“La course au 3e mandat traduit une énergie du désespoir’’
Elle fait bien moins que son âge. Elle est belle, gracieuse et a de l’allure. Avec son éternel foulard, Khadja Nin séduit et se meut aisément au milieu de ces jeunes d’Afrikki. La ‘’Dame aux pieds nus’’ était, en effet, l’hôte de la 2e édition de l’Université populaire de l’engagement citoyen (Upec) qui s’est tenue à Dakar en décembre dernier. Avec ‘’EnQuête’’ et Africulturelle (vous trouverez une vidéo de l’entretien sur www.africulturelle.com), elle est revenue sur le sens de son engagement, sa participation à Afrikki, l’actualité au Burundi, son pays.
Comment se passent les échanges de cette 2e édition de l'Université populaire de l'engagement citoyen ?
Je suis membre du mouvement Sindimuja (NDLR : Je ne suis pas esclave) qui est né de la contestation du 3e mandat du président Nkurunziza. J’ai le grand honneur de faire partie du comité d’Afrikki. La tenue de la 2e édition de l’Upec a été compliquée. Mais on a tenu à l’organiser même en hybride, surtout en cette période difficile. On a tellement de challenge, de défis qui nous appellent, surtout avec le Covid.
Mais on tenait justement, dans ce contexte de grandes difficultés, à nous retrouver et réfléchir ensemble. Dieu merci, avec la technologie, tous les mouvements sont en ligne. On a organisé un panel sur le défi de l’exil ; c’était émouvant. Nous avons écouté un membre du mouvement Filimbi qui est exilé en Belgique depuis un bon moment. Il y a un autre qui est gambien et dont l’exil est soldé par un divorce. Ce qui est extrêmement bouleversant. On se rend compte que plus on persécute les militants, plus on les rend forts. Ainsi, ce qui ne te tue pas te rend plus fort. La cause est juste. Ils veulent juste le respect des droits fondamentaux pour les peuples. Il y a l’Union africaine qui est celle des Etats et Afrikki est l’union des peuples. Je suis la doyenne et ce que cette jeunesse réclame est tellement juste. Prenez quelqu’un comme Mo Ibrahim ; il clashe ces présidents sur leur âge et personne ne l’arrête. Quand c’est un militant qui dit cela, on l’emprisonne et on l’accuse d’atteinte à la sécurité de l’Etat, d’attaque contre le chef de l’Etat, de choses qui n’ont aucun sens. Il faudrait que cet Etat soit vulnérable et faible pour avoir peur d’un jeune des quartiers, non armé, alors qu’eux envoient leurs soldats au Burundi, etc.
Pourquoi avez-vous intégré le mouvement Sindimuja ?
Je me suis décidée quand on a commencé à tirer à balles réelles sur des manifestants. Je ne pouvais pas me taire. J’étais au sommet de l’Union africaine et je leur ai dit : ‘’OK, on n’est pas d’accord, mais on ne peut pas tirer sur des gens.’’ La police n’est pas là pour soutenir des gouvernements, des hommes de pouvoir. Elle est là pour protéger les populations. C’est sa mission première, tout comme celle de l’armée, de la gendarmerie, etc.
A mon âge, je me dis que si j’étais président, décideur, les membres de ces mouvements seraient mes experts, mais pas ceux venus d’Europe ou d’Amérique qui ne savent même pas comment nous vivons. Il y a tout une jeunesse qui est sur le terrain, qui sensibilise sur le vote, l’utilité du Parlement et différentes autres questions, et aident ainsi les Africains dans leur choix. Cette démocratie, on ne l’explique pas aux Africains. C’est une espèce de copier-coller qui nous arrive de loin.
Finalement, les gens votent sur la base de quoi ? D’un programme, normalement. Mais quand on n’a pas compris le programme, on vote pour quelqu’un de ma région, celui qui m’a donné de l’argent ou un tee-shirt. Tout est pipé d’avance, en réalité, sans compter qu’en bout de course, on va quand même tricher sur les résultats. La responsabilité incombe à ceux qui sont en charge de l’instruction. Nos enfants ne sont pas instruits. Les professeurs peuvent être en grève pendant des mois, parce qu’ils ne sont pas payés. Ceux qui sont là aujourd’hui, n’y seront pas demain. Mais cette jeunesse y sera toujours. C’est une jeunesse instruite, informée, intelligente et qui a un amour démesuré pour cette Afrique, au point d’avoir décidé de sacrifier leur vie, et même leurs relations avec leurs familles.
Vous avez parlé tout à l'heure d'experts étrangers qui viennent en Afrique. Aujourd'hui, comment appréciez-vous le retrait du Burundi de l'agenda du Conseil de sécurité des Nations Unies ?
C’est une posture, une réponse désespérée d’un Etat pauvre qui opprime son peuple. Vous savez, au Burundi, depuis 2015, avec l’élection de Nkurunziza, il y a des milliers de personnes en prison. On vient de condamner un militant des Droits de l’homme qui n’a fait que défendre les autres toute sa vie. Il a été condamné à 32 ans de prison ferme, pour atteinte à la sécurité de l’Etat. On marche sur la tête. Et je me demande comment un pays minuscule comme le Burundi peut prendre cette posture ? Quand on refuse de donner sa voix, on prive au peuple qu’on représente de pouvoir témoigner dans la société des nations. C’est une faute. Pour moi, c’est juste ridicule.
Mais il y a des Burundais qui sont sortis dans les rues pour saluer la décision. Ils en sont tous contents, eux.
Que voulez-vous qu’ils disent ? Depuis 2015, toutes les radios libres, les télévisions indépendantes ont été brûlées ; les journalistes exilés. Plus de 200 mille personnes sont en exil dans les pays voisins et qui ne veulent même pas rentrer. On veut qu’ils rentrent, mais ils refusent, parce qu’ils n’ont plus confiance. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent, s’ils ne sont pas comme ces jeunes qui sont là aujourd’hui, qui sont tous passés par la case prison. Le côté positif des choses est que les mouvements progressent, prennent de l’ampleur, deviennent de petits cailloux dans les chaussures des dirigeants, des sentinelles.
Au Burkina Faso, ils ont fait tomber un dictateur. Cela progresse. Aucun droit n’a été octroyé. Ils ont tous été gagnés, arrachés. Avant nous, Lumumba est mort, Sankara est mort, Mandela est allé en prison. En 2019, on a assassiné un gamin de 22 ans à Beni. Ce n’est pas fini. La lutte, c’est ça et c’est pourquoi je suis là et non pas parce que je suis une militante de la rue. Je veux accompagner, comprendre et être là. Cette jeunesse est plus forte que nos dirigeants qui se retrouvent à l’Union africaine qui est financée par l’Union européenne quand même ! Quelle liberté peut avoir cet organisme, dans ce contexte, quand il s’agit de négocier le cuivre, l’or, les richesses d’Afrique ? Comment va-t-on dire à quelqu’un qui nous nourrit : ‘’Moi, je ne vais pas vous donner mon or.’’ C’est eux qui financent. Les Etats africains ne sont-ils pas assez riches pour se financer eux-mêmes ? Comment est-ce possible ? Comment on peut manquer autant d’honneur, de dignité ? Il n’y a pas assez d’argent en Afrique pour financer un organisme comme l’Union africaine ?
Les mouvements, eux, sont forts grâce à cette plateforme Afrikki. Le jour où leur temps viendra, parce qu’il viendra, car comme dit Mo Ibrahim, les autres vont vers la tombe et eux vont vers le futur. Le jour où ils se connaitront tous, du Nord au Sud, d’Est à l’Ouest, des hommes, des femmes de toutes les religions, ils auront le temps de se préparer, mais ils se connaitront. C’est un réseau. Cette Afrique dont tout le monde rêve et qui a été à chaque fois anéantie, parce qu’il y a des intérêts supérieurs et forts qui financent l’Union africaine. Le monde est riche de nous. Imaginez le jour où on exploitera nous-mêmes nos richesses dont le monde entier a besoin pour se développer… Ce jour-là, l’Afrique sera le premier continent du monde. J’y crois et je sais que ça viendra.
Cette Upec se tient dans un contexte politique particulier en Afrique de l'Ouest. En Guinée et en Côte d'Ivoire, leurs présidents ont imposé un 3e mandat à leur peuple. Comment appréciez-vous cela ?
C’est l’énergie du désespoir. Ils sont au bout de la ligne, de la course et ils le savent. Ils n’ont pas de parole. Ils disent qu’ils ne vont pas se présenter, mais le font quand même. Comment est-ce que leur parti accepte ça déjà ? Cela veut dire qu’autour de ce président, il n’y a que des incompétents incapables de conduire le pays. Quel mépris pour les membres de leur parti ! Même quand on considère qu’on a bien travaillé, le mandat est le mandat. C’est comme ça. Après deux mandats, on part. Quand on commence à ne plus avoir de règles, on travaille alors pour soi-même et non pour le peuple. Cela voudrait dire que pendant ses deux mandats, il n’a pas pensé à l’après-lui.
Est-ce les présidents qu'on devrait changer ou le système, vu qu'au Burundi, par exemple, il y a un nouveau président, après le décès de Nkurunziza ? Mais, apparemment, les choses n'ont pas vraiment changé ?
