Karim Wade : la face d'un pouvoir injuste*
"Je ne souhaite pas voir un membre de ma famille dans l'Administration et il doit en être de même pour vous" (George Bush-père, donnant l'ordre de marche de son gouvernement en 1988)
Jamais, dans l'histoire des Etats modernes, le fils d'un chef d'Etat en exercice ne s'est vu attribuer des fonctions aussi larges que celles entre les mains de M. Karim Wade. Face à lui, même les enfants de Saddam Hussein, célèbres pour leur cruauté, auraient fait pâle figure. En cela, l'alternance politique intervenue au Sénégal en l'an 2000, en plus d'avoir transformé un rêve doux en long cauchemar pour le peuple de ce pays, restera dans les annales de l'histoire comme l'accoucheuse d'une injustice sans pareille. Qui est suffisamment grave pour justifier que les Sénégalais, de quelque bord qu'ils soient, se mobilisent afin de mettre fin à ce qui n'est plus qu'une forme guignolesque de mal-gouvernance. Résister n'est, dès lors, plus une option mais une obligation...
Je vois tout de suite les préposés à la défense de Wade-junior sortir du bois pour voler à son secours. L'agrégation de quatre postes ministériels clés entre ses mains, diront-ils, n'est que la sanction de son mérite personnel. Ces laudateurs habitués à le placer sur un piédestal ajouteront que ces nominations ne sont pas inédites au Sénégal. Non sans avoir quelque part raison. Parce que le fruit était dans le ver depuis que le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, avait fait appel à son neveu Adrien Senghor dans son gouvernement. Son successeur, Abdou Diouf, de son exil parisien, ne peut manquer, lui aussi, de reconsidérer les raisons l'ayant poussé à solliciter les services technocratiques, pourtant reconnus, de son frère Magued, dans sa propre équipe gouvernementale.
Mais comparaison, comme on le sait, n'est pas raison. Et les défenseurs de Wade-junior auront toutes les peines du monde à convaincre quelque personne lucide que les cas de figure se ressemblent. Le mauvais précédent institué par ses prédécesseurs ne peut justifier le népotisme extrême dont fait montre Abdoulaye Wade à l'égard de son fils. Parce que l'alternance signifiait faire autrement, en mieux. Or, dans le cas d'espèce, c'est la caricature, le pire, qui se produit. Au point que nous sommes désormais en plein dans une République banania proche de celles naguère instaurées par de lugubres personnages comme Bokassa et Idi Amin Dada.
Les actes posés en faveur de ce fiston tranchent nettement avec ce que l'on a connu et, du reste, dénoncé, dans les pratiques népotiques du passé dans ce pays. Surtout qu'à leur décharge, les deux premiers chefs de l'Etat sénégalais ont aussi prouvé leur capacité à respecter les normes étatiques, notamment à travers l'exemple d'un Abdou Diouf, que l'on peut certes combattre pour d'autres raisons, mais qui n'a pas, pour donner cet exemple, mêlé son fils, Pape Diouf, dans la marche des affaires publiques. Pourquoi diable un Abdoulaye Wade qui a placé son combat politique lorsqu'il était dans l'opposition au service de la promotion des valeurs démocratiques, s'est-il laissé entraîner dans la multiplication de provocations au risque d'exposer dangereusement son fils à la vindicte populaire ?
On se perdrait en conjectures à vouloir dénouer l'écheveau inexplicable que représente le cas Karim Wade dans le Sénégal d'aujourd'hui. A défaut de certitudes, mon sentiment profond face à l'injustice qu'il a fini d'incarner, c'est de penser que nous sommes confrontés à un phénomène relevant d'un déphasage sociologique complet. Nul n'a besoin d'être un spécialiste des cultures sénégalaises pour comprendre que, dans nos sociétés, le père a plutôt tendance à mettre ses enfants au labeur, à tout faire pour les transformer en hommes, durs à cuir, pas à les cajoler. Or, cette impuissance paternelle de la part d'un homme plutôt habitué à brimer les enfants d'autrui, et tout ce qui se trouve sous son empire politique, interpelle tous les sociologues, psychanalystes et autres spécialistes des sciences humaines.
