Publié le 21 May 2025 - 17:16
Enseigner l’esprit critique en classe de Philosophie

Pourquoi et Comment ?

 

« En se montrant accueillant aux questions comme aux réponses souvent naïves ou gauches d’esprits novices, en s’efforçant d’en tirer le meilleur parti, en évitant surtout d’écarter ou de décourager par l’indifférence ou surtout par l’ironie une tentative modeste de réflexion personnelle, le professeur, en même temps qu’il donne une marque appréciée de bonté, met de la vie dans sa classe: il fait communiquer les esprits, il développe à la fois l’esprit critique, la personnalité et le sens social des élèves, il fait œuvre d’éducateur » Louis- Roi Boniface Attolodé

 

L’enseignement de la philosophie, comme celui des autres disciplines, s’inscrit dans un programme de formation et d’éducation des jeunes. Un des défis majeurs de notre système éducatif, suite au diagnostic du secteur, est rappelé, d’ailleurs, dans le Programme d’Amélioration de la Qualité, de l’Equité et de la Transparence (PAQUET), où on peut lire : L’ambition est de faire en sorte que l’école, un lieu de socialisation, de citoyenneté et d’excellence, développe des contenus éducatifs fondamentaux propices à l’exercice effectif de la citoyenneté (PAQUET, 2013).

L’éducation à la citoyenneté occupe une place importante dans les programmes éducatifs des pays en voie de développement, surtout qu’on vit dans un pays où, la citoyenneté est mise à mal à bien des égards.

Elle est mise à mal :

  • Quand l’honneur et la dignité de personnes innocentes sont mis à rude épreuve par la désinformation érigée en instrument de manipulation des consciences et de discorde sociale  
  • Quand l’espace public est occupé sans titre ni droit, au risque de poser de graves problèmes d’encombrement, d’insalubrité et de sécurité publique  
  • Quand, partout dans le pays, notre cadre de vie est agressé sans cesse par des hommes d’affaires et entrepreneurs, qui ne se soucient que de gagner de l’argent sans aucun respect de la loi et des textes règlementant leur activité
  • Quand la mort sur nos routes s’est « fast-trackée » ces dernières années du fait de comportements individuels irresponsables
  • Quand, enfin, le bien commun n’est pas respecté et que les symboles de l’État, de la Nation et de la République sont ignorés

Face à cette situation, on ne saurait croiser les bras : la fatalité, c'est l'excuse des âmes sans volonté ; il y a toujours quelque chose à faire. Pour un nouveau départ, il faut que la conscience citoyenne s’élève en discipline nationale qui conforte le vivre ensemble et accélère le processus de développement. D’où l’éducation à la citoyenneté.  

Du rôle de l’école

Ainsi, compte tenu des défis majeurs ou des ambitions qui nous interpellent, l’école ne peut plus se permettre d’ignorer la formation des citoyens. C’est une exigence même pour elle de former des citoyens, afin de mettre à la disposition de la société des hommes responsables suffisamment éclairés pour assurer le développement du pays. L’école doit cesser de se considérer comme un lieu de transmission de connaissances générales et techniques pour demeurer un lieu où Savoirs et pratiques s’entrecroisent pour former des citoyens informés et actifs, conscients et responsables, critiques et mesurés, tolérants et ouverts. Exercer sa citoyenneté suppose, alors, de la vigilance et du discernement, sans quoi nous risquons toujours le joug de nouvelles tyrannies. Et, aujourd’hui plus que par le passé, cet enjeu a pris une nouvelle ampleur avec les réseaux sociaux, où les fausses informations prolifèrent et séduisent. Nous devons alors outiller nos enfants, les encourager à être curieux c’est-à-dire à avoir envie de connaitre et développer l’ouverture d’esprit ; à prendre le temps de s’informer et comprendre avant de juger ; à évaluer l’information, en cherchant sa source et à comprendre qu’une connaissance est construite et comment elle l’est ; à différencier les faits et les interprétations qui les lient et les expliquent ; bref à être autonome, à penser par soi-même et se méfier de ses préjugés. L’étonnement devant l’ambiguïté du langage, le soupçon sur la cohérence des idées, le refus d’admettre aveuglement des affirmations formulées en toute ignorance sont les sources fondamentales de l’esprit critique.

