Les réactions s’enchaînent

Le Conseil constitutionnel sénégalais vient de poser un jalon important dans le débat politique et juridique sur la réconciliation nationale. Ce 23 avril 2025, la haute juridiction a invalidé la loi interprétative n°08/2025 adoptée par l’Assemblée nationale, lors de sa séance du 2 avril 2025. Cette loi, portée par le Pastef, visait à exclure certaines infractions graves – telles que les meurtres, les assassinats, la torture et les actes de barbarie – du champ d’application de l’amnistie générale votée sous Macky Sall. Une décision qui suscite un vif débat entre majorité et opposition, entre nécessité de justice et impératif de réconciliation.
Par cette décision, le Conseil constitutionnel (CC) siégeant sous la présidence de Madieng Arginate Ly Ndiaye, a rappelé les limites du pouvoir Législatif dans l’interprétation des lois fondamentales. Les six sages ont jugé que la loi interprétative violait le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères et introduisait une rupture d’égalité. Pour l’opposition, cette décision constitue une victoire symbolique contre un projet perçu comme une tentative du pouvoir de contrôler les suites judiciaires des violences politiques survenues entre 2021 et 2024.
L’article premier rejeté visait à empêcher que les crimes de sang et actes de torture commis durant cette période soient couverts par l’amnistie générale. Son objectif affiché : lever toute équivoque sur les catégories d’infractions couvertes par cette loi. Mais le Conseil a estimé que cette clarification empiétait sur les principes constitutionnels.
Pastef, entre frustration et persistance
Dans les rangs de Pastef, la décision du Conseil constitutionnel a été accueillie avec réserve. Pour certains cadres du parti, elle ne remet pas en cause l’essence même de la loi interprétative, mais souligne un désaccord sur sa formulation.
Selon eux, l’interprétation du Conseil constitutionnel ne signifie pas l’abandon des poursuites contre les auteurs de crimes imprescriptibles. Les patriotes insistent sur le fait que le CC, dans ses considérants, a confirmé le caractère imprescriptible des crimes graves, au regard des engagements internationaux du Sénégal.
Pour rappel, le député Guy Marius Sagna, figure de Pastef, avait réagi lors du vote de cette loi en martelant : ‘’Personne ne peut amnistier un crime, une torture ou un acte inhumain. Le Conseil constitutionnel a ouvert la voie à des poursuites, même sans loi interprétative.’’ Pour Pastef, la bataille de la justice continue.
Dans la foulée de la décision du Conseil constitutionnel, le groupe parlementaire Pastef/Les patriotes a réagi par un communiqué dans lequel il affirme voir dans cette décision ‘’un tournant majeur dans la lutte contre l’impunité au Sénégal’’. Prenant acte du verdict rendu par les sages, les députés patriotes insistent sur deux points précis du texte officiel : d’une part, le considérant 31, qui stipule que les crimes les plus graves – meurtres, assassinats, torture, actes de barbarie ou traitements inhumains et dégradants – demeurent imprescriptibles et ne peuvent être couverts par une quelconque amnistie. D’autre part, ils rappellent que l’article 2 de la loi interprétative visait à garantir aux victimes leur droit à réparation.
Pour Pastef, cette reconnaissance par le Conseil constitutionnel conforte leur position selon laquelle les victimes des violences politiques survenues entre 2021 et 2024 disposent aujourd’hui d’un levier juridique pour engager des poursuites contre les auteurs, complices et commanditaires présumés. Cette posture rejoint la revendication constante du parti pour que justice soit rendue aux victimes des crises passées, sans distinction entre forces de l’ordre, manifestants ou autres protagonistes.
Le communiqué du groupe parlementaire appelle la justice sénégalaise à exercer ses prérogatives en toute indépendance, afin que ‘’les responsabilités soient situées, la vérité établie et les réparations assurées’’ dans l’esprit de cette décision.
Ousmane Sonko persiste et signe
De son côté, Ousmane Sonko, Premier ministre et président de Pastef, s’est également exprimé, notamment à travers une publication sur ses réseaux sociaux.
Tout en dénonçant la ‘’tentative de récupération politicienne’’ par l’opposition qui qualifie cette décision de revers pour le Pastef, Sonko estime au contraire que la décision du Conseil constitutionnel valide l’essence même de la démarche de son groupe parlementaire.
Dans son argumentaire, le chef du gouvernement souligne que l’objectif de la loi interprétative était double : exclure du champ de l’amnistie les faits constitutifs de crimes graves et maintenir l’amnistie pour les faits liés aux manifestations politiques. Or, pour Sonko, le Conseil constitutionnel n’a fait qu’expliciter ce qui était déjà sous-jacent dans la loi d’amnistie initiale, en rappelant que les engagements internationaux à valeur constitutionnelle du Sénégal interdisent de couvrir par l’amnistie ces infractions les plus graves.