Est-ce parce que le fils Wade a volé au secours du père quand, financièrement, il ne voyait plus la queue du diable qu'il se sent à ce point redevable ? Un tel argument ne tient pas dans la mesure où le même homme n'a pas hésité une seconde à trahir ceux qui l'ont aidé, y compris dans les moments les plus sombres de sa vie...tant qu'ils n'étaient que les rejetons des autres ! Pour tenter de comprendre les causes du syndrome dont il est question mieux vaudrait se résoudre à admettre que M. Karim Wade ne connaît pas ce pays. Sinon, il n'aurait pas continué à narguer un peuple traînant désormais ses poches vides, ses traits amortis et son angoisse existentielle en bandoulière. Les limites de la décence étant franchies, une étincelle suffirait à mettre le feu aux poudres.
Mais, si près de l'abysse, le fils de Abdoulaye Wade, qui semble ne pas avoir d'oncle, comme on dit dans la tradition wolof, se laisse bercer dans les douceurs d'une ascension vers les cimes - en route vers le sommet, avez-vous dit ? - avec les encouragements d'une camarilla de profitards sans foi ni loi lui faisant croire que le Sénégal cesserait d'exister sans lui, sans sa science, sans son brio. Ceux qui ont vécu plus longtemps que lui, au Sénégal, connaissent le parcours de nombre de ces conseillers et autres défenseurs du Prince. La plupart d'entre eux portent des vestes usées à force d'être retournées. Les plus intrépides (un ex-Sénateur) ont même osé prendre leur plume pour le présenter, dans ces mêmes colonnes, en messie. Ce qu'ils ne lui ont pas dit, c'est qu'au moment où l'assassinat de Me Sèye faisait rage dans le pays, il y a quelques années, l'un d'eux était en première ligne pour exiger que la peine de mort soit rétablie afin qu'elle soit appliquée à Me Wade qu'ils tenaient pour responsable de ce meurtre.
Qu'on soit bien clair : à titre personnel, je n'ai rien contre M. Wade-junior. Je me souviens même l'avoir vu me suivre un jour après une séance avec son père dans son bureau présidentiel où je n'avais pas hésité à lui cracher mes vérités sur la mal gouvernance naissante alors dans le pays. ‘Vous êtes le seul à lui dire la vérité’, m'avait-il soufflé. Avant de le confirmer devant un témoin, plus tard. Je n'avais pas bien perçu le renard, le faux type, qui se cachait derrière ces accents de... sincérité.
Comment pouvais-je imaginer autrement ce jeune homme effacé, donnant l'air d'être timide, que j'ai connu quand il trottinait encore dans le salon de ses parents au Point E dans les années 1980 ? La vérité, c'est qu'il a changé radicalement après avoir sans doute longtemps masqué son jeu. Le nouveau Karim n'est plus le même que celui du temps où son père savait, au volant de sa petite 205 beige, venir lui-même trouver, à Paris, ceux, comme moi, qu'ils considéraient comme des amis, mais qui n'étaient en réalité que des échelles dont il se servait pour arriver à ses fins...