 L’esprit critique du verbe « Krino » : passer au crible, renvoie à une posture interrogative,foncièrement émancipatrice. Cette disposition est une exigence dans une démocratie.

Le développement de l’esprit critique doit être, ainsi, au centre de la mission assignée aux systèmes éducatifs. Ce qui suppose de la part des acteurs de l’école, surtout des enseignants, une meilleure compréhension de leurs missions, des nouveaux défis à relever.

Tout cela suppose de la part de l’enseignant une claire compréhension de ses missions, plus de responsabilités à endosser, plus d’investissements dans les projets et reformes. John Dewey, philosophe et pédagogue américain, un des penseurs de l’école nouvelle, rappelait que de telles responsabilités ne laissent pas de place aux tâtonnements ou à des errements. On ne doit jamais agir par hasard : Enseigner est un art, ce n’est donc pas faire n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe quel moment, sur n’importe qui ; c’est agir avec conscience et connaissance.

Il faut, en effet,  des enseignants scrupuleux, patients, conscients du sens éthique de leur noble mission, qui ont compris, pour citer un grand pédagogue américain James Banner, que  l’acte d’enseigner repose en effet sur un contrat moral au terme duquel les parents, la collectivité, et surtout les élèves eux - mêmes, confient aux enseignants le soin de gérer et de faire fructifier leurs talents, de développer leurs ressources intellectuelles et leurs connaissances pour le plus grand bien de chacun d’entre eux .

Enseigner l’esprit critique en classe : ce qu’on pourrait attendre du professeur de philosophie

On n’a pas besoin d’ériger l’éducation à la citoyenneté en discipline supplémentaire à enseigner. Professeur de philosophie depuis 2002, il m’arrive toujours, en début d’année scolaire, de rappeler à mes élèves que la philosophie ne saurait être une simple matière d’examen : il n’est pas question de préparer simplement les élèves dans l’immédiat à l’épreuve de philosophie au baccalauréat. En philosophie, par exemple, foisonnent un ensemble de notions, Etat, Liberté, Langage, Individu et Société, lesquelles éclairent les élèves sur les exigences et contraintes de la vie sociale. Ce qui peut les disposer à construire leur citoyenneté, à évaluer ce qui existe à l’aune de l’intérêt général et à inventer des pratiques participatives. Même l’Education physique et sportive permet d’installer des compétences et participe à l’apprentissage des pratiques citoyennes. L’esprit grégaire nécessaire aux jeux collectifs, la solidarité dans le jeu et le respect de l’adversaire dans un esprit de fair-Play sont des remparts contre le chauvinisme des supporters, la violence dans nos stades…

La responsabilité de l’enseignant, premier intrant de qualité, est déterminante dans l’acquisition des connaissances et compétences surtout sociales ou émotionnelles au moment où la bienveillance est devenue un nouveau dogme éducatif.

L’enseignement de la philosophie vise à développer surtout des habiletés de pensées et des qualités humaines. Il s’agit alors, grâce à nos pratiques de classe, de former des sujets libres et autonomes capables d’exercer leur esprit critique, de déployer une pensée rationnelle et de pouvoir lutter contre les deux dérives intellectuelles de la post-modernité à savoir le relativisme des opinions et le dogmatisme des croyances. C’est à cela, d’ailleurs, que nous invite le programme de philosophie, du moins celui transitoire. Dans ce programme, qui date de 2006, mais toujours en vigueur, on rappelle que l’enseignement de la philosophie doit contribuer à donner un sens à l’école, surtout qu’elle se veut une réflexion critique, une recherche, une tentative de saisie totale par la pensée de toutes les formes d’activités et leur signification pour l’amélioration de la condition humaine.

