Publié le 20 May 2025 - 15:42
MOBILISATION DES RESSOURCES  

Jusqu’où le Sénégal pourra-t-il aller?

 

Au Sénégal, le rétrécissement de l’espace budgétaire reste un sujet de préoccupation, même si le niveau de soutenabilité de la dette est encore meilleur que dans beaucoup de pays africains. Face à la crise financière que vit actuellement le pays, la nouvelle administration semble avoir pris l’option de donner la priorité à la mobilisation des ressources domestiques sur celles extérieures. Si la pertinence d’un tel choix est indiscutable, il n’en est pas moins sujet à un certain nombre de risques et contraintes, qu’il faudra également identifier et prendre en charge.

La mobilisation des ressources domestiques : un casse-tête pour les pays africains

En Afrique, la volonté politique de mobiliser les ressources domestiques pour financer le développement est manifestée par pratiquement tous les pays. Et, l’agenda 2063 de l’Union africaine, retient qu’entre 75 et 90% du programme d’investissement correspondant doit être financé sur ressources financières propres aux Etats. Les ressources locales constituent, en effet, un important levier pour le développement. Selon une étude du FMI portant sur 139 pays, il apparait que les pays réalisant un ratio de 15% ou plus des ressources domestiques rapportées au PIB, connaissent des gains moyens de l’ordre de 7.5 points de croissance du PIB, par rapport aux pays qui n’ont pas atteint ce seuil (IMF WP 16-234).

Si les recettes budgétaires ont augmenté de 40% entre 2015 et 2022, en Afrique, leur rapport au PIB a diminué de 23.5% en 2010, à 19.3 en 2021, alors qu’au même moment, les recettes fiscales rapportées au PIB baissaient de 16.1% à 14.2%. A titre de comparaison, ce taux est de 23.9% pour l’Amérique latine et 31.7% pour l’Europe centrale et l’Asie. De plus, la TVA collectée ne fait que 24% du potentiel à collecter au titre de la TVA. Une augmentation de ce taux à 70%, générerait des ressources additionnelles de 171 milliards de dollars (plus de cinq fois les flux d’aide au développement en 2021) (BAD-PEA 2024).

Les défis à la mobilisation des ressources domestiques en Afrique, sont nombreux et variés. La place prépondérante que l’informel occupe dans l’économie nationale est un obstacle de taille. La faiblesse des administrations, en charge de la collecte des impôts, joue également un rôle. L’importance des transferts illicites de capitaux en dehors du continent constitue un facteur aggravant.

Le Sénégal fait mieux que la moyenne africaine mais a encore un long chemin à faire

Entre 2010 et 2022, le ratio des recettes fiscales au PIB du Sénégal est passé d'environ 15 % à 18,2 %, marquant une progression notable, mais restant inférieur au seuil de 20 % fixé par l'UEMOA. En ce qui concerne les recettes non fiscales, en 2022, elles représentaient 2.4 % du PIB, un niveau supérieur à la moyenne africaine. Les dons en représentaient la plus grande part, s'élevant à 0.9 % du PIB et 37.9 % du total des recettes non fiscales (données Banque mondiale et OCDE).

Sur d’autres fronts, les contreperformances du pays sont tout aussi remarquables. Par exemple, malgré le boom immobilier que le pays a connu sur une longue période, la part de l’impôt sur les propriétés bâties reste faible (0.5% du PIB), en plus d’avoir un rythme de croissance qui est très loin de suivre celui de l’immobilier. Comme partout ailleurs en Afrique, l’imposition de l’informel constitue le ventre mou du système fiscal sénégalais, avec moins de 3% des recettes fiscales directes générées par ce secteur, malgré une part dans le PIB avoisinant le 40%. La faible efficacité des procédures, et règles liées au recouvrement est également à souligner.

Le document diagnostic du MCC II, sur le Sénégal, estime à 620 heures, le temps nécessaire pour déclarer et payer ses impôts, contre 109 pour le Rwanda et 173 pour la Cambodge. De plus, il y a trop d’impôts, au total 58 différents impôts et taxes qu’une entreprise doit payer, contre 25 au Rwanda. Seule une faible proportion d’entreprises supporte la plus grande part des recouvrements. Beaucoup de grandes entreprises que nous avons rencontrées durant nos missions de terrain pointent du doigt un phénomène de harcèlement fiscal, faisant que plus vous payez, plus vous êtes exposé.

Enfin, les dépenses fiscales, constituées des exonérations accordées à certains types d’acteurs ou d’opérations, représentent un manque à gagner non négligeable pour le budget de l’État. Selon une évaluation faite par le Ministère de l’Economie, en 2016, il a été dénombré 327 types de dépenses fiscales, allant des entreprises aux ménages et surtout aux multinationales. Le manque à gagner fiscal correspondant pour la période 2008-2012 s’élève à 1375 milliards FCFA, soit 18% du PIB annuel dans la même période (ONG 3D, 2019).

Pour toutes ces raisons, le pays perdait avant la Covid.19 l’équivalent de 10.8% de son PIB, de manque à gagner fiscal (Niang et Mbaye, Center for Global Development 2020). Réaliser même la moitié de ce potentiel, permettrait de significativement augmenter les marges de manœuvres budgétaires.

Quelques points d’attention

La contrainte la plus radicale à l’élargissement de la base taxable est, sans nul doute, la faiblesse de la structure productive qui reste dominée par l’agriculture et les services, tous deux, très peu productifs et largement informels. Malgré les taux de croissance obtenus depuis les années 2010, le Sénégal fait toujours face à de sérieuses contraintes sur la compétitivité de son économie, qui empêchent le développement des chaines de valeur capables de soutenir le secteur des exportations ou de remplacement des importations. En conséquence, le solde du compte courant est structurellement déficitaire, au-dessus de la limite de 5%, recommandée par l’UEMOA. Les revenus provenant des hydrocarbures peuvent renforcer ou atténuer ces tendances, selon les années, mais ne les changent pas fondamentalement. Le niveau et la croissance du PIB jouent un rôle central dans le recouvrement tant de l’impôt direct que de l’impôt indirect.

Il en découle que le premier point d’attention à considérer par l’État, dans sa volonté d’améliorer le niveau de mobilisation des ressources, est la préservation de la base productive du pays, déjà très faiblement diversifiée et fortement plombée par un environnement des affaires des plus moroses. A cet égard, la rationalisation des différents types d’impôts permettrait d’éviter le syndrome du « trop d’impôt qui tue l’impôt ».

La fiscalisation de l’informel devrait être envisagée avec une extrême prudence, étant donné son caractère, à la fois, hétérogène et sensible. Il y cohabite en effet de grands opérateurs que l’État devrait davantage ramener dans le giron fiscal du formel, et de très petits acteurs qui ont plus besoin d’accompagnement du service public.

Enfin la rationalisation des dépenses fiscales devrait prendre en compte les besoins spécifiques de certains ménages exposés à des situations de vulnérabilité particulière, mais aussi la nécessité pour l’Etat d’octroyer des incitations spécifiques à certains investissements stratégiques.

Quel contrat social pour des réformes économiques impopulaires mais nécessaires ?

La mobilisation des ressources domestiques est un exercice difficile et périlleux pour tout gouvernement. Il s’agit, en effet, de faire un choix entre la consommation présente et la consommation future (c’est-à-dire l’épargne et l’investissement). Elle implique des réductions de dépenses publiques, qui feront mal aux agents économiques, et/ou une augmentation des impôts, qui fera également mal. Les pays actuellement développés ou émergents, à un moment ou à un autre de leur processus de développement, ont dû recourir à des méthodes très autoritaires, pour y arriver. Les témoignages poignants de certains récits littéraires donnent une représentation assez réaliste de drames sociaux, en rapport avec la formation du capital industriel en Europe et dans le Nouveau Monde. Les pays qui ont émergé plus récemment comme la Corée et la Chine, ont suivi une trajectoire un peu similaire.

Mais l’exemple le plus patent, dans ce domaine, est celui de l’URSS, où la volonté politique de rattrapage des rivaux occidentaux a conduit à une suppression systématique de la consommation au profit de l’investissement, dans des conditions souvent dramatiques. Selon l’historienne Sylvie Arend, en 1956, 71% de la production industrielle soviétique était constituée de biens d’investissements, contre seulement 29% de biens de consommation ! Même durant la famine des années 30 que le pays a connue, d’importantes quantités de céréales furent exportées en échange de biens d’équipements. Si l’URSS a réussi à se hisser à la deuxième place de l’économie mondiale, dès la fin de la Deuxième Guerre, cela s’est fait au prix de choix politiques très difficiles, au profit de l’investissement civil et militaire, et au détriment du bien-être immédiat des ménages.

Avec l’avènement de la démocratie et du progrès social que l’humanité a connu, ces méthodes de constitution d’épargne forcée, au prix de l’appauvrissement des populations, ne sont plus envisageables. À la place, des stratégies basées sur un système d’incitation et de coercition compatible avec les règles d’une économie de marché, sont de mise. Dans le contexte politique du Sénégal, toujours marqué par des rivalités de grande ampleur entre pouvoir et opposition, il n'est pas étonnant que les mesures visant à augmenter l’épargne nationale, en particulier, à travers une réduction du déficit budgétaire, aient autant de mal à passer. Seul un fort consensus, entre les différents acteurs politiques et sociaux de l’espace public, pourrait permettre la mise en place de réformes structurantes pour l’économie.

Ahmadou Aly Mbaye.
Professeur d'Economie et de Politiques Publiques

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