Publié le 23 Feb 2020 - 02:14
MALICK NDIAYE, DIRECTEUR ARTISTIQUE DAK’ART

‘’Le thème choisi est un appel à la désobéissance à…’’

 

Il est jeune, il a du punch et s’impose, chaque jour un peu plus, dans le monde culturel dakarois. Il est promu, depuis quelque temps, directeur artistique de la 14e édition de la Biennale de l’art africain contemporain. Il est le premier Sénégalais à occuper ce poste et le deuxième à diriger cet évènement. Il partage son projet dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, lequel prend le contre-sens, à plusieurs niveaux, de ceux proposés, ces deux dernières années par l’écrivain, commissaire d’exposition, essayiste et critique d’art camerounais Simon Njami. Entretien !

 

Vous êtes le deuxième Sénégalais choisi pour être directeur artistique de la biennale. Cela vous fait quoi ?

Je suis le premier Sénégalais choisi comme directeur artistique. Ce concept, la Biennale l’a adopté en 2016. Avant, on avait des commissaires. C’est un honneur, une fierté pour moi de montrer que le Sénégal n’est pas un pays anonyme. Le Sénégal, au point de vue culturel et artistique, a une longue histoire. Le fait que les autorités sénégalaises reviennent à un choix, parce que ce n’est pas la première fois qu’un Sénégalais dirige la biennale, pour ponctuer, rappelle que le Sénégal a des acteurs culturels qui peuvent mener des débats, coordonner des activités, peaufiner des projets et animer nos politiques culturelles.

Qu’est-ce qui se cache derrière ‘’I Ndaffa’’, le thème de la prochaine édition du Dak’Art ?

De manière symbolique, on a décidé de le nommer en langue africaine. Il se trouve qu’ici, c’est en langue nationale et sérère. C’est un hasard. On pouvait choisir n’importe quelle langue. Mais j’ai estimé ici que ‘’I Ndaffa’’ avait la facilité énonciative et une certaine beauté poétique. C’est un choix personnel. N’importe quelle autre langue africaine pouvait être choisie. Ce qui était important, était de nommer les choses par les langues par lesquelles nous nous représentons le monde. C’est un début. C’est symbolique. Peut-être que les biennales qui vont suivre vont donner davantage d’accès aux langues nationales jusque dans les traductions sur le site Internet de la Biennale.

‘’I Ndaffa, forger, out of the fire’’ est symbolique, dans le sens où, dans plusieurs langues, forger avait un sens de créer, façonner, inventer. Un sens aujourd’hui tombé dans l’oubli.

Mais, du point de vue de sa signification première, on peut dire qu’on retourne aux fondamentaux. En le faisant, on fait un clin d’œil à l’Afrique, puisque les travaux archéologiques ont montré que ce continent a maitrisé la forge et la transformation du fer bien avant même l’Europe et sa Révolution industrielle. L’actuel directeur du Musée des civilisations noires, Hamady Bocoum, est l’un des premiers archéologues africains à parler de cela et à le démontrer.  S’il y a une perte de l’initiative, on peut la chercher au niveau de cette perte même du sens qu’avait la maitrise de la sidérurgie ici, jadis.

Vous êtes allez puiser dans des sens d’une autre époque, mais vous parlez de nouveauté dans le concept que vous défendez. Comment se fait la jonction ?

C’est à ce niveau que ce choix est également symbolique. Cela dans le sens où cette reprise de l’initiative revient ici non plus à travers une maitrise de la technique, mais à travers une invite à forger de nouveaux sens, savoirs, modèles et de nouvelles significations pour donner sens à notre vie. Forger de nouveaux modèles parce que si, au point de vue esthétique, des théories littéraires, du savoir de manière globale, nous consommons les produits ou bien des concepts, nous sommes à la remorque, en vérité, d’autres idées. Notre manière de voir sera subordonnée à d’autres manières de voir et de penser. Je trouvais que forger avait un sens dans le cadre global où de nouvelles géopolitiques du monde sont en train de se mettre en place.

La carte du monde même est en train de changer. Même au niveau des pays africains, les Etats se restructurent, les consciences citoyennes se développent de plus en plus. Récemment, des questions sont soulevées comme celle du franc CFA, de la restitution des objets, d’une nouvelle sensibilisation sur les manières d’être et de se comporter, de la propreté, du développement durable, des ressources gazières et pétrolières. Toutes ces questions nous plongent dans une autre dynamique. Ce n’est pas que le Sénégal qui est dans ce cycle. A géométrie variable, on peut le constater dans plusieurs pays. Nous sommes dans d’autres dynamiques et l’on se demande quelle est notre place et celle des artistes dans cette affaire. Mais également quelle y est la place d’une institution culturelle comme la Biennale. C’est pour cela que je pense, une fois encore, que ce thème est symbolique parce qu’il peut lire la géopolitique à travers une certaine lucarne, qui peut inviter les acteurs, les citoyens à travers d’autres prismes, qui peut porter une voix, un discours à travers le monde avec d’autres lunettes. Dans tous les cas, c’est une invitation.

Mais, concrètement, que renferme votre invitation ?

Puisque nous parlons de changement de modèles, de perspectives, mieux de refaçonner notre manière de voir les choses, de lire le monde et d’interpréter le réel. On assiste à un appel à la désobéissance ; désobéissance vis-à-vis des modèles reçus ; désobéissance épistémologique ; désobéissance vis-à-vis de notre manière de voir et de considérer les archives, le savoir. En somme, il s’agit d’une désobéissance à toute chose que nous avons reçue et que nous devons réinterpréter.

Serait-ce une autre manière, pour vous, d’amorcer la renaissance de l’Afrique ?

Je n’aime pas le terme renaissance, parce que l’Afrique bouge. Si renaissance il y a, je pense que l’Afrique n’a jamais été morte. Il y a une capacité de résilience, de résistance. Il faut aller chercher ces résistances. L’Afrique a souffert, mais n’a jamais été à genoux, parce qu’il y a toujours eu des forces latentes partout et dans tous les domaines. C’est pourquoi je ne veux trop user de la thématique de la renaissance ici et pour plusieurs raisons. C’est galvaudé, d’une part. Il y a des sens qu’on ne pourra pas maitriser là-dedans, qui vont tous azimuts et qui vont un peu diluer la perspective ou la vision que nous avons. Disons tout simple que c’est un nouvel appel au-delà de toutes ces théories qui accompagnent cette renaissance africaine comme le panafricanisme. C’est un nouvel appel, d’une nouvelle génération d’artistes et d’intellectuels qui veut que nous soyons beaucoup plus conscients de la destinée de l’Afrique et des enjeux qui nous attendent.

Sur le site de la Biennale, vous parlez, dans une présentation, de transmutation de concepts et de fondations de nouveaux concepts. A quoi faites-vous exactement référence ?

Aux concepts, par exemple, que nous avons reçu et dans lesquels il y a une histoire intellectuelle et parfois même culturelle. Quand on prend, par exemple, le terme patrimoine, il a une histoire façonnée à travers les âges dans une langue donnée, par rapport à des circonstances politiques, économiques, intellectuelles, mais surtout culturelles.

Parlant de la langue, il nous est difficile d’appréhender notre propre environnement à travers une langue qui transcrit et décrit le mieux ce que nous vivons. Il en est de même pour le mot art et pour d’autres concepts liés au développement, à l’économie, de manière globale à ce qui fait sens tous les jours dans notre vie quotidienne.

Quelque part, cette édition du Dak’Art viserait-elle à impulser un renouveau des arts plastiques ?

Cela est la mission de toute biennale. Toute biennale est un espace de légitimation. Un espace qui essaie de montrer le maximum possible, autant que faire se peut, de nouveaux dispositifs de monstrations, de nouveaux dispositifs que les artistes ont engendrés et qui façonnent notre vision. Cela va jusqu’à la manière d’appréhender notre environnement. On a une manière de voir aujourd’hui qui peut passer par une installation multimédia, vidéo. Ce que l’homme du XVIIIe ou XIXe siècle avait du mal à faire. Cela change complètement notre environnement, le rapport à l’esthétique, à l’art, au besoin même et à l’utilité de tous ces concepts. Je pense que c’est la destinée de toute biennale.