 On y note également un certain nombre de recommandations destinées aux enseignants lorsqu’on insiste, par exemple, sur la nécessité  “d’encourager les élèves à faire des productions de groupes ou  de procéder à des mises en scène sur des problèmes culturels, locaux ou internationaux, relatifs aux valeurs et aux normes ; d’intégrer des intervenants extérieurs spécialisés ; de mettre à la disposition des élèves un recueil de textes informatifs, relatifs à des auteurs concernés par les contenus indicatifs.”

 Apparemment, tout est organisé pour mettre de la vie dans la classe conformément aux exigences d’une pédagogie active centrée sur l’apprenant et qui rappelle à tout point de vue le nouveau rôle de l’enseignant, celui de guide, d’accompagnateur : c’est ce que rappelle Carl Rogers, dans un ouvrage au titre évocateur réédité régulièrement Liberté pour apprendre(1969), qui considère que l’enseignant ne doit pas être un « maître à  penser mais un facilitateur d’enseignement » ; qu’on peut partir de situations- problèmes ou du vécu des élèves pour installer des compétences entre autres : exercer l’esprit critique à l’égard des idées reçues et les pensées établies ; se décentrer de son point de vue et prendre du recul ; conduire une réflexion et surtout d’oser penser, “Sapere aude”, Aie le courage de te servir de ton propre entendement,pour reprendre Kant.

Qu’on me permette de dénoncer certaines pratiques de classe dignes d’une pédagogie traditionnelle, parce qu’on oublie que « l’enfant est un feu à allumer, pas un vase à remplir », pour reprendre les propos de Rabelais. En effet, beaucoup de mes collègues, sous la pression certainement des Progressions Harmonisées et des Évaluations à Épreuves Standardisées (PHARES) se soucient beaucoup plus de terminer un programme, en se contentant de dicter des contenus indicatifs, plutôt que d’installer, par exemple, des compétences du philosopher-Conceptualiser, Problématiser, Argumenter- dont parle Michel Tozzi dans son ouvrage Penser par soi-même : Initiation à la philosophie (1996). Pour le didacticien français, il faut d’abord une volonté et du courage, puis de la méthode, pour apprendre à poser correctement des questions, en saisir le sens profond, se donner intellectuellement les moyens de cheminer vers des réponses. C’est sur l’apprentissage méthodique de la pensée sur son rapport au monde, à autrui, à soi-même, qu’on doit insister dans nos pratiques de classe.

S’il est vrai comme le soulignait l’historien français Ernest Renan(1823-1892) que  les choses apprises disparaissent en grande partie , mais que   la marche que l’esprit a fait par elle reste », alors il importe grandement d’exercer l’esprit à marcher,á bien cheminer vers la résolution de problème et la présentation efficace de cette solution dans un texte structuré, rappelle Louis Brunet dans son ouvrage  Le texte argumentatif en philosophie, THEORIE ET PRATIQUE (Presses de l’Université de Laval, 2011).  Cet auteur canadien précise, d’ailleurs, dès les premières lignes de l’introduction de son texte, que « Rédiger un bon texte argumentatif en philosophie ne s’improvise pas. Cela exige de la méthode et de la rigueur » (op.cit., p10).

Soucieux de ce principe pédagogique, il m’arrive d’organiser des travaux dirigés : sur les huit(8) heures de cours hebdomadaire, je consacre les deux (2) à l’écriture philosophique. Cette initiation consiste, après un travail fait à la maison sur un sujet philosophique en rapport avec ce qui est déjà fait en cours, d’envoyer trois (3) ou quatre (4) élèves au tableau pour les voir rédiger leur introduction que j’examine et corrige avec eux. Je les prépare, ainsi, à   l’amorce du sujet,á la problématisation,á l’annonce du sujet, parties essentielles de l’introduction et, surtout, au travail préparatoire de la dissertation.

