Le dialogue national au Sénégal, entre le droit et la politique
Une distribution mécanique des pouvoirs pour garantir la liberté aurait pour conséquence une paralysie réciproque des institutions. C’est sous ce rapport que les fonctionnalités des régimes politiques contemporains institutionnalisent des rouages démocratiques permettant au pouvoir exécutif, au pouvoir législatif et, dans des proportions moindres, au pouvoir judiciaire d’aller « de concert ». Mais, la participation des partis politiques au jeu démocratique n’est pas sans effet. Elle a introduit des expédients politiques dans l’espace démocratique, lesquels peuvent parfois dénaturer les rapports institutionnalisés. Désormais, l’exercice du pouvoir politique doit tenir compte aussi bien de la structure juridique des relations verticales ou horizontales que des réseaux de relations configurés par la conjoncture politique.
I. Un rouage démocratique
Les textes fondamentaux de la République du Sénégal consacre un ensemble de cadres dédiés au dialogue harmonieux entre les institutions.
Sous ce rapport, le Peuple souverain proclame éloquemment, à travers le préambule de la Constitution, « la volonté du Sénégal d’être un Etat moderne qui fonctionne selon le jeu loyal et équitable entre une majorité qui gouverne et une opposition démocratique, et un Etat qui reconnaît cette opposition comme un pilier fondamental de la démocratie et un rouage indispensable au bon fonctionnement du mécanisme démocratique ». Ce postulat démocratique appelle nécessairement des hauts lieux de dialogue en faveur du consensus politique, de la reddition des comptes, de l’alternance démocratique, du développement et du raffermissement des institutions.
Clé de voûte des institutions, le Président de la République, et plus largement le Gouvernement, devient l’animateur du dialogue institutionnalisé. Ce rôle transparaît à plusieurs endroits dans ses relations avec l’Assemblée nationale. En dehors des moyens violents d’action réciproque (motion de censure, pouvoir de dissolution), le dialogue est noué à l’occasion du travail parlementaire (projets de loi, travaux des commissions, discussions en plénière, renvoi pour seconde lecture, saisine a priori du Conseil constitutionnel, promulgation, message solennel, etc.).
A l’endroit des autres institutions, l’opportunité de dialoguer est également manifeste. Le Haut Conseil des Collectivités territoriales peut être saisi pour avis motivé sur les politiques de décentralisation et d’aménagement du territoire (article 66-1 de la Constitution). De même, le Conseil économique, social et environnemental peut être consulté par le Président de la République, l’Assemblée nationale et le Gouvernement sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental. Tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental lui est soumis pour avis (article 87-1 de la Constitution).
De plus, la Cour suprême, réunie en assemblée générale, a une compétence consultative. D’une part, « elle donne au Gouvernement un avis motivé sur les projets de loi et projets de décret soumis à son examen. Sans pouvoir porter d'appréciation sur les fins poursuivies par le Gouvernement, la Cour suprême donne un avis motivé sur la légalité des dispositions sur lesquelles elle est consultée, mais aussi, s'il y a lieu, sur la pertinence des moyens juridiques retenus pour atteindre les objectifs poursuivis, en tenant compte des contraintes inhérentes à l'action administrative ».
Toujours réunie en Assemblée générale consultative, la Cour suprême donne également, son avis au Président de la République ou au Gouvernement dans tous les cas où sa consultation est prévue par des dispositions législatives ou réglementaires ou lorsqu'elle est consultée sur les difficultés apparues en matière administrative. D’autre part, « En cas d'urgence, le Premier Président donne, sur demande du Gouvernement, un avis juridique sur les projets de convention entre l'Etat et ses partenaires techniques et financiers. Elle peut être consultée par le Président de la République, le Président de l’Assemblée nationale et le Gouvernement dans les conditions fixées aux articles 16 à 19 de la présente loi organique » (loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017 abrogeant et remplaçant la loi organique n° 2008-35 du 08 août 2008 sur la Cour suprême, modifiée par la loi organique n° 2022-16 du 23 mai 2022).
C’est dans cette veine que le 2e alinéa de l’article 92 de la Constitution trouve sa pleine signification, particulièrement dans le contexte actuel gorgé de tensions politiques autour d’une probable 3e candidature du Président de la République. Pourtant, le canal institutionnel trace, du moins si le doute est encore permis, des sillons de dialogue, à travers notamment la saisine du Conseil constitutionnel aux fins d’une interprétation authentique des dispositions de l’article 27. En effet, « le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de la République pour avis ». A l’occasion, les sages compétents confirmeront ou infirmeront leur jurisprudence de 2016 en faisant, à leur tour, dialoguer la parole constituante et les impératifs démocratiques. La « décision » rendue aura légitimement plus d’autorité que toutes autres articulations doctrinales qui ne sont de nature qu’à ajouter une couche de confusion sur la vérité juridique. Seulement dans le système constitutionnel sénégalais, cette voie est ouverte au seul profit de l’autorité présidentielle, donc à l’exclusion des autres pouvoirs publics et des citoyens. Il appartient ainsi au Président de la République, et seul à lui, d’en apprécier l’opportunité.
