Un président non présidentialiste et un allié non rallié
1-Idrissa Seck,"l'allié non rallié" ?
J'avais affirmé dans les colonnes du Nouvel Horizon, à propos de ce que j’avais nommé le "oui mais…" de Idrissa Seck, lors de l'annonce de la dissolution du Sénat, que ce dernier était le politicien de l’ubiquité, "l’homme-frontière" de la politique sénégalaise. Idrissa Seck se présente comme celui qui est à la fois «dans et hors» la coalition Benno bokk yakaar . Il se veut "allié" mais pas "rallié". Autrement dit, il refuse d’être victime d’une "altérité débridée", c’est-à-dire de s’inscrire dans une relation avec l’autre qui risque de lui faire prendre sa propre identité. Il s’inscrit comme l’allié qui ne veut pas tout assumer et qui se forge ainsi l'étoffe d'une alternative, d'un recours pour l'avenir. Tant que Idrissa Seck se suffisait à dire que "le pays n'avance pas", que "les Sénégalais sont fatigués", que "la prise en charge de la demande sociale est urgente"... l'on peut encore considérer qu'il est dans une "dissonance de contribution". Toute exclusion qui surviendrait suite à cette liberté énonciative pourrait en faire une victime. Mais lorsqu'il donne à penser, dans un contexte de forte sensibilité sur l’argent caché, sur l’argent mal acquis, que le gouvernement de Macky Sall a été menteur, trompeur, manipulateur sur le montant laissé dans les caisses de l’État par Wade, il devient difficile de soutenir qu’il est encore dans le cadre du vivre ensemble si fragile de la coalition BBY. Idrissa Seck, ne serait-il pas dès lors passé de la simple dissonance à la dissension, voire à l’opposition? Le vivre ensemble peut intégrer le décentrement mais n’installe pas les conditions de la rupture. La récente posture de Idrissa Seck ne devrait-elle pas le pousser à sortir de la coalition? Mais on sait que Idrissa Seck n'a pas la démission facile. Lui et/ou son parti ont été tour à tour exclus du gouvernement, du groupe parlementaire du PDS à l'assemblée nationale, du comité directeur du PDS, et finalement du PDS... Que je sache, ils n'ont jamais pris l'initiative de la démission même dans des contextes d'adversité plus affirmés, plus corsés...
2-Macky Sall : le président non présidentialiste
L'opposition entre Idrissa Seck et Macky Sall dévoile deux conceptions différentes du leadership. Idrissa Seck l'a dit et redit: "La fonction présidentielle n’est pas collégiale. Elle est exercée par un seul individu qui décide et qui assume". Cette conception du leadership n’est pas celle de la pratique du pouvoir affichée jusqu’ici par Macky Sall. Indéniablement, Macky Sall semble vouloir forger l'image d'un "président non présidentialiste". Ceci se donne à voir dans la gestion collégiale qui dicte sa pratique du pouvoir avec la place importante faite à ses alliés. Dans un pays ou le "présidentialisme" a pu être un mot saillant du lexique politique des élites, ce sens de la collégialité peut le créditer du capital symbolique de président non présidentialiste. Ce souci du "consensus XXL" est certes ce qui fonde les critiques sur le manque d'autonomie dans les propositions formulées, dans les réformes engagées. Cependant, il faut admettre que le Président Sall a su s’affirmer lorsque nécessaire. Par exemple, le rappel à l’ordre de Moustapha Cissé Lô au sujet du poste de président de l’Assemblée nationale, la dissolution du Sénat et la décision de ramener le septennat à un quinquennat, la position claire affichée sur l’homosexualité peuvent être identifiés comme des actes lourds qui indiquent l'ethos d'un président à l'agir politique vigoureux, courageux. Cette notion "d'acte lourd" que j'emprunte à Parodi désigne des "décisions ou prises de position qui marquent des choix décisifs, répondent à des crises, ont une charge émotionnelle ou symbolique puissante".
3- Une attitude décomplexée difficile face à l’héritage de Wade.
