La fin du franc CFA ? Bon débarras !
Le mercredi 20 mai 2020, le gouvernement français a adopté un projet de loi visant à mettre fin au franc CFA, conformément à l’accord passé entre Macron et Ouattara en décembre 2019.
Le franc CFA est bien la monnaie de la France !
Certains se sont étonnés que ce soit la France qui annonce « la fin du franc CFA », qui est supposé être « une monnaie africaine » ! Mais pour ceux qui connaissent l’histoire du franc CFA, cela n’a rien d’étonnant. Au contraire, l’annonce du gouvernement français ne fait que confirmer ce que des critiques n’ont cessé de dire : que le franc CFA c’est bien la monnaie de la France et non celle des pays africains. Joseph Tchundjang Pouémi a dû bien rire du fond de sa tombe, lui qui était le premier à affirmer il y a bientôt 40 ans: « la France est le seul pays au monde à avoir réussi l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie- rien que sa monnaie- dans des pays politiquement libres ».[1] L’histoire lui a amplement donné raison !
En vérité, la décision du 20 mai 2020 par le gouvernement français s’inscrit dans la longue liste des réaménagements pris par la France sur le franc CFA pour mieux renforcer sa domination sur ses anciennes colonies. Rappelons que c’est le 26 décembre 1945, il y a bientôt 75 ans, que le général de Gaulle décida de créer le franc des colonies françaises d’Afrique (CFA) pour réaffirmer le contrôle de son pays sur ses colonies, à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Depuis lors, il y a eu plusieurs réaménagements sans pour autant atténuer la tutelle de la France sur ses colonies. Il y eut le transfert du siège de la BCEAO en Afrique (au Sénégal) et la nomination d’un gouverneur africain. Il y eut des accords sur le montant des réserves déposé au Trésor français, passant de 100% à 65 et enfin à 50%. En dépit de ces changements, la France a toujours conservé sa souveraineté sur le franc CFA. Cela est illustré par sa décision unilatérale de dévaluer le franc CFA en janvier 1994. Et pour montrer le peu de respect qu’elle avait pour les « présidents » africains, elle envoya, son ministre de la Coopération – en fait le ministre des anciennes colonies- pour informer 14 « chefs d’Etat » et de gouvernement enfermés dans un grand hôtel à Dakar, au Sénégal !
L’annonce du 20 mai 2020 prouve une fois de plus que le sort du franc CFA se décide en France et non en Afrique.
Vers une servitude monétaire « rénovée »
Même si le franc CFA devait être remplacé par l’ECO, la tutelle de la France sur les anciennes colonies va se poursuivre, voire se renforcer. Car, selon les stratèges français et leurs pions africains, il fallait enlever les symboles qui fâchent, ce qu’ils appellent les « irritants », pour essayer de couper l’herbe sous les pieds des critiques opposés au franc CFA. Donc, que la monnaie s’appelle CFA ou ECO, peu importe ! Les relations entre la France et ses anciennes colonies ne changeront pas fondamentalement. Certains fondamentaux sont préservés, comme le taux de change fixe avec l’euro et la liberté de transfert de capitaux entre les pays africains et l’ancienne métropole. Le taux de change fixe va obliger la BCEAO à calquer sa politique monétaire sur celle de la Banque centrale européenne (BCE), en donnant la priorité à la lutte contre l’inflation. Quant à la liberté de circulation des capitaux elle permettra des transferts massifs de capitaux, sous diverses formes, privant ainsi les pays africains d’une bonne partie de leur épargne.
Par ailleurs, à propos du départ des représentants de la France, pourquoi les remplacer par des « experts internationaux » ? Les pays de l’UEMOA n’auraient-ils pas assez d’experts capables de conduire les politiques monétaires de leurs pays sans avoir besoin de tuteurs ? Il est clair maintenant que si ses propres représentants doivent quitter les instances de la BCEAO, la France aura son mot à dire dans le choix des « experts » qui vont les remplacer pour s’assurer qu’ils joueront le même rôle. En ce qui concerne les réserves de change, la fin de l’obligation de dépôt auprès du Trésor français ne signifie pas que ces réserves reviendront en Afrique, comme le croient naïvement certains citoyens. La BCEAO aura toujours la possibilité de les laisser en France ou dans d’autres pays membres de la Banque centrale européenne (BCE).
