Indépendant, mais pas autonome ?
L’indépendance de la magistrature est un sujet brûlant qui revient fréquemment au cœur des discussions politiques et institutionnelles au Sénégal. Ce débat, qui oppose régulièrement les partisans d'une autonomie complète de la justice à ceux qui défendent la présence de l'Exécutif au sein des instances judiciaires, reflète les tensions et les divergences sur la question. La récente déclaration du président de l'Union des magistrats du Sénégal (UMS), Ousmane Chimère Diouf, a relancé ce débat complexe, en affirmant que l'UMS n'est pas opposée à la présence du président de la République au sein du Conseil supérieur de la magistrature.
Selon le président de l'Union des magistrats sénégalais (UMS), Ousmane Chimère Diouf, leur union n'est pas opposée à la présence du chef de l'État et du garde des Sceaux au sein du Conseil supérieur de la magistrature. Il l’a dit ce samedi, lors de l’Assemblée générale de l’UMS. Cette position, fondée sur les avis d'anciens magistrats, les comités de ressort et les conclusions de l'assemblée générale extraordinaire du 18 mai dernier, se veut pragmatique.
Le président de l'UMS souligne cependant que l'indépendance de la justice ne peut pas se résumer aux décisions prises par le CSM. Il rappelle que chaque magistrat, quelle que soit sa fonction, est tenu par un serment de respecter les lois et de faire preuve de réserve.
Monsieur Diouf met en avant le fait qu'au moment de délibérer, ni le président de la République ni le ministre de la Justice ne sont présents aux côtés des magistrats, ce qui, selon lui, garantit une certaine autonomie dans la prise de décision.
Toutefois, il admet que l'indépendance judiciaire doit également être renforcée sur le plan budgétaire et infrastructurel, pointant du doigt les conditions précaires dans lesquelles la justice est rendue dans certaines régions du pays.
Malgré cette position, de nombreux acteurs de la société civile et certains magistrats continuent de critiquer la présence du président de la République et du ministre de la Justice au sein du CSM. Ils estiment que cette présence pourrait exercer une pression sur les magistrats et compromettre l’autonomie de la justice. L'argument principal avancé est que le président de la République, en tant que garant de l’indépendance de la justice, ne devrait pas intervenir directement dans les décisions concernant la carrière des magistrats.
Birahim Seck, président du Forum civil, un groupe de surveillance de la gouvernance et de la transparence au Sénégal, déclare que l'Exécutif et le Judiciaire ne devraient pas être surpris d'entendre que la justice est sous l'influence de l'Exécutif, tant que ce dernier reste au sein du CSM. Il appelle à une clarification des relations entre les deux pouvoirs, afin que le public puisse comprendre les dynamiques en jeu.
Des positions divergentes au sein de la magistrature
Ce sujet reste un point de discorde au sein même de la magistrature sénégalaise. En 2020, la question de la présence de l’exécutif au CSM avait déjà suscité des débats animés. Lors d’un atelier de réflexion sur l’indépendance de la justice en mars 2021, Souleymane Téliko, alors président de l’Union des magistrats sénégalais, avait exprimé son inquiétude face à l'influence excessive de l’Exécutif sur le pouvoir Judiciaire. Il avait souligné que la justice ne doit sa force qu’à l’indépendance dont elle bénéficie et que cette indépendance doit être garantie pour préserver la confiance des justiciables.
Téliko avait également critiqué les pouvoirs exorbitants du ministre de la Justice, estimant que l’Exécutif ne devrait pas avoir un contrôle aussi direct sur l’avancement et les affectations des magistrats. Pour lui, l’indépendance de la justice nécessite une réforme profonde, notamment pour limiter l’ingérence de l’Exécutif dans les affaires judiciaires.
Perspectives de réformes
La question de l'indépendance de la justice au Sénégal est intrinsèquement liée à la réforme du CSM. Le débat sur le retrait de l'Exécutif de cette instance est récurrent et les avis divergent sur la meilleure manière de garantir une véritable autonomie du pouvoir Judiciaire.
Demba Kandji, ancien président de la Cour d'appel de Dakar et actuel médiateur de la République, avait déclaré, en 2021, que dans toutes les constitutions des pays francophones, le CSM assiste le président de la République garant de l'indépendance de la justice. D’après lui, cela signifie que, selon les dispositions constitutionnelles en vigueur, le chef de l’État joue un rôle clé dans la nomination des magistrats et dans les décisions stratégiques concernant le pouvoir Judiciaire.