C’est peut-être même encore pire. Mais c’est une question de temps. C’est un long chemin. Comme disait Fred Bauma du mouvement Lucha RDC, c’est un long voyage qui commence. Les voyageurs sont jeunes et vigoureux. Ils sont armés pour faire ce voyage. Je trouve qu’Afrikki, qui est une plateforme à peine née, a pu accomplir de grandes choses déjà avec des moyens très limités. Je trouve ça extraordinaire. Il y a une dynamique qui est là et ces jeunes y croient, parce que c’est eux qui ont inventé cette plateforme. Il est sûr qu’au fur et à mesure qu’on cheminera ensemble, il faudra se remettre en question. Plus on grandit, plus il faut réfléchir autrement. On n’avait pas, par exemple, l’année dernière, beaucoup de mouvements de femmes. Cette année, on en a un peu plus venus du Soudan, d’Ethiopie, de Tunisie, etc. Ce qui est formidable.
Il y a eu un débat sur l’engagement des femmes que j’ai particulièrement apprécié, parce qu’elles ont punché et j’aime ça. Les femmes, quand elles ont un micro, elles parlent. Maintenant qu’elles sont là, il va y avoir un mouvement des femmes du comité Afrikki pour organiser une journée ou demi-journée au cours de la prochaine édition de l’Upec. C’est important. On dit qu’il y a beaucoup d’hommes militants, c’est vrai ; mais comment sont nés les mouvements ? Il y a trois copains d’abord, puis 4, 5, 6 et une femme. Une femme ne se balade pas la nuit au risque de se faire violer, par exemple, ou se faire renier par sa famille. Elle peut ne pas être tout le temps disponible, parce qu’elle est mère. Les femmes cumulent beaucoup de fonctions et de choses qui font qu’il n’est pas toujours facile pour elles d’intégrer les mouvements. Tout cela n’est pas simple, mais les femmes sont tellement extraordinaires qu’elles peuvent faire plusieurs tâches en même temps. Elles sont là. On a la chance d’avoir ces mouvements de femmes qui ont rejoint Afrikki. Elles seront là à la prochaine session de l’Upec pour re-imaginer le futur des femmes. A elles aussi, personne ne leur donnera rien. Tous les droits sont arrachés. Il y a des avancées. Quand on prend l’exemple des grandes institutions, par exemple, il y a beaucoup de femmes qui sont au sommet. Elles n’y sont pas pour faire le chiffre. Quand elles sont ministres, c’est pour faire la photo. Mais quand elles sont patronnes de grandes institutions comme les banques, c’est parce qu’elles sont compétentes.
Vous êtes une femme et vous vous êtes engagée très tôt. Comment est né votre engagement ?
Cela va vous surprendre, mais ça vient d’Angela Davis. J’étais petite et j’avais un cousin qui rentrait des USA et qui ne parlait que des droits civiques. C’est à cette période que j’ai appris à lever mon poing. Partout où on me voit, je le fais. C’est devenu un réflexe. J’ai accompagné des actrices noires, quand j’étais membre du jury au festival de Cannes. Elles avaient écrit un livre manifeste intitulé ‘’Noire n’est pas mon métier’’. Je trouvais leur lutte juste. Quand elles se présentent à un casting, elles peuvent être femme de ménage, infirmière, etc. Mais pas avocate ou patronne d’une banque. Cette image qu’on a des Noirs et qui a fini par entrer dans leur tête en général, il faut la gommer. On n’est pas plus idiot que les autres. On a des choses à dire et surtout, on a notre continent. On n’a pas besoin de s’exiler. Quand on voit ces gamins qui traversent la mer…
Il ne leur manque que le cadre. Quel est le désespoir derrière eux qui les poussent à traverser un océan en pirogue ? Il n’y a rien de prévu pour eux. Ils vous disent qu’ils n’ont rien à perdre, ils sont déjà morts. J’étais ambassadrice de l’Organisation internationale pour les migrations. La migration la plus importante est celle horizontale. On n’en parle pas beaucoup. On parle plus de ceux qui vont vers le Nord, la migration verticale. Mais il y a beaucoup plus de réfugiés, de déplacés et de migrations entre les pays d’Afrique. Malheureusement, ces migrants ne sont pas toujours bien accueillis. Ce qui se passe en Afrique du Sud est triste. On persécute des étrangers, alors que c’est un pays qui a connu l’apartheid. Ces Noirs d’Afrique du Sud ont espéré des choses qui ne sont pas venues. On doit sublimer l’image des Noirs. Je suis fière d’être noire et je le montre. Quand je monte les marches de Cannes, on ne peut se tromper sur mes origines. Même si on ne sait pas qui je suis, on se dit ‘’c’est une Africaine’’.
Y a-t-il un message ou symbole derrière ce foulard que vous portez tout le temps et à toute occasion ?
(Elle sourit) La question me surprend toujours. Dans n’importe quel pays africain où vous descendrez, vous verrez des femmes avec leur foulard. Je ne sais pas ce que le mien à de particulier mais, au moins, il fait parler. C’est un foulard comme les autres. Chaque femme a sa manière particulière de mettre le sien. Celui-ci, c’est le mien.
BIGUE BOB