Enfin, la France va jouer le rôle de « garant », ce qui lui permettra ainsi de continuer d’exercer un droit de regard sur les politiques des pays africains.
En vérité, on fait croire au « changement » alors qu’il s’agit de quelques réaménagements destinés à atténuer les critiques tout en préservant l’essentiel, à savoir la poursuite de la servitude monétaire, sous une forme « rénovée ».
Torpiller le processus vers la monnaie unique de la CEDEAO
En fait, ce que la France cherche avec ce nouvel accord c’est de saboter le projet de monnaie unique de la CEDEAO, avec la complicité de certains dirigeants de l’UEMOA. En effet, le Sommet de la CEDEAO du 29 juin 2019 à Abuja, au Nigeria, avait décidé de l’adoption d’une monnaie unique pour les 15 pays membres, sous le nom ECO. En optant pour un système de change flexible et une Banque centrale de type fédéral. Dix jours après ce Sommet, Alassane Ouattara se rendait à Paris le 9 juillet 2019 pour rencontrer Emmanuel Macron. A sa sortie d’audience, il déclarait que le franc CFA prendrait le nom ECO en 2020 et que les pays de l’UEMOA seraient les premiers à utiliser le nom ECO parce qu’ils remplissent les critères de convergence. Ce qui est archi-faux, bien sûr. Le but de cette visite était de rassurer le président français et surtout les milieux d’affaires qui voient d’un très mauvais œil la fin du franc CFA instrument privilégié de prédation des anciennes colonies.
La France n’a jamais envisagé l’indépendance réelle et la souveraineté de ses anciennes colonies. Or elle sait que le succès du projet de monnaie unique de la CEDEAO pourrait ouvrir la voie à la fin définitive de sa tutelle sur ses anciennes colonies. C’est un secret de Polichinelle que c’est cette tutelle qui permet à la France de jouir d’un statut de « grande puissance » en Europe et dans une moindre mesure dans le monde. Dans un monde en plein bouleversement, perdre cette influence précipiterait inéluctablement son déclin.
Elargir l’UEMOA aux pays « anglophones »
C’est pour conjurer un tel sort, qu’elle cherche à maintenir sa tutelle sur ses anciennes colonies. Mais pour donner plus de crédibilité, voire de « légitimité » à sa stratégie d’empêcher ou de retarder l’avènement de la monnaie unique de la CEDEAO, il fallait chercher à élargir le cercle des pays de l’UEMOA en y adjoignant quelques pays « anglophones ». Cette stratégie a fait l’objet d’études en France depuis plusieurs années, avant même l’arrivée au pouvoir de Macron. Ces initiatives visent à « rénover » les relations de la France avec l’Afrique. Sous la présidence de François Hollande, la Commission Védrine, qui comprenait notamment Lionel Zinsou et Tidiane Thiam, avait publié un rapport rendu public le 4 décembre 2013, qui exhortait la France à prendre des initiatives nouvelles et... décomplexées et appelait à l’élargissement de la zone CFA au Ghana, au Liberia et à la Sierra Leone.
En avril 2018, Dominique Strauss-Kahn, ancien Directeur général du FMI et ancien ministre français de l’Economie et des Finances, publiait un papier sur le même sujet,[2] en allant plus loin que les propositions de la Commission Védrine, sur le franc CFA, en proposant ce qui suit:
Changer le nom de la monnaie, à cause du sigle CFA, trop chargé
Rattacher la monnaie à un panier de devises en lieu et place de l’euro
Enlever les représentants de la France des instances de la BCEAO
Les remplacer par des experts recommandés par la BCEAO, la Banque de France et la Banque centrale européenne
Transférer les comptes d’opérations à la Banque des règlements internationaux (BRI) en Suisse
Confirmer la « garantie » de la France
Elargir l’UEMOA aux autres pays d’Afrique de l’Ouest, en excluant le Nigeria
L’accord Macron-Ouattara reprend l’essentiel des propositions de Strauss-Kahn, sauf en ce qui concerne le taux de change. Lors de son séjour à Abidjan, Emmanuel Macron avait fait des appels du pied à certains pays de la CEDEAO pour soutenir l’accord: « j’espère que des pays comme la Guinée, le Ghana, la Sierra Leone, le Liberia, la Gambie poursuivront ce mouvement avec cette nouvelle monnaie, cette gouvernance nouvelle ».
