''Pourquoi Wade est allé à Benghazi…''
Comment vivez-vous la situation actuelle du Sénégal ?
Le Sénégal est un pays qui m’est cher. Ce qui compte, c’est son avenir. Et tous les jeunes qui descendent dans la rue sont les porte-paroles de ces milliers d'autres jeunes Sénégalais qui sont obligés de s’expatrier tous les ans au péril de leur vie pour assurer la subsistance de leurs familles.
Il faut en face de cette situation que les forces de sécurité aient un réflexe républicain ; leur adversaire n’est pas le peuple sénégalais, ce ne sont pas ceux qui demandent justice et que les règles de la Constitution soient respectées. Mais leurs adversaires - parce que ce sont les adversaires du peuple sénégalais - sont ceux qui instrumentalisent la loi constitutionnelle pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas.
«Le deal de Wade avec les Occidentaux : ''Je vais à Benghazi reconnaître le CNT, eh bien ! vous accepterez que je torpille la constitution pour pouvoir me représenter une nouvelle fois''. C’est tout à fait évident.»
Que diriez-vous à Me Wade, comme lui l’avait fait à l’endroit de votre ex-client, le défunt Mouammar Kadhafi ?
Que le président Wade s’applique à lui-même les leçons qu’il veut constamment donner aux autres. Une constitution, c’est le socle d’une nation, on ne la tripatouille pas. Lorsque vous avez le peuple qui se lève, seule sa voix compte. Toutes les institutions sénégalaises doivent considérer que ces manifestations ne viennent pas d’adversaires ou d’ennemis du Sénégal, mais viennent du plus profond du Sénégal.
Les Sénégalais en ont assez d’être réduits à la précarité. Ce qu’ils font actuellement montrent qu’ils sont dignes de l’héritage qui est le leur. Les forces de sécurité, forces de police et de gendarmerie sont des Sénégalais. Ce ne sont pas des étrangers à la solde d’un gouvernement étranger. Ils ont en face d’eux des Sénégalais qui poursuivent en réalité de justes revendications. Et en tant que gardiens de l’ordre, ils doivent assurer l’ordre et la sécurité républicaine ; et ce n’est pas contre les manifestants qu’ils doivent se retourner, mais contre ceux qui leur demandent de se retourner contre le peuple sénégalais et ses aspirations.
«La question qui se pose est de savoir quelles sont les raisons profondes qui sont à l’origine de l’attitude du Président Wade. Qui cherche-t-il à protéger ?»
Comment appréhendez-vous le débat sur la candidature de Wade ?
Ce n’est pas possible. La reconduction d’une candidature du président Wade est anticonstitutionnelle. Lorsque le mandat présidentiel français a été ramené de 7 ans à 5 ans par le président Jacques Chirac, l’application a été immédiate. Lorsqu’il a été inscrit dans la constitution qu’un président de la République élu ne pouvait accomplir que deux mandats successifs, le président Chirac ne s’est pas présenté une troisième fois.
On ne joue pas avec une constitution. Lorsqu’on ramène une constitution de 7 à 5 ans, on dit qu’un président ne peut pas accomplir deux mandats successifs et qu’ensuite on change les règles. Cela signifie que lorsqu’on en avait proposé la réforme constitutionnelle, on avait décidé dès la présentation de cette réforme de violer la constitution. Vous ne pouvez pas avoir raison contre la terre entière, le monde entier. Je me réfère à toutes les prises de position d’éminents constitutionnalistes sénégalais, à ceux mêmes qui ont élaboré cette réforme constitutionnelle.
Tous ont indiqué que le président Wade puisse se présenter une nouvelle fois était anticonstitutionnelle. La constitution, elle, est d’application immédiate. Elle ne peut pas rétroagir dans le temps. Alors, la question qui se pose est de savoir quelles sont les raisons profondes qui sont à l’origine de l’attitude du Président Wade. Ma question est la suivante : Qui le président Wade cherche-t-il à protéger ?
Et c’est qui selon vous ?
Je laisse aux Sénégalais le soin de le dire.
«Un mort sénégalais vaut-il moins qu’un mort libyen, qu'un mort syrien ? Combien de cadavres de Sénégalais va-t-il falloir pour que la communauté internationale intervienne ? Trois, quatre, cinq...? C’est déjà ''trois, quatre, cinq'' de trop ! C’est un putsch constitutionnel.»
Quelle appréciation faites-vous de l’opposition sénégalaise ?
Elle me paraît très homogène. Elle est constituée d’hommes de qualité. Ce qui me frappe, c’est son unanimité. Tu vois des gens qui ont des sensibilités très différentes ; certains viennent du camp socialiste, d’autres du camp libéral. Mais tous sont sur la même ligne.