Par ailleurs, on peut, souvent en classe, proposer aux élèves des jeux de rôles, des scenarios fictionnels durant des ateliers de philosophie qu’on doit prendre le soin de préparer comme on prépare une séquence d’enseignement. Lors des discussions, les élèves adoptent des points de vue différents et parfois opposés, se glissent dans la peau de membres de partis politiques, d’association citoyennes et font ressortir des enjeux éthiques, politiques et sociaux. De telles situations permettent aux élèves de donner un sens à leurs activités, de ne pas s’ennuyer. L’enseignement de la philosophie, ai-je l’habitude de rappeler à mes collègues, perdrait le plus précieux de sa valeur, s’il était reçu avec indifférence et passivité comme une simple matière d’examen.

En habituant nos élèves à des discussions, ils vont comprendre progressivement que non seulement, il ne faut pas craindre de ne pas savoir, mais que l’incertitude est normale, elle est même nécessaire et salutaire : l’inscience de Socrate, rappelait Kant, était une ignorance digne d’éloges. Les ateliers de philosophie permettent non seulement de développer une posture interprétative sur les questions humaines fondamentales, mais offre aux apprenants des « oasis de pensées » et de décélération pour prendre le temps de rentrer en résonnance avec soi, avec les autres, avec les œuvres et avec le monde ; un monde caractérisé aujourd’hui par ce que le philosophe Hartmut Rosa appelle un « déficit de résonnance » dans son ouvrage Rendre le monde indisponible(2020). Pour celui qui est le parrain de la chaire Unesco « Pratique de la philosophie avec les enfants », notre époque est caractérisée par la pression constante d’un rythme effréné où l’intériorisation des valeurs de compétition, de performance et d’individualisme génèrent une angoisse, une culpabilité diffuse, un sentiment de perte de sens et même de prise sur la réalité.

Si on organise la classe sous la forme d’une « agora » et dans un face-à-face des visages, on va donner l’occasion aux élèves de formuler des questions, de réfléchir et discuter ou de formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leur opinion et à évaluer la validité rationnelle et éthique des différentes propositions. Ainsi, patiemment, ils vont développer une pensée qui se veut à la fois critique, vigilante et créative, mais surtout acquérir des habitus qui sont au cœur du fonctionnement démocratique. La vie démocratique, il faut encore le rappeler, ne se réduit pas au seul principe électoral ; elle ne repose pas sur une seule action qui n’a lieu que tous les cinq ans-le vote-, mais plutôt, comme le pense John Dewey, fondateur du pragmatisme, renvoie à un mode de vie, c’est-à -dire un ensemble d’habiletés et d’habitudes à se conduire, à se parler et à délibérer les uns avec les autres.

Cela suppose de la part des autorités éducatives qu’elles revoient les programmes car il y a trop à faire et qu’on pense dans les contenus indicatifs à une philosophie qui se veut émancipatrice, ancrée dans le réel, l’expérience et fondée sur le modèle de l’enquête, du problème et de la démarche scientifique. L’enjeu n’est pas seulement didactique, mais aussi démocratique, si on se soucie vraiment de former de futurs citoyens.

La formation de sujets libres, autonomes, capables de penser par eux-mêmes reste aujourd’hui plus que nécessaire, surtout avec l’intelligence artificielle (IA), qui peut mettre rapidement à notre disposition des sommes de connaissance, mais constitue aussi une menace pour nos relations (celle de penser pouvoir se passer de l’enseignant, de la richesse de la rencontre avec les autres…) et celle aussi d’être utilisée à des fins de manipulation. On doit alors cultiver chez nos enfants ce qui fait la spécificité de la pensée humaine. Selon Hannah Arendt, c’est être capable de déjouer les pièges par sa capacité à douter et décrypter ; des habiletés de pensée qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique.

Qu’on me permette de rappeler á tous, surtout aux enseignants et aux parents, pour terminer que ce ne sont pas les grands discours de morale qui transmettent ses valeurs á l'enfant, mais ce que sont et font les adultes.

 

Bira SALL Professeur de Philosophie Au Lycée Ababacar Sy de Tivaouane,

Chercheur en Éducation. sallbira@yahoo.fr

 

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