Il insiste sur le fait que le Conseil n’a relevé aucune autre inconstitutionnalité dans la loi attaquée, fermant ainsi, selon lui, tout débat sur la validité de l’amnistie pour les autres faits politiques. Sonko cite également l’ordonnance de non-lieu rendue par le doyen des juges d’instruction le 27 janvier 2025, qui constatait l’extinction de l’action publique contre lui-même et Bassirou Diomaye Faye au titre de cette amnistie.
Dans un ton plus polémique, Sonko déplore ce qu’il qualifie de stratégie d’une opposition ‘’indigente’’, accusée de vouloir assimiler l’exercice de libertés politiques et civiques à des crimes de sang, avec l’arrière-pensée de renvoyer des patriotes en prison. Il conclut par une métaphore soulignant, selon lui, l’incompréhension délibérée de ses détracteurs : ‘’Demain, au réveil, au lieu de voir la lune que je leur montre, ils vont disserter sur mon doigt qui le leur désigne.’’
Thierno Alassane Sall : ‘’La justice à deux vitesses est bannie.’’
Du côté de l’opposition, cette décision a été saluée comme un rappel à l’ordre républicain. Thierno Alassane Sall, député et président du parti République des valeurs, a vivement réagi : ‘’Le Conseil constitutionnel rappelle un principe élémentaire : la justice à deux vitesses est bannie par l’État de droit. Le régime Pastef a oublié trop vite ce fondement.’’
Pour Sall, l’abrogation partielle de l’amnistie était juridiquement impossible. Il plaide pour l’ouverture d’une concertation inclusive afin de trouver un équilibre entre justice et réconciliation nationale : ‘’Nous devons sortir de cette logique de confrontation et travailler ensemble à la réparation des fractures.’’
Le député appelle par ailleurs à l’adoption de sa propre proposition d’abrogation de la loi d’amnistie déposée à l’Assemblée.
Thierno Bocoum : ‘’Une tentative grossière d’amnistie ciblée.’’
Thierno Bocoum, leader du mouvement Agir et ancien député, n’a pas mâché ses mots. Il a qualifié la loi interprétative de ‘’déguisement grossier d’amnistie ciblée’’. Selon lui, cette tentative du gouvernement visait à protéger certains militants tout en exposant d’autres, notamment les forces de sécurité.
‘’Le pouvoir a excellé dans l’emballage, mais échoué sur le fond. Ce texte n’était qu’une nouvelle loi d’amnistie, sous un autre nom. Le Conseil constitutionnel vient de nous donner raison’’, a-t-il déclaré. Bocoum considère que la décision des sages réaffirme le respect des engagements internationaux du Sénégal, notamment en matière de droits humains : ‘’Les crimes imprescriptibles ne peuvent être effacés, quelle que soit la volonté politique.’’
Une fracture politique persistante
Au-delà du choc institutionnel, cette affaire révèle les tensions persistantes entre l’Exécutif et l’opposition, et entre les différentes interprétations de la réconciliation nationale. La loi interprétative, censée ouvrir la voie à des enquêtes judiciaires sur les violences politiques ayant fait plus de 80 morts entre 2021 et 2024, divisait profondément. Ses détracteurs la voyaient comme une arme à double tranchant, permettant à Pastef d’échapper à certaines responsabilités tout en ciblant ses adversaires.
Pour les députés de l’Alliance pour la République (APR), le texte visait surtout à incriminer les forces de défense et de sécurité. ‘’Le premier commanditaire de ces violences, c’est Ousmane Sonko lui-même, qui a appelé à l’insurrection’’, avaient-ils accusé. Des propos qui illustrent la politisation exacerbée de cette question.
Pour rappel, le Conseil constitutionnel a été saisi par une requête introduite le 8 avril 2025 par le député Abdou Mbow et 23 autres parlementaires. Ces derniers contestaient la conformité constitutionnelle de la loi interprétative qui restreignait le champ d'application de la loi d'amnistie n°2024-09 du 13 mars 2024.
La décision du Conseil constitutionnel ne signe pas la fin du débat. Le cadre juridique de l’amnistie et la possibilité de poursuites contre les auteurs de crimes graves restent en suspens. Si l’article premier a été invalidé, les principes dégagés par le Conseil, notamment le caractère imprescriptible des crimes graves, laissent la porte ouverte à des actions judiciaires.
Reste à savoir si le gouvernement Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko chercheront à revenir à la charge avec un autre dispositif légal ou s’ils privilégieront désormais la voie judiciaire classique pour répondre aux attentes des familles de victimes et de la société civile.
En attendant, le Sénégal reste pris entre deux impératifs contradictoires : solder les comptes du passé sans rouvrir les plaies, rendre justice sans mettre en péril la stabilité. Un exercice d’équilibriste qui, manifestement, est loin d’être achevé.
AMADOU CAMARA GUEYE