Et je suis tout à fait convaincu que l’opposition sénégalaise, à partir du moment où elle va demander aux institutions de respecter la légalité républicaine, va arriver à montrer et démontrer, comme les Américains l’ont déjà dénoncé, que ce qui se passe au Sénégal est un véritable putsch constitutionnel.
Le président Wade s’était rendu à Benghazi pour dire ''droit dans les yeux'' à votre client Kadhafi de quitter le pouvoir, soutenant du coup le Conseil national de transition (CNT). Comment Kadhafi a-t-il vécu ces instants ?
D’abord, pourquoi le président Wade s’est-il rendu à Benghazi, à quelle occasion et après quoi ? Après le sommet du G5 où il a été invité. Voila pourquoi il s’est rendu à Benghazi. Il s’est rendu là-bas en disant : ''Écoutez, je vais à Benghazi…'' ; en contrepartie de quoi ?
En contrepartie de quoi ?
Mais, la possibilité : ''Vous n’interviendrez pas si je me représente une nouvelle fois''. C’est tout à fait clair. C’est l’opération sur le vœu des intentions des peuples, sur le dos de l’intérêt des peuples : ''Je vais à Benghazi reconnaître le CNT, eh bien ! vous accepterez que je torpille la constitution pour pouvoir me représenter une nouvelle fois''.
C’est tout à fait évident. Combien avez-vous de morts au Sénégal depuis huit jours ? Combien risquez-vous d’en avoir dans les jours qui viennent ? Un mort sénégalais vaut-il moins qu’un mort libyen, qu'un mort syrien ? Combien de cadavres de Sénégalais va-t-il falloir pour que la communauté internationale intervienne ? Trois, quatre, cinq...? C’est déjà ''trois, quatre, cinq'' de trop ! C’est un putsch constitutionnel.
Comment Kadhafi a-t-il vécu l’attitude de Wade ?
Comme une trahison! Il s’est senti trahi. Dans le cadre des relations sénégalo-libyennes de l’époque, qui était le créancier de l’autre, qui était le débiteur de l’autre ? Poser la question, c’est y répondre. Je crois qu’il y a un éminent homme politique sénégalais (NLDR, Amath Dansokho) qui a dit qu’on ne trahit pas ses amis. Tout est dit.
Comment en parle-t-on réellement du côté occidental ?
Les gens sont totalement étonnés et surpris. Les médias français ne donnent pas un reflet exact de la situation du Sénégal. On parle de manifestations. Mais ces manifestations ont un fondement. La presse occidentale, dans ce domaine, est prisonnière de l’image qu’elle a toujours donnée du président Wade depuis des années, de l’image qu’elle a donnée de Wade lorsqu’il venait à Benghazi en reconnaissant le CNT.
Et pourquoi cette attitude de la presse française ?
C’est parce que vous avez des intérêts inavoués et inavouables qui ne sont pas conformes aux intérêts nationaux et que ce sont des intérêts particuliers. Mon opinion sur la presse française, elle est connue. Au dernier palmarès de la presse internationale, elle arrive 44e derrière la Papouasie. C’est une presse qui réagit à partir de clichés. Pourquoi cette volonté du peuple sénégalais, cette volonté des jeunes Sénégalais, pourquoi ce cri de désespoir ?
Alors, cette volonté, il faut que l’opposition soit capable de la cristalliser. Pourquoi devrait-elle en être capable ? Parce que si elle en est capable, les institutions sénégalaises se mettront du côté de la véritable légalité républicaine, c’est-à-dire le respect de la constitution et cela évitera des morts inutiles. Je fais un parallèle : c’est le même président du Conseil constitutionnel (NLDR, Paul Yao N'Dré), c’est la même personne qui a proclamé élu Laurent Gbagbo et qui a ensuite proclamé élu en lui faisant prêter serment Alassane Ouattara. C’est de la comédie.
Croyez-vous que le Sénégal, avec son histoire, sa tradition, peut accepter de telles comédies ? Les Sénégalais sont matures politiquement. Je vous rappelle que les premiers députés sénégalais à l’Assemblée nationale française ont été élus en 1848. Le Sénégal, ce n’est pas un petit pays.
C’est une tradition politique, culturelle. Le Sénégal, ce n’est pas n’importe quoi. On ne doit pas faire n’importe quoi avec le Sénégal et les Sénégalais. Les choses doivent être claires. Jusqu’où la communauté internationale sera-t-elle sourde aux aspirations du peuple sénégalais ? Voila la question. L’histoire ne retient pas dans le parcours des hommes politiques leur entrée, mais leur sortie.
Que devrait faire le président Wade maintenant pour s’en sortir ?
Rien, et rien ne justifie des morts ! La volonté populaire est la règle d’or de la démocratie. Et ceux qui la respectent seront respectés et resteront dans la mémoire des hommes.
PA ASSANE SECK