La Biennale de Dakar, au-delà de tous ces concepts souvent rabâchés, ce qui fait qu’ils perdent leurs sens, sa mission fondamentale est de tout faire pour que tous les deux ans, l’Afrique puisse avoir une plateforme de visibilité de ce qui se fait le mieux sur le continent et dans sa diaspora. C’est cela le but.

Le thème choisi cette année est dans la continuité de ce qui s’est fait lors des deux dernières éditions…

Nous sommes dans la Biennale de Dakar. Les éditions sont ponctuelles. Je dirais que nous sommes dans la continuité et la rupture simultanément. La Biennale de Dakar, la prochaine, doit beaucoup à toutes les autres biennales, depuis 1990. Chaque biennale a ses acquis qui doivent être conservés. C’est la raison pour laquelle, par exemple, cette année, le pavillon sénégalais sera reconduit. J’ai personnellement trouvé que c’était une belle initiative. La Biennale également trouve que ça l’est. C’est un acquis structurel auquel nous allons ajouter d’autres. Mais en cela, on peut dire qu’il y a continuité. Il y a rupture dans le sens où les artistes qui vont être choisis sont différents avec d’autres orientations. La manière de faire n’est pas la même.

Ces deux dernières années, on a vendu des pensées de précurseurs de la négritude. Vous, vous arrivez en appelant à une désobéissance à toutes les pensées reçues jusque-là ?

On peut voir dans ce thème une rupture bien sûr par rapport à celui de la dernière édition. Et cela, je le revendique. Je ne suis ni contre le panafricanisme ni la négritude ; j’ai été gavé de tout cela. Mon action, mon éducation et mon histoire intellectuelle sont façonnées par ces ouvrages, ces pensées, par leurs références que nous continuons à utiliser. Mais la rupture, ici, veut qu’on se dise à un moment que tout cela est utile, est une source d’information, mais n’est plus un horizon. On va maintenant chercher de nouvelles théories tout en restant informé par celles existantes déjà. Comme disait, je pense, Foucault, nous marchons tous sur des cadavres, parce qu’il y a des gens qui nous ont devancés, qui ont fait des choses extraordinaires. Même si on veut les dépasser de manière inconsciente, ces gens et ce qu’ils ont fait sont en nous. C’est pourquoi je veux cette simultanéité, cette ambigüité qui ressemble à une pirouette dans la rupture. Je pense qu’il est possible d’être en même temps dans la rupture et la continuité.

Que comptez-vous d’autre apporter de nouveau à cette Biennale ?

Le mot d’ordre pour cette prochaine Biennale est ‘’l’inclusivité’’ avec trois mots clés : connectivité, circulation et mobilité. Avec une gamme de paramètres et d’initiatives que nous allons mettre en œuvre. Il y a le projet ‘’Doxantu’’ (promenade). On compte inviter des sculpteurs, des designers, des artistes qui s’illustrent dans l’installation, qui vont investir le long de la corniche du littoral ouest. C’est un projet innovant de la Biennale de 2020. Cet espace est énorme. Donc, nous investissons dans la monumentalité. Pour que les projets soient, il leur faut être monumentaux, soit en hauteur, soit en investissant de larges espaces. Nous voulons un minimum de 200 m2 pour chaque artiste. Parmi ceux choisis, il y a des monuments de la sculpture africaine qui ont déjà été à Dakar et qui seront dans ce projet. On a décidé de monter ce projet après avoir constaté qu’à l’occasion de chaque biennale, on est entre nous, entre spécialistes. On peut être des milliers, des millions, mais on n’élargit pas le public. On aurait pu s’en rendre compte, pour peu qu’on étudie la réaction des Sénégalais lambda.

Il m’est arrivé de prendre des taxis pour aller à des rencontres de la Biennale et que le chauffeur me demande ce qui se passe ici, en voyant les gens. Cela m’a estomaqué. Pourtant, je suis sûr que le taximan, cette semaine-là, n’a pu rater les affiches de la Biennale ou encore les publicités à la télé et la radio. Le problème est que les gens shiftent les informations qui les arrangent et laissent les autres. Vous savez, les expositions se passent entre quatre murs. Ce qui est normal, parce qu’on doit les accrocher sur des murs et dans une salle pour des raisons de sécurité, entre autres. Là, on se dit pourquoi ne pas sortir et aller sur le littoral où la population n’aura pas besoin de pousser une porte pour entrer. Mieux, elle va se retrouver surprise dans une exposition sans savoir comment on l’y a plongé. C’est un premier objectif. Cela permettrait également, de manière indirecte, de lutter contre cette déshérence de ce lieu qui est un lieu extraordinaire.

