D'ici à là-bas, nos larmes couleront jusqu'à ta tombe
«Toi, ultime raison, que de larmes tu me tires en pareille heure», Ludwig Meider, Dans mon dos, l'océan des étoiles, Paris, Allia, 2011, p. 16.
«Bonjour. Notre collègue et ami Oumar NDAO est hélas décédé hier soir. Levée du corps à la morgue de l'hôpital principal à 16h.» (SMS de I. Wane, reçu le 14/01/2014).
«Oumar Ndao que je connais ! Le vrai Oumar Ndao ? » furent mon exclamation et ma question à Pape son grand frère qui m'adoptera, quand Oumar me le présenta, plus tard. Ma voix se glaça, mon langage se brouilla, mes larmes coulèrent. Raccrocher le téléphone fut le geste instinctif que mon tremblement intérieur produisit. Ina-lillahi wa ina-ileyhi raji-oun !
Voilà ma réaction de pauvre périssable qui ne s'habituera jamais à la disparition d'un être, et surtout s'il est si proche voire s'il est complice. Je n'irai pas, jusqu'à dire qu'une complicité intime nous liait, et que nous nous voyions chaque heure, jour, mais tous les jours que nous nous sommes rencontrés, c’est comme si l’éternité nous liait.
Parce que la complicité dont je parle, ici, a un autre sens plus profond. Elle relève d'une admiration et d'un respect mutuels indéfectibles dans nos humanités, différentes mais toujours complémentaires, sans lesquels la complicité agissante et profondément humaine n'aurait aucun sens.
J'ai connu Oumar Ndao en 1996. J'étais un petit rêveur perdu dans les limbes de l'observation curieuse, mais à but toujours participatif de mon environnement et des plus insolites d’entre eux. Un soir je lui dis : «Mais grand, tu sais, je ne sais pas ce qui m'arrive.
Je suis en train de suivre un malade mental (dof) qui dessine sur les murs de la route des hydrocarbures (Bel Air, j'étais à l'ex-ORSTOM) des grossièretés si "énormes" que j'ai une envie folle d'écrire son histoire.» Il esquissa son sourire éternel et rit de son rire si profond. Il me répondit d'un ton si joyeux que le novice, que j'étais, sentit qu'il était en face d'un homme intéressant. «Ah Ngaïdé, l’univers de la folie est une véritable passion pour moi...»
La nuit faillit ne pas céder sa place à l'aube, car nous étions là en train d'échanger sur «folie et urbanité». La conclusion est simple à la fin de la discussion, il faut «regarder ce qui ne nous regarde pas» et qui gère notre quotidien (la Marge !) pour mieux comprendre notre vie. La culture qu’il défendait en fait partie.
Une autre rencontre et toujours littéraire. Il relira mon premier roman, écrit en 2002. Sa rigueur et ses conseils avaient hissé le texte à une comestibilité à laquelle mon éditeur était acquis. Mais j’ai perdu toute trace de ce manuscrit auquel il tenait. Je lui promets, ici dans cet hommage, d’en écrire un autre qui lui sera dédicacé.
Pour mon roman (Mbourourou Mbarara) sorti il y a quelques semaines à Dakar, il me disait, lors d’un dîner, et nous ne savions pas que c’était notre dernière rencontre, en juin 2013 (Chez grand Jean Gaye, mes condoléances) : «Les gens ne se rendront compte du contenu de ton travail que d’ici, 20, 30 ou 50 ans». J’étais, tout naturellement, de son avis. Fin observateur !
Il fut l'initiateur-animateur de ce cycle de conférences, qui aura duré, dans le temps, démontrant que le goût de la culture et de la connaissance est toujours là. Il suffit de le réveiller, et à la librairie Clairafrique, sise dans l'espace universitaire, tous les sujets se débattaient et tous les âges se rencontraient grâce à l'engagement d'un homme.
Je ne pouvais rencontrer meilleur individu qui allait me parler, me démontrer qu'est-ce qu'un engagement participatif, enfin disons la recherche appliquée et prospectiviste dans tous les domaines qui organisent la vie en société. Homme de Théâtre dans le sens le profond du terme, celui qui est rendu dans la notion "Art dramatique", pour être dans le sillage du langage savant dont Oumar était aussi porteur, la finesse était son sacerdoce.
Oumar était un homme aux anecdotes croustillantes, mais toujours intelligentes. Il symbolisait aussi le courage, et son flegme naturel évasif vous trompe sur la notion qu'il avait de la Vraie vie. D'ailleurs souvenez-vous toujours de son visage, rond et paradant avec sa barbe poivre-sel, comme la face d'un gaïnde. C'est un vrai lion de la culture humaine. Il était une vie ! Une vie remplie ! Elle bouge, elle s'arrête, elle bivouaque et réfléchit.
Je lui disais un jour que je souhaitais prendre ne serait-ce qu'un âne pour traverser toute l'Afrique de l'Ouest. Il me raconta son voyage, par voiture, à travers ce paysage imaginaire que je rêve encore de traverser. Ah, quand il raconte, tu entends toujours un conte qui ramène au fonds des âges. Il était historien du présent-passé de notre culture. Il était celui qui souhaitait que les centres socio-culturels se ré-animent pour que le peuple s'occupe et réfléchit, sur ses propres trajectoires, en se cultivant.
Oumar savait même chanter et les mots, sur sa bouche, prennent d'autres tournures plus intelligentes. C'est pourquoi il arrive toujours à nous pousser à la réactivité face aux faits culturels les moins visibles, mais toujours les plus porteurs pour notre devenir. Il était archéologue de la culture qu'il traverse couche après couche.
Il dé-souche les mots, les vides et nous les offre comme le meilleur des mets. Il était gourmet et d'une élégance proverbiale. Toujours en sourire, les lunettes baissées comme pour mieux vous donner l'attention que vous méritez. Il peut rester dans son coin, mais toujours contemplatif du théâtre de la vie. Il savait en parlait, lui l'Homme-vie.
Oumar était un citadin, même le roi Mohamed VI du Maroc peut en témoigner. N'est-ce pas Oumar ?
Il est savant de la Parole, astucieux, malicieux et si intelligent. Comment pouvait-il en être autrement ?
Le lieu de sa cuvée a porté son fruit. N'eut été une éducation familiale rigoureuse, mais toujours joyeuse, Oumar n'aurait jamais choisi, par son talent incontestable de conteur, le métier de la culture. Il faut être profondément engagé pour penser, vivre et concevoir dans le domaine culturel, chez nous, jusqu'à vouloir réhabiliter le mythique cinéma El Mansour en le transformant en complexe culturel multidimensionnel voire multifonctionnel.
Aujourd'hui à 11h52, heure de Nantes, on me dit que tu as entamé le vrai voyage. Quelle tranquillité dans ce vrai drame ! Oui c'est un drame héréditaire, mais c'est un drame. On ne peut s’y habituer qu’en mourant. Tu n’as pas voulu laisser ta mère partir toute seule, elle, qui est morte seulement hier. Eh bien le destin en a voulu ainsi comme le signe d’une fidélité entre ta maman et toi. Reposez en paix tous les deux !
Monsieur le maire de la ville de Dakar, que je respecte pour ce qu'il souhaite faire depuis deux ans dans cette joyeuse ville, réhabilitons ce cinéma et appelons-le Complexe Culturel International Oumar Ndao de la ville de Dakar. Oumar aime Dakar, connaît les coins et recoins de cette ville, et je n'ai pas besoin de faire sa bibliographie pour le prouver.
Ce complexe pourra être doublé d'un centre de perfectionnement de nos artistes et de ceux du monde et d'un atelier d'écriture et de lecture. Voilà l'hommage qu'Oumar mérite, je crois. Il aime tout cela et il en est presque mort.
Il y a des moments terribles dans notre vie qui nous rappellent toujours notre mission sur terre. La disparition de ce monument de la culture nous adresse un message. Ce message nous dit que sa voracité pour la culture doit inciter chez nous un sursaut culturel ; d'autant plus que le monde change, de manière si vertigineuse, au point que les cultures, considérées comme les plus faibles, risquent de disparaître sous le poids d'une culture mondiale encore à l'état brut et surtout effrayante.
Ainsi donc, je réitère ma demande au premier citoyen de Dakar, Khalifa Sall, de faire tout son possible pour nous réhabiliter cette salle mythique et la transformer en Complexe Culturel International Oumar Ndao de la ville de Dakar.
Adieu mon grand. Comme disent, tes cousins Haalpulaar, "Yoo allahou bubbnu yiyeema". Amiin. L’animation paradisiaque, et la culture qui la porte, promise aux vertueux, conviendra à tes goûts.
Abdarahmane Ngaïdé, UCAD/IEA de Nantes
Nantes, le 14/01/2014