L'opposition entre Idrissa Seck et Macky Sall est aussi quelque part liée à l'inventaire de l'héritage du père. Nous sommes encore dans une phase où aucun des deux ne peut résolument afficher une "attitude décomplexée" vis-à-vis de cet héritage. Mais Idrissa Seck semble être déjà dans une attitude plus nuancée: en dépit du complot dont il se dit être victime de la part de Wade urbi et orbi, il a tout de même tenté de réhabiliter ce dernier sur les fonds laissés par l'ancien régime. Il a aussi dit qu'il fallait terminer les chantiers de Wade. Il a soutenu que ce dernier avait eu le meilleur ministre des finances en la personne de Abdoulaye Diop. Il est allé jusqu'à rappeler les rapports d'affection qui le liaient à Viviane Wade. Macky Sall, lui, qui a incontestablement lancé les chantiers de Wade et qui a été le grand artisan de sa victoire en 2007, semble difficilement trouver la bonne formule pour se raccorder à cet héritage sans risquer d’en subir les contrecoups, sans être associé à ce que les Sénégalais ont rejeté et continuent de rejeter de cet héritage. Être associé à l’héritage de Wade est devenu difficile. Les Sénégalais ont été nombreux à dire que Wade préparait le futur. Mais aujourd’hui, alors que les investigations sur les biens mal acquis nous édifient de jour en jour sur l’ampleur de la mal gouvernance des deniers publics durant sa magistrature, on peut se demander si Wade pensait vraiment au futur. En effet, comment peut-on assumer préparer le futur, comment peut-on assumer aimer le futur en étant resté silencieux et peut-être complice de ce qui paraît être un braconnage sans précédent des biens du présent ? Avoir autant braconné le présent est l’attitude de leaders qui ne faisaient confiance ni en l’avenir, ni en leur avenir.
4-Macky Sall et Idrissa Seck : le choc des cohérences
Dans un contexte où des voix s'élèvent pour dire que le Sénégal est dans l'incertitude et le piétinement, dans un contexte où ses adversaires parlent de cafouillage, d'amateurisme, de pilotage à vue, de manque de vision... dans un contexte où la voix de Idrissa Seck sème le doute, mais aussi dans un contexte où la stabilité politique des pays voisins inquiète, le Président Macky Sall multiplie les gestes pour rassurer qu'il reste le maître du jeu et qu'il demeure conséquent avec ce qu'il avait annoncé aux Sénégalais. Il est donc dans une attitude et un discours de réassurance. Mais plus spécifiquement, par rapport à Idrissa Seck, le président Sall s'inscrit dans la démarcation... Il y a effectivement un "style Macky Sall" qui réside dans l’économie de la parole et dans la distanciation par rapport à une parole politique qui s’épuiserait dans le sens de la formule. La relative rareté de sa prise de parole publique, en dehors des moments officiels et cérémoniels inscrits dans l'agenda politique et républicain, ainsi que les rares investissements émotionnels et théâtralisés, qui marquent ses allocutions visent à donner l’image du président qui est maître de l’agenda discursif et qui contrôle le marché de la parole politique. Il s’adresse au peuple et à la presse quand il a quelque chose à dire et quand les circonstances l’exigent. N’a-t-il pas dit tout récemment lors de son voyage aux USA, répondant aux questions d’un journaliste de RFI : "(...) ce n’est pas lancer des mots qui ne veulent rien dire finalement" qui est l'enjeu?
Néanmoins, Macky Sall et Idrissa Seck sont également dans la ressemblance, dans la similitude. La similitude car tous les deux agissent et parlent pour se réclamer d’une cohérence par rapport à une posture. Nous sommes dans un combat des cohérences discursives. Macky Sall qui affirme une cohérence par rapport à son programme et par rapport à ses promesses : il dit maintenir le cap ; Idrissa Seck qui affirme être conforme à une attitude connue d’avance du Président Macky Sall : "je vous accompagne sans brader ma liberté d’opinion et d’appréciation et sans perdre mon identité politique". Dans un contexte politique marqué par le cynisme des citoyens à l’endroit de politiciens décrits comme des girouettes, chacun veut manifester l’image d’un leader crédible.
5-La guerre de la com' : y a-t-il eu un vainqueur ?