Brutalement propulsé dans les arcanes du pouvoir d'Etat après avoir longtemps été tenu en marge dans les pays africains où ses attentes d'audience étaient longues, le Karim qui déploie sa boulimie peut, quelque part, relever d'une pathologie justiciable d'une analyse médicale. Ce n'est pas impossible qu'il soit victime, sans le savoir, des ravages du pouvoir d'Etat. A moins qu'il n'ait soudain pris conscience de la gravité des actes posés par le régime de son père, dont nul n'ignore qu'il n'échappera pas à une reddition sans états d'âme, ni appel, des comptes quand le soleil se lèvera sur la nuit noire qui s'est abattue sur le Sénégal. Paradoxe des paradoxes : je me surprends même parfois à avoir de la pitié pour ce pauvre garçon car, sans qu'il s'en rende compte, il est devenu l'otage des prédateurs qui n'ont pour souci que de se remplir les poches, quitte à se distinguer au palmarès des scandales en tous genres. Sait-il que demain, quand s'ouvrira le Nuremberg sénégalais, le procès de l'alternance, ces sangsues qui le dévorent, disparaîtront de sa vue. Seul, alors, il fera faire face aux juges, pendant que de vrais criminels, grands détourneurs de deniers publics, qui pensent avoir réussi leur opération de blanchiment politique, en quittant le navire, se baladent dans les mouvements citoyens, font dans la néo-opposition, ou se posent en... recours, après avoir profité de sa naïveté.
Désormais lancé dans une mortelle fuite en avant, Karim doit savoir qu'il n'est plus qu'un homme déjà dans la mire de la colère d'une très importante couche de la société sénégalaise, pour ne pas dire de la majorité des Sénégalais. Avec un père qui ne sait plus où donner de la tête, il semble être incapable, lui aussi, de prêter oreille aux voix véridiques qui existent partout dans ce pays où la dignité a encore un sens. N'ayant rien à tirer de lui, ces voix, dont le seul souci est de voir le pays aller de l'avant, lui auraient au moins conseillé de pousser son père à mettre une sourdine à son projet inacceptable de dévolution monarchique du pouvoir en sa faveur, ou à cesser de lui donner, comme dans une collection de trophées, tous ces titres ministériels, qui finissent par dégager l'image d'une farce de mauvais goût à ce qui était censée être une alternance politique majeure.
Hélas, dans le temps du partage des dépouilles, beaucoup parmi ceux qui devaient jouer le rôle de sentinelle de la bonne gouvernance sont allés à la soupe Wadienne. On en trouve partout, à commencer dans le club des dirigeants d'organes de presse invités pour faire les éloges du fils, de ceux qui trouvent normal que le 'propriétaire' du Sénégal se permette de leur donner des terrains publics, au sein des cadres de l'administration sommés de lire leurs textes selon la volonté du chef, dans les cercles de chefs religieux vénalisés, de celui des acteurs socio-culturels sans créativité et qui n'osent pas souligner l'inutilité à ce stade du festival des arts africains. Les patrons d'entreprise au service de sa majesté et les mouvements féminins soudoyés par la parité s'ajoutent aux compromissions qui ne se comptent plus à la grande joie d'un Abdoulaye Wade qui observe combien la plupart de ceux qui se prosternent maintenant à ses pieds, étaient pour la plupart ses ennemis d'hier.
Même si elle est devenue moins enthousiaste, une grande partie de la communauté internationale est aussi à ranger dans cette catégorie de complices, de collabos. Nul ne peut, en effet, comprendre que les institutions financières internationales, celles privées, bi-et-multilatérales continuent de trouver normale cette gestion familiale d'un Etat que l'on se plaisait naguère à célébrer comme un modèle démocratique. Non ingérence dans les affaires d'un Etat souverain, diront-elles !
Le fait que Karim Wade ait accepté de se faire attribuer, en plus de tous les titres qu'il détient, le ministère de l'Energie, est précisément le type de mesure capable de déclencher le feu. Mais non seulement qui trop embrasse mal étreint, il est évident que ce jeune homme que Wade veut nous imposer est encore trop tendre pour ce pays de Ndiadiane Ndiaye. Ses dents de lait se fracasseront sur le socle des réalités d'un peuple qui n'a plus d'option en dehors de cette ardente obligation qui lui incombe de sauver son destin en l'extirpant d'une patrimonialisation gâteuse.
Adama GAYE Journaliste et Consultant sénégalais.
* Ce texte a été publié le 6 octobre 2010 dans la presse sénégalaise.