Au nom du croissant lunaire !
Le nom de Mourchid Ahmed Iyane Thiam est à jamais lié au mois de Ramadan. Président de la Commission nationale de concertation sur le croissant lunaire (Conacoc) dont il est l’initiateur, le patriarche est aujourd’hui contesté par une partie des musulmans et bousculé par la Science. Mais tel un roseau, il a résisté à toutes les controverses.
On ne peut pas parler de Ramadan au Sénégal sans évoquer le nom de Mourchid Iyane Thiam. Cet ancien professeur se retrouve chaque année sous les projecteurs au début et à la fin du neuvième mois du calendrier de l’Islam. Le jeudi 14 juin 2018 coïncidant avec le 29e jour du mois de Ramadan n’a pas échappé pas à la règle. Le président de la Commission nationale de concertation sur le croissant lunaire (Conacoc), aidé par ses collaborateurs et correspondants régionaux, scrutait la lune au moment où la Coordination des musulmans du Sénégal avait déjà fixé la fête de l’Aid el-Fitr (Korité) le vendredi le 15 juin 2018. Cette situation présageait deux célébrations de Korité au Sénégal. C’est pourquoi le discours du président du Conseil supérieur islamique était très attendu.
Sa déclaration, intervenue vers 21h, va confirmer ce que bon nombre de Sénégalais avaient déjà retenu, c’est-à-dire la fin du Ramadan, le jeudi 14 juin. ‘’Le croissant lunaire est aperçu dans les régions de Tambacounda et de Ziguinchor. Donc la Korité sera célébrée le vendredi 15 juin 2018 sur toute l’étendue du territoire national.’’ Cette décision a été suivie par toutes les familles religieuses, permettant ainsi à tous les musulmans sénégalais de fêter la Korité dans l’unité. ‘’Je rends grâce à Dieu. Je Le remercie énormément parce qu’Il m’a donné l’opportunité de travailler pour ma religion jusqu’à l’âge de 80 ans. Je continuerai avec l’aide de Dieu’’, souhaite-t-il.
Entre Iyane Thiam et le croissant lunaire, c’est une vieille histoire. Le patriarche déclare avoir institué lui-même la commission en 1996, dans l’unique but d’unifier les familles religieuses du Sénégal. La création de cette commission a été bénie par tous les Khalifes généraux de l’époque : Serigne Abdou Aziz Sy Dabakh, Serigne Saliou Mbacké, El Hadji Abdoulaye Ibrahima Niasse (Médina Baye Niasse), El Hadji Oumar Niasse (Léona Niassène), Thierno Mountaga Tall de la famille omarienne et Cheikh Tidiane Seck de Thiénaba. ‘’Je leur ai dit qu’il y a des divergences entre eux sur le croissant lunaire. Je voulais les aider parce qu’il y avait un manque de coordination. C’est ce que la commission tente de faire’’, indique-t-il.
Plus de 20 ans après, force est de constater que l’entité n’est presque jamais arrivée à sa mission. Des divisions sont toujours notées au sein de la communauté musulmane pendant la célébration des fêtes religieuses. A plusieurs reprises, des différences de dates ont été notées entre Touba, Tivaouane, Médina Baye ou la famille omarienne, alors que toutes ces cités religieuses sont représentées dans la commission. Presque chaque année, une famille religieuse prend sa décision indépendamment de la position de Iyane et Cie. La commission fait aujourd’hui l’objet de plusieurs contestations. Des fidèles, les ‘’Ibadous’’ notamment, ont créé leur propre commission : la Coordination nationale des musulmans du Sénégal. Mais Iyane n’en a cure. Il dit avoir le sentiment d’un devoir accompli. ‘’Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que j’ai réussi ma mission.’’