La sortie de Idrissa Seck a permis au gouvernement de donner une image plus cohérente et plus professionnelle de la communication du pouvoir. J’ai indiqué ailleurs que la communication gouvernementale exige un jeu de rôles précis et une organisation des tours de parole, avec les expertises appropriées selon les circonstances. Il y a le temps des experts, surtout sur les dossiers sensibles, et il y a le temps des spins doctors et des snipers. Une réponse gouvernementale à des questions importantes ne peut pas toujours se clôturer dans les arguments ad hominem. Idrissa Seck et les experts du Ministère de l’économie et des finances (MEF) se sont livrés à une guerre des chiffres, à "une bataille rhétorique du détail", de la précision. Idrissa Seck indique la somme laissée par Wade en la chiffrant avec théâtralité jusqu’au dernier franc pour montrer qu’il sait de quoi il parle. Les experts du MEF ont su rapidement réagir avec un document technique bien monté, avec des chiffres et des rubriques budgétaires précis pour prouver que Idrissa Seck a mal fait son travail d’investigation ou tout simplement ne comprend rien à la finance. Idrissa Seck a peut-être réussi à brouiller l’espace médiatique, à créer une superposition des images et à ne pas être hors circuit événementiel, mais il n’est pas évident qu’il ait tiré un grand gain politique du dossier des milliards supposés laissés par Wade.
J’avais mentionné dans les colonnes du journal Le Quotidien que la communication du pouvoir était prise au piège de la lourdeur sémantique d’un mot : celui de "rupture". Mais aujourd’hui le Président Sall serait plutôt dans une sémantique de l’atténuation. Il a compris qu’il est confronté au temps de la gestion réelle des choses et qu’il n y a pas nécessairement performativité entre le discours politique et l’action. Si les citoyens sont dans ce que qu’un politologue a nommé «la temporalité des urgences» ou «l’espace temporel contracté» pour reprendre Rosanvallon, Macky Sall lui est conscient que les choses ne se règlent pas par un coup de baguette magique. On entend de plus en plus dire : "Ça prend plus de temps", "Ça ne peut se faire en une seule année...". Le Président Sall vient d’introduire d’ailleurs, dans son discours du 03 avril une subtile modulation aspectuelle : "phase de rupture et de transition". Le pouvoir a aujourd’hui besoin d’élaborer une communication qui s’articule au style du président et à la cadence volontariste mais «réaliste» du temps du politique. Mais surtout la communication politique n’est pas un travail comptable, un travail d’inventaire : c’est un savoir «mettre en perspective», un art de la focalisation pour pousser à adhérer à un projet de société.
On avait avancé que le départ de Wade coïnciderait avec la fin des messies. Et effectivement, le premier président "post alternance" se façonne le style d'un président sobre mais déterminé et aux antipodes du style prométhéen d'un Wade.
6-L’éthique : un nouveau buzzword
Il y a aujourd'hui un consensus que la République exige que ceux qui ont gouverné puissent rendre des comptes sur la gestion des biens publics. Et l’accélération des procédures pour une récupération rapide de fonds qui auraient été mal acquis pour les injecter dans le circuit de la production et du développement économique et social, constitue, on l'a dit, une demande sociale. Il est impératif de sanctionner, selon les conditions définies par la loi, toutes les personnes qui étaient en charge de la gestion des biens publics et qui se sont malhonnêtement enrichies sur le dos du peuple. Mais au-delà, il faut s'atteler à refonder nos institutions, à revoir les modalités de gestion et d’équilibre du pouvoir afin de transformer les structures et les mentalités qui permettent encore de reproduire la corruption, l'opacité et l'accaparement des biens du peuple. Le mot "éthique" brandi aujourd'hui par tous est devenu un "buzzword». Il devient un mot de «bonne conscience» et il risque de sombrer dans la banalisation. L'éthique est en train d'avancer sur certains points mais de reculer sur d'autres. Il faut une véritable volonté politique, des pratiques continuelles de vigilance et de mobilisation pour faire advenir une société de dirigeants qui soient habités par l’idée républicaine que le peuple prête le pouvoir mais ne le donne pas et que les citoyens sont devenus intransigeants dans la reddition des comptes.
Khadiyatoulah Fall
Professeur chercheur titulaire de la Chaire de recherches interculturelles CERII de l’Université du Québec à Chicoutimi et co-directeur du Centre interuniversitaire de recherches CELAT qui regroupe l’Université Laval, l’Université du Québec à Chicoutimi et l’Université du Québec à Montréal.MACKY SALL VS IDRISSA SECK