraîchère par exemple. Comment vendre toute cette production ? Comment les conserver ?", a-t-il insisté.
1 000 milliards F CFA par an pour sauver l’agriculture
Sadibou Ka est le président de la Société de coopérative de Maodo Peulh basée à Koungheul. Il partage le même avis que Mor Ka et Ali Diaw. De son avis, "des coopératives, il y en a des centaines, mais faute d’appui financier, elles peinent à prospérer depuis plusieurs décennies". Monsieur Ka, dont le siège de la coopérative se trouve dans la commune de Ribot-Escale, prédit la mort programmée du programme de coopératives agricoles communautaires.
Alioune Bandara Diallo Kane