Dans les conditions normales de respiration démocratique, le dialogue national est permanent au sein des espaces institués à cet effet. C’est d’ailleurs en considération de l’institutionnalisation des dispositifs de dialogue que certains contestent l’idée d’un dialogue national lorsque les institutions démocratiques fonctionnement régulièrement. Ils estiment que la fonction du dialogue national est d’expurger les germes d’une crise politico-institutionnelle ou de suppléer les dispositifs institutionnels défaillants.
II. Un expédient politique
Les bienfaits d’un dialogue politique sont évidents surtout en matière électorale au Sénégal. A la veille des échéances électorales, le processus électoral est objet d’évaluation et de mise à jour. Le consensus ayant imprégné le Code de 1992 est sans cesse réédité, à quelques points de désaccords près. A la limite, il y a une sorte de routinisation du dialogue électoraliste. Ce que rappelle récemment le Bureau de l’Assemblée nationale à l’effet de contenir les velléités de réforme plus ou moins exclusif du Code électoral nourries par un maillon de l’Opposition parlementaire.
Plus largement, on est en droit de considérer que le dialogue peut exercer un rôle déterminant en matière de gouvernance politique Mais, le succès et l’utilité restent fondamentalement tributaires de la capacité des acteurs politiques à relever solidairement un certain nombre de défis.
Le premier défi aura assurément trait à la délimitation du périmètre du dialogue national. Les enjeux n’auront pas la même tonalité selon que le dialogue est structuré ou ouvert. Quoi qu’il en soit, la dissonance des rhétoriques et l’instrumentalisation des affinités politiques constitueront inéluctablement des biais dans la négociation. C’est pourquoi, l’esprit constructif et le réalisme politique devront gouverner les débats sur la base de solides leviers de succès que sont la clarté des thématiques, le caractère méthodique des discussions et la définition d’un ordre de priorités dans la réforme. En clair, le dialogue politique ne saurait être une foire aux idées voire une ribambelle de proclamations ou de propagandes, sans avenir. D’où cet éclatant jugement : « Le dialogue, relation des personnes, a été remplacé par la propagande ou la politique, qui sont deux sortes de monologue » (Albert Camus, L’’homme révolté).
Pour parer à cette éventuelle, les points d’accord articuleront une feuille de route raisonnable et opérationnelle, parce que déclinée, entre autres, en actions et activités pertinentes, en responsables identifiés, en modalités de mise en œuvre, en délais de réalisation et en moyens de vérification.
L’autre réalité frappante, c’est que dans le contexte sénégalais, le commanditaire du dialogue et le destinataire des résolutions sont généralement confondus : il s’agit dans les deux cas du Président de la République. De plus, il appert que les résolutions sont principalement dirigées contre lui. En toute logique, la posture de l’opposition est offensive ; elle mène le débat de front pour arracher des droits ou arrondir les aspérités du pouvoir en place. Dans ces conditions, des interrogations sont légitimes : le Président de la République est-il tenu d’appliquer en intégralité et à la lettre les résolutions ? De quelles marges d’appréciation dispose-t-il dans la sélection des réformes à mener dans le court, le moyen ou le long terme ? Est-il lié ou délié par rapport au choix des modalités de mise en œuvre ?
Le second défi sera, la quête d’un compromis dynamique. Bien entendu, l’unanimité en politique relève de l’illusion. C’est ainsi que les acteurs seront invités à s’entendre sur des points essentiels, en préservant les équilibres institutionnels et en consolidant les fondamentaux démocratiques.
A l’épreuve de la pratique, le dialogue couvre partiellement l’atmosphère politique. Au regard de la météo politique, des sensibilités politiques ou civils peuvent s’autoriser des libertés par rapport à un dialogue national. Ne serait-ce qu’en raison de cette vertu démocratique, il convient de rallier les segments significatifs de l’opposition politique et de la société civile et d’éviter que « tout l'art du dialogue politique consiste à parler tout seul à tour de rôle » (André Frossard). Cette réalité met en lumière la problématique sous-jacente à la représentativité. L’existence apparente de certaines formations politiques ou sociétés civiles amène à questionner la légitimité de leur présence décorative dans les cercles de dialogue politique.
Tout compte fait, il est important de noter que les préconisations du Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité ne sont pas absolues en matière de délai de modification des règles électorales. Au sens du Protocole, la modification pourrait intervenir à tout moment, sous réserve simplement de conquérir le « consentement d’une large majorité des acteurs politique ». Les termes de l’article 2 en attestent sans équivoque : « 1. Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques ».