Publié le 29 Oct 2022 - 12:14
ITW AVEC SOUAD ADEN-OSMAN, DIRECTRICE EXÉCUTIVE DE LA COALITION POUR LE DIALOGUE EN AFRIQUE

‘’L’hypocrisie des pays développés est énorme’’

 

Directrice exécutive de la Coalition pour le dialogue en Afrique (Coda), en service au Secrétariat du panel de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, Souad Aden-Osman accuse les multinationales – artisans majeurs des flux financiers illicites - dénonce la duplicité des pays développés et de l’Europe en particulier, et appelle à plus de solidarité et de mutualisation à l’échelle africaine pour arrêter l’hémorragie.

 

Depuis quelques années, on parle des flux financiers illicites en provenance d’Afrique. Quelle est aujourd’hui l’ampleur de ce phénomène ?

Plusieurs études ont été réalisées à cet effet. Dans le rapport du panel de haut niveau publié en 2014 et qui concerne des données de 2000 à 2010, on parlait déjà de 50 milliards de dollars qui échappent au continent. Et c’était un chiffre très conservateur qui ne prenait pas en charge beaucoup de flux. Entretemps, la méthodologie a été améliorée. D’autres études ont eu lieu dont celle de la Cnuced, qui estime les flux entre 80 et 100 milliards de dollars chaque année. Très souvent, les multinationales utilisent de manière très agressive les lois en vigueur pour profiter des failles des systèmes, surtout dans pays pauvres.

Justement, quels sont les principaux canaux par lesquels passent ces flux financiers illicites ?

Contrairement à ce que certains peuvent penser, le premier canal porte sur les échanges commerciaux transnationaux. D’après nos recherches, plus de 65 % des flux passent par cette composante. Dans ce même registre, il y a lieu de souligner que le secteur extractif constitue le secteur le plus vulnérable. Plus de 80 % des flux qui passent par cette composante (les échanges commerciaux) concernent le domaine de l’industrie extractive. Ensuite, il y a la composante criminelle qui est de l’ordre de 30 % et enfin la composante corruption.

 Il faut relever que la corruption est certes une composante, mais elle facilite également les deux autres. C’est pourquoi la lutte contre la corruption est aussi essentielle dans le cadre de la lutte contre les flux financiers illicites.

Pouvez-vous revenir sur les impacts de ces flux financiers illicites pour les pays africains ?

Cela contribue à l’appauvrissement général de nos pays. Ce sont des ressources importantes qui auraient pu être utilisées dans le cadre du développement de nos pays, mais qui quittent le continent pour d’autres destinations, privant ainsi les États de moyens conséquents de se tirer de la pauvreté.

On ne peut pas, en effet, parler de développement sans les moyens. Or, dans le cas d’espèce, ces moyens qui devaient nous permettre de nous enrichir, on les perd au fur et à mesure au profit des nations les plus puissantes et les plus riches. Nous sommes dans un système où aucune valeur ajoutée ne reste en Afrique. Tout part à l’étranger. Même le minimum de taxes qui nous revient de droit, les multinationales font tout pour ne pas les payer par divers mécanismes.

Qu’est-ce qui fait que malgré les conclusions accablantes, notamment du rapport Mbeki, on a l’impression que le combat stagne ?

Nous essayons de nous battre avec les moyens dont nous disposons. Mais comme on dit : quand vous vous battez contre la corruption, la corruption va se battre contre vous. C’est un phénomène qui évolue, qui est dynamique et qui s’adapte aux contextes changeants. Ce qui fait que ce n’est pas du tout évident. Mais il y a beaucoup de choses qui se font à l’échelle régionale comme au plan national. Beaucoup d’instruments législatifs et/ou institutionnels sont mis en place pour lutter contre le phénomène. Au niveau des banques, il y a beaucoup plus de contrôle. Même à l’échelle internationale, ça bouge, même si c’est encore assez timide, il faut le reconnaitre. Par exemple, nous avons le cas Glencore qui est poursuivie pour des marchés gagnés notamment à l’aide de pots-de-vin dans des pays du Sud. Ce sont certes des cas isolés, mais ça montre que les choses bougent au moins du côté des États-Unis. Globalement, il faut saluer ces efforts qui ont été faits, parce qu’au moins, ils ont permis de démythifier cette question que d’aucuns ont voulu présenter comme technique et très complexe.

Vous semblez dire que le problème, ce n’est pas seulement les dirigeants corrompus, mais c’est également l’attitude des multinationales ?

Ah oui ! Quand on parle de corruption, il y a certes le corrompu, mais il y a aussi le corrupteur. Aussi, les produits de la corruption, on les trouve plus chez nos partenaires commerciaux que dans nos pays. Un douanier qui laisse passer des camions moyennant 10 000 dollars, il faut se demander combien d’argent il a fait perdre à nos États ? Qui sont les pays bénéficiaires de cette manne financière ? Oui, il faut parler des 10 000 dollars qu’il a perçus. Mais on ne peut pas non plus passer sous silence toutes ces ressources qu’il a laissé échapper par son comportement. De plus, ce qu’il a volé où il l’a planqué ? Comment le recouvrer ? Ce qui pose la problématique du recouvrement des biens mal acquis. Voilà où nous en sommes.

Aujourd’hui, que faites-vous concrètement pour mettre définitivement un terme à cette hémorragie ?

Nous faisons pas mal de propositions, introduisons des protocoles, demandons aux banques de surveiller les flux. Il y a également des conventions des Nations Unies qui sont mises à jour et qui donnent plus d’arguments aux avocats des pays en développement.