‘’Je ne peux pas gérer ceux qui suivent l’Arabie Saoudite’’
Depuis 10 ans, les familles religieuses du Sénégal jeûnent ensemble. Elles célèbrent aussi la Korité et la Tabaski à l’unanimité. C’est ce que je cherchais lorsque je mettais en place cette commission’’, se réjouit-il. Pour lui, la priorité, c’est l’unité de la communauté islamique sénégalaise ‘’Je prône l’unité des musulmans. C’est pourquoi je ne vais jamais prononcer l’apparition du croissant lunaire sans me fonder sur des bases claires. La commission a établi ses critères qu’elle respecte avec rigueur. Je ne peux pas gérer ceux qui suivent l’Arabie Saoudite ou d’autres pays. Ils sont libres. Nous n’avons pas la même conception des choses’’, regrette-t-il.
Outre la création de la Coordination des musulmans du Sénégal, il y a eu la naissance de l’Association sénégalaise pour la promotion de l'astronomie (Aspa). Mais selon l’ancien président de l’amicale des étudiants sénégalais de BE.NE.LUX (Belgique, Nederland et Luxembourg), l’Astronomie ne peut pas se substituer à la (conaccoc). En plus, les musulmans doivent prendre cette discipline avec des réserves, pense-t-il. ‘’Quand Allah le Tout-Puissant et son Prophète donnent des recommandations claires, on n’a pas besoin des interprétations ou de faire un recours exclusif à la science.’’ Il se dit toutefois ouvert aux avis de Marame Kairé et ses camarades. ‘’Nous prenons en compte leurs conseils et recommandations parce qu’ils nous facilitent souvent la tâche, mais on ne prend pas leurs paroles comme des vérités absolues’’, tempère-t-il.
Ce patriarche, né en 1937, connaît bien le terrain islamique. Issu d’une famille religieuse (omarienne), il a mémorisé le Coran à l’âge de 10 ans, du vivant de son père. Ce dernier a été rappelé à Dieu en 1947 après s’être rassuré de la maîtrise du Livre Saint de l’Islam par son fils. Son état d’orphelin n’a fait que renforcer sa détermination. Le jeune Iyane est parti de son propre gré à Kaolack chez Mame Khalifa Niasse (père de Sidy Lamine Niasse et Ahmed Khalifa Niasse) pour entamer des études en sciences islamiques. Il a ensuite fréquenté le daara (école coranique) de son homonyme (Ahmed Iyane Thiam) à Saint–Louis pour ses études en sciences islamiques. Toujours habillé en tenue traditionnelle (kaftan ou grand boubou), ce vieux à la voix fluette est certes d’un commerce facile, mais cette ouverture ne signifie pas nécessairement une flexibilité.
L’homme à la barbe blanche bien taillée reste intransigeant sur les critères qui fondent ses décisions. Pour lui, les musulmans ne peuvent pas commencer ou terminer le jeûne sans avoir vu le croissant lunaire à l’œil nu sur l’ensemble du territoire national. Il se base sur un ‘’hadith’’ (parole du Prophète Mouhamed paix et salut sur Lui). ‘’Jeûnez si vous la voyez (la lune), interrompez si vous la voyez’’, insiste-t-il. Mourchid Iyane Thiam partage certes le même argumentaire avec d’autres musulmans, mais ils ne s’accordent pas sur l’interprétation du texte. Les autres, eux, prônent l’universalité du croissant lunaire.
Senghor : ‘’Etudiant de carrière ; on dirait que tu ne rentres jamais’’
Le père de Zahra Iyane Thiam, ministre conseiller du président de la République, a fait de la cause islamique son cheval de bataille. Les différentes fonctions (professeur d’Arabe, chef du département Amérique-Asie au Ministère des Affaires étrangères, conseiller technique chargé de l’enseignement arabe du ministre de l’Enseignement supérieur) qu’il a exécrées témoignent de sa riche carrière de 23 ans. Une carrière qui ne s’arrête pas d’ailleurs malgré un départ à la retraite il y a 15 ans.