Dans toutes les grandes capitales du monde, destinations culturelles, il n’y aucun atout comme celui qu’on a qui n’est pas exploité. Les artistes sont des citoyens comme les autres et ont une part à remplir. Ils doivent essayer d’occuper et de valoriser cet espace. Indirectement, cela va aider à lutter contre la spéculation foncière. Cela va participer d’une dynamique d’aménagement culturel, artistique du territoire. De manière indirecte, au point de vue du développement indirect, je pense que cela aura un impact sur le cadre de vie. Une famille qui sort le soir pour se promener, l’enfant qui voit des sculptures avec des signalétiques, des explications peut glaner des connaissances. Le projet mis en place va s’appesantir sur divers thèmes. Nous avons l’université qui ouvre sur la corniche ; on a le savoir avec cette structure. Nous avons le sport avec le parc sportif. Nous avons la mer, quelques hôpitaux, cliniques, etc.

Nous avons ici, bref, une gamme de thématiques dont les artistes pourraient s’approprier.

Est-ce le seul projet innovant proposé ?

Non ! J’en ai fait d’autres à la Biennale. Cette anecdote avec le taximan m’a tellement marqué que j’ai pensé que les taximen peuvent participer à l’évènement. Je ne sous-estime rien et je me dis qu’ils peuvent porter les emblèmes de la Biennale. Je me dis qu’un enfant de 7 ans qui sait lire peut, en jouant au foot devant chez lui, recevoir l’information grâce à ces taxis qui portent l’emblème de la Biennale. Ne serait-ce que lire cela. Pour moi, c’est déjà bien. Cela permettrait au taximan d’être sensibilisé par rapport à un fait. Dans la connectivité, il y a des écrans géants qui seront disposés un peu partout. Certains existent déjà, il faut que la Biennale trouve, en collaboration avec les propriétaires de ces supports, comment les exploiter. Ils serviront pour la communication. L’autre chose est qu’on sera connecté à temps réel via le streaming. Sur un site de la Biennale à Guédiawaye, on pourra suivre ce qui se passe, par exemple, au même moment au palais de Justice. Et vice-versa.

Voilà les mécanismes que nous essayons de mettre en place pour que cette Biennale connaissance la sociologie du Sénégal. Cela ne sert à rien d’exposer des œuvres plus belles les unes des autres, plus intéressantes, plus ancrées dans la connaissance les unes les autres. Pendant un mois, on dépense beaucoup de millions et on les décroche après, et on s’en va. Une biennale, on l’implante suivant la sociologie du milieu. En réalité, toute action culturelle doit l’être, sinon nous serons dans des politiques culturelles désincarnées, cosmétiques, artificielles. On les pose là parce que simplement cela se fait ailleurs et on les fait ici comme on les fait ailleurs. Du coup, c’est une vitrine et à mon avis, cela n’a aucune importance. Il faudrait des actions réfléchies, qui soient fonctionnelles, utiles au point de vue humain et rentable au point de vue cognitive.

Quand vous parlez ‘’d’inclusivité’’, vous évoquez une autre rupture. La biennale du monde, disait-on lors des deux dernières éditions. Quelle sera la place du monde dans cette édition ?

La Biennale de Dakar ne peut être que la biennale du monde. C’est une biennale internationale. Nous avons 64 artistes et il n’y a que sept artistes sénégalais parmi eux. Tout le reste vient des quatre coins du monde. Nous avons une biennale du monde. Les délégations vont venir de partout avec des collectionneurs, des directeurs de musée, de galerie, etc. Ils vont venir du monde. Les commissaires invités ne sont pas des Sénégalais. Les projets spéciaux viennent du monde, sauf Ousmane Dia qui un Sénégalais installé en Suisse. Tous les Off sont libres et ouverts. Le monde est là.

BIGUE BOB

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