D’ailleurs, le constat est que les produits de la corruption vont de moins en moins vers l’Ouest. Ils vont plus à l’Est. Aujourd’hui, le pays numéro un pour cacher l’argent, c’est Singapour. Un pays qui est devenu le plus riche per capita et qui se trouve paradoxalement dans le groupe des plus pauvres par pur opportunisme. Qu’est-ce qu’ils font dans le groupe des 77 ? Cela pose véritablement problème. Nous pensons que la place de Singapour n’est pas dans le groupe des 77. Il faut y remédier.

Avez-vous le sentiment que les plus forts, en particulier les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) ont envie que la lutte porte ses fruits ? 

On constate surtout un double langage de la part de ces pays-là. Officiellement, ils sont avec nous à travers des programmes de l’UE, de l’OCDE, de Giz ; ils contribuent aux efforts de renforcement des capacités de nos pays dans le cadre de cette lutte. Mais d’un autre côté, quand il s’agit de gérer de manière concrète le cadre global qui régit ces questions, dans le cadre notamment de la collecte de taxes, ce sont les premiers à s’opposer, à enlever tout ce qui est favorable aux pays en développement. Il y a des collègues qui disent qu’on  n’est pas dans une logique de développement des pays, mais dans une logique de qui exploite et qui exploiter pour continuer de forcer des lois injustes. Nous sommes en train de négocier des textes pour que le cadre global soit assaini, pour rendre la lutte plus efficace, non seulement dans la prévention, mais aussi dans le recouvrement des avoirs. Après tout, ce sont des biens mal acquis. Ce qui se passe aux États-Unis avec l’affaire Glencore est à ce titre remarquable, parce qu’ils ont des capacités d’investigation très importantes. Glencore a reconnu la pratique corruptive et nous aurons bientôt des décisions dans cette affaire. Nous attendons avec beaucoup d’impatience le jugement, espérant que les résultats seront également partagés avec les pays africains, pour qu’ils puissent également réclamer ce qui leur est dû.

Sur le plan continental, quelles sont les mesures urgentes à mettre en œuvre pour diminuer le fléau ?

Il faut impérativement qu’entre Africains et entre les pays du Sud plus généralement, qu’il y ait plus de solidarité. Souvent, ces multinationales, ces lobbies utilisent ce manque de solidarité, cette concurrence malsaine entre nos États, pour opérer tous leurs forfaits. Il y a une concurrence malsaine entre les pays qui ne profitent qu’à ces entreprises et il faut le prendre en charge.

Au niveau sous-régional, on aurait pu faire beaucoup de choses. Malheureusement, chaque pays prêche pour sa chapelle et au finish, ils sont tous perdants.

Par rapport à la lutte, on a l’impression parfois que les Africains comptent plus sur les pays développés, les institutions internationales, pour faire bouger les choses. Les solutions ne devraient-elles pas être nationales, africaines ?

Effectivement ! La lutte, elle doit être d’abord africaine. Que les gouvernements s’approprient au niveau national les recommandations effectuées à l’échelle régionale et qu’ils ne les jettent pas aux oubliettes dès qu’ils quittent Addis-Abeba. Il y a malheureusement un décalage entre les textes, les engagements pris et la pratique de tous les jours sur le terrain. Malheureusement, le problème est que l’UA ne dispose pas de levier pour agir directement, à l’instar de certaines institutions comme l’UE, la CEDEAO qui sont des organisations supranationales, qui prennent des mesures qui s’imposent aux États. Ce n’est pas le cas de l’UA où c’est la Commission qui fait la promotion des décisions auprès des États. Lesquels n’ont aucune obligation. C’est une limite qui ne facilite pas les choses. Cela dit, il faut aussi savoir que les organisations internationales sont également des institutions  des pays. Il ne faut donc pas les dissocier des États. Chacun a son rôle à jouer dans le cadre de cette lutte.

Une chose est de se battre pour limiter les flux financiers, mais c’en est une autre de recouvrer les avoirs disparus. Qu’est-ce qui est fait à ce niveau ?

C’est la question qui illustre le plus à quel point l’hypocrisie de la coopération internationale est énorme. Par exemple, les banques qui reçoivent les produits de la corruption sont dans des pays qui ont des juridictions où tout est fait de manière nébuleuse. Par exemple, un fonctionnaire des Nations Unies qui veut ouvrir un compte en France, on lui pose tellement de questions qu’il est tenté de se décourager et de renoncer. Si je ne montre pas d’où vient l’argent, j’aurai du mal à le placer. Mais quand l’enjeu porte sur de très gros montants, on a l’impression que les règles ne s’appliquent pas. Celles-ci ne s’appliquent que quand il s’agit de rendre la manne aux États d’origine. Là, on nous oppose tellement d’obstacles. Ce double langage, ces textes à double vitesse font que les choses avancent difficilement. Comme je l’ai dit, quand vous luttez contre la corruption, la corruption lutte contre vous. Ce sont des pays qui se targuent d’être les champions de la transparence, alors que c’est là où on retrouve l’argent volé. C’est un véritable problème.

Quid de l’Organisation des Nations Unies ? Que fait-elle pour limiter les dégâts ?

Cette semaine est une semaine cruciale pour nous. Le groupe africain a, en effet, introduit une résolution pour gérer la question de la coopération internationale pour endiguer les FFI. Malheureusement, il y a toujours le même jeu, les mêmes obstacles, les mêmes réticences de l’UE, de l’OCDE qui s’arcboutent à des mesures qu’ils ont été les seules à déterminer. La crainte est de voir la résolution être vidée de tout son sens. Nous attendons de voir pour apprécier.

PROPOS RECUEILLIS PAR MOR AMAR

 

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