Après avoir approfondi ses études en sciences islamiques à Saint-Louis, il est parti au Maroc en 1959 où il a obtenu un brevet en Arabe à l’institut Al-Azar de Casablanca (en 1961) et un baccalauréat en 1964 au Lycée Maghreb Arabe de Rabat. Mourchid Iyane Thiam a été le premier Sénégalais à s’inscrire à l’université Mouhamed V d’où il est sorti avec une licence en sciences juridiques et politiques. L’ancien président de l’amicale des étudiants sénégalais de Maroc, initiateur de la réforme permettant aux arabisants de poursuivre leurs études dans les universités françaises, sera le premier noir titulaire d’un diplôme arabe à intégrer l’Université libre de Bruxelles (Luxembourg). Mais il devait suivre d’abord un stage en langue française (trois mois de perfectionnement).
Le président Senghor et l’ambassadeur Djim Momar Guèye avaient donné instruction au ministre des Affaires étrangères d’alors, le professeur Assane Seck, de le rapatrier en 1970 après l’obtention d’une maîtrise en sciences politiques à l’Université de Bruxelles. Pour lui, ce retour a été causé par les grèves répétitives qu’il menait en terre marocaine. ‘’J’ai été victime de ces contestations parce que je fatiguais les autorités sénégalaises en leur exposant les revendications des étudiants arabisants. Ces contestations ont amené le Président Senghor à contourner Rabat lors d’un voyage, en faisant son escale à Marrakech. Mais Il n’a pas échappé à Mourchid parce qu’il l’a aperçu quand il est descendu de l’avion ’’Ce jour-là, Senghor a été surpris. C’est pourquoi il m’a dit : ‘’Etudiant de carrière ; on dirait que tu ne rentres jamais’’. Ce long combat a permis l’adoption de la réforme autorisant les titulaires du baccalauréat arabe de poursuivre leurs études dans les universités françaises et européennes, grâce aux bons offices de Serigne Abdou Aziz Sy Al-Amine et de Serigne Moustapha Cissé de Pire.
Auteur de l’introduction de la section arabe à l’Ecole normale
Après son rapatriement en 1970, il a été nommé professeur d’Arabe au lycée Faidherbe de Saint-Louis par décret présidentiel. Il a ensuite occupé le poste de conseiller technique chargé de l’enseignement arabe du premier ministre sénégalais de l’Enseignement supérieur, Ousmane Camara, de 1973 à 1980. L’introduction de la section arabe à l’école normale supérieure de Dakar devenue Faculté des sciences et techniques de la Formation (Fastef) est à son actif. Il a obtenu cet acquis lorsqu’il était en service au ministère de l’Enseignement supérieur. La formation qu’il a suivie à l’Ecole nationale d’administration et de la magistrature (Enam) entre 1978 et 1980 lui a permis d’occuper la tête du département Amérique-Asie du ministre des Affaires étrangères.
Il revient au bercail en 1991 pour occuper le poste de conseiller du médiateur de la République jusqu’en 1992, avant de retourner au ministère des Affaires étrangères où il a pris sa retraite en 1993. Ahmed Iyane Thiam, décoré à deux reprises (Ordre national du Mérite en 1990 et Ordre national du Lion en 1998) par l’ancien président de la République Abdou Diouf, n’a pas été suivi sur le terrain islamique par ses descendants. Ses fils Ousmane Iyane Thiam et Ibrahima Iyane Thiam s’activent dans le sport. Le premier est le fondateur de l’Organisation nationale de coordination des activités de vacances/Renouveau (Oncav/R). Le second est un footballeur professionnel évoluant en Belgique. Il a également une fille cardiologue. Mourchid Ahmed Iyane Thiam tient encore à la présidence de la Conacoc dont il est le fondateur. Mais avec la contestation de plus en plus vive, avec même des appels à la dissolution de la commission, se pose la question de savoir jusqu’à quand il pourra continuer à résister.
OUMAR BAYO BA