Les critiques contre l’accord Ouattara-Macron
Comme il fallait s’y attendre, l’accord a suscité des réactions négatives de la part des pays non-CFA de la CEDEAO. Le Nigeria et les cinq autres pays membres de la Zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO) avaient dénoncé le 16 janvier 2020 la décision de remplacer le franc CFA par l’ECO, en soulignant avoir « noté avec préoccupation la déclaration visant à renommer unilatéralement le franc CFA en Éco d’ici à 2020 ». Ces pays estimaient que cette décision « n’est pas conforme aux décisions » de la CDEAO en vue de « l’adoption de l’Éco comme nom de la monnaie unique » de toute la région. En conclusion, ils « réitèrent l’importance pour tous les membres de la Cedeao d’adhérer aux décisions de l’autorité des chefs d’État et de gouvernement de la Cedeao concernant la mise en œuvre de la feuille de route révisée du programme de monnaie unique ».
En dehors des pays de la ZMAO, le président nigérien, Issoufou, avait exprimé une opinion similaire, dans une interview à Jeune Afrique, dans le numéro daté 14 août 2019, dans laquelle il disait ceci: « Soyons clairs. La création de l’Eco signifie la sortie du franc CFA. Cette monnaie sera liée à un panier de monnaies, constitué des principales devises – euro, dollar, yuan… – avec lesquelles nous commerçons. Ce ne sera donc pas le CFA sous un autre nom, ainsi que je l’entends parfois…. J’ajoute que toutes ces décisions ont été prises à l’unanimité des 15 États membres de la Cedeao, francophones et anglophones. »
Cette déclaration est une critique à peine voilée de la démarche de Ouattara.
Quel avenir pour l’accord Ouattara-Macron ?
Le projet de loi adopté par la France intervient dans un contexte mondial et africain complètement différent de celui qui prévalait en décembre 2019. Les bouleversements causés par la pandémie du coronavirus ont profondément changé la donne pour les pays de l’UEMOA, à tel point qu’ils se voient obligés de suspendre le Pacte de convergence macroéconomique, qui contient les fameux critères de convergence qui conditionnent le lancement de la nouvelle monnaie. Mais surtout le rappel à l’ordre exprimé par le Nigeria et les autres pays de la ZMAO constitue un obstacle de taille aux manœuvres de Ouattara-Macron.
Dans ces conditions, on voit mal comment les pays de l’UEMOA pourraient changer le CFA en ECO dans un avenir prévisible. Ceci d’autant plus qu’il est évident que le but de l’Accord Ouattara-Macron est d’essayer d’isoler le Nigeria, en débauchant éventuellement d’autres pays de la CEDEAO. Le but ultime d’une telle démarche est de saboter le processus d’intégration régionale. Car il ne peut y avoir d’intégration en Afrique de l’Ouest, et même en Afrique, sans le Nigeria, qui commande 70% du PIB de la région.
Mais cette manœuvre est sûrement vouée à l’échec, car des pays d’Afrique de l’Ouest qui accepteraient de faire échouer le processus d’intégration de la CEDEAO, initié depuis 1978, porteraient une très lourde responsabilité devant l’histoire. Surtout dans le nouveau contexte mondial post-COVID en gestation, dans lequel les appels se multiplient pour que l’Afrique prenne enfin son destin en main, en comptant d’abord sur ses propres forces, en élaborant son propre modèle de développement, en renforçant son unité sur le plan politique et en accélérant son processus d’intégration à tous les niveaux.
Par conséquent, les dirigeants de l’UEMOA doivent respecter la feuille de route de la CEDEAO qui mène à la monnaie unique. Ils doivent refuser de jouer les seconds rôles dans les manœuvres et combines mesquines de Monsieur Emmanuel Macron et le laisser clore le chapitre ouvert il y a bientôt 75 ans par le général de Gaulle, en enterrant leur monnaie, le franc CFA.
Demba Moussa Dembélé
Economiste
Président d’ARCADE