Cependant, cette position constitutionnelle du président de la République pose un dilemme. D'une part, elle vise à garantir une certaine unité au sein de l'État, en assurant que le chef de l'État maintienne un lien étroit avec le pouvoir Judiciaire. D'autre part, elle soulève des questions sur la véritable indépendance de ce pouvoir, surtout lorsque l'Exécutif utilise son influence pour peser sur les décisions judiciaires.
Les défis structurels et budgétaires
L'indépendance de la justice ne se limite pas à la seule composition du CSM. Chimère Diouf a aussi souligné les problèmes structurels auxquels est confrontée la justice sénégalaise, notamment le manque de locaux adéquats et de moyens logistiques suffisants. Il a également évoqué la nécessité d'une formation continue pour les magistrats afin de les adapter aux évolutions du monde des affaires, qui impactent tant le droit civil, commercial que pénal.
Ces défis structurels et budgétaires sont étroitement liés à l'indépendance judiciaire, car ils influencent directement la capacité des magistrats à rendre justice de manière efficace et impartiale.
Dans ce contexte, le président de l'UMS a rappelé que la justice est encore rendue dans certaines régions dans des bâtiments inadaptés, avec des moyens logistiques insuffisants, ce qui nuit à la qualité du service public de la justice.
La question de la réforme de la justice au Sénégal, incluant la redéfinition du rôle de l’Exécutif au sein du CSM, reste un sujet crucial pour l’avenir de l’État de droit. Pour certains, cette réforme est indispensable pour renforcer la crédibilité et l’autorité de la justice et garantir qu’elle puisse opérer en toute indépendance, loin des influences politiques.
Cependant, cette réforme nécessite une volonté politique forte, une concertation inclusive entre tous les acteurs concernés et une révision potentielle des dispositions constitutionnelles qui régissent le CSM.
Le débat est donc loin d’être clos et il appartient aux autorités sénégalaises de trouver un équilibre entre le maintien de l’unité de l’État et l’affirmation d’une justice réellement indépendante.
Wade : ‘’Les magistrats eux-mêmes étaient responsables de leur manque d'indépendance.’’
Pour rappel, lors de la 53e réunion annuelle de l'Union internationale des magistrats (UIM), l'ancien président sénégalais Abdoulaye Wade avait abordé l'indépendance des magistrats avec une comparaison inattendue, allant jusqu'à évoquer une "dialectique du maître et de l'esclave" pour illustrer son point de vue.
Selon lui, l'indépendance des magistrats n'est pas tant une question de structure institutionnelle, mais plutôt un problème d'état d'esprit. "On pense généralement l’indépendance de la justice par rapport à l’Exécutif, alors qu’il y a beaucoup d’autres contraintes. La question de l’indépendance des magistrats ne se pose pas, car, psychologiquement, le magistrat ne veut pas être indépendant. C’est comme des esclaves. On les libère, ils font 200 m et ils reviennent pour dire : ‘Je ne sais pas où aller’", avait-il déclaré, suscitant la stupeur parmi les juges présents.
Monsieur Wade avait poursuivi en affirmant que les magistrats eux-mêmes étaient responsables de leur manque d'indépendance. "Qu’est-ce que vous voulez ? Si les magistrats ne veulent pas se libérer, qu’est-ce j’y peux ? S’ils ne veulent pas se libérer des contraintes économiques de l’Exécutif, on n’y peut rien", avait-il ajouté, devant une assemblée de juges venus des quatre coins du monde.
Ces propos, tenus par un chef d'État, soulignent les tensions profondes et persistantes entre l'Exécutif et le pouvoir Judiciaire au Sénégal. Ils reflètent également une perception selon laquelle l'indépendance de la justice ne dépend pas uniquement des réformes institutionnelles ou des changements de structure, mais aussi de la volonté des acteurs du système judiciaire de s'affranchir des influences extérieures. Cette intervention de Wade est souvent rappelée dans les débats actuels où l'indépendance de la justice reste un sujet brûlant, notamment en ce qui concerne la présence de l'Exécutif au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et les implications que cela a sur l'autonomie des magistrats.
En attendant, le système judiciaire sénégalais continue de naviguer entre ces différents courants de pensée, avec l'espoir que des réformes futures permettront de clarifier et de renforcer l'indépendance de la magistrature au bénéfice de tous les citoyens.
Amadou Camara Gueye