Legs-Africa tacle la riposte du Sénégal face à la pandémie
Un rapport de l’organisation de la société civile évalue la réponse apportée par l’Etat du Sénégal aux deux premières vagues de la Covid-19.
Le Sénégal cherche encore les moyens d’en finir avec la troisième vague de coronavirus qui touche le pays, depuis l’apparition du variant Delta. Cependant, qu’ont retenu les autorités sur les deux précédentes qui ont été observées ? Avant une nouvelle explosion des contaminations, le pays a connu deux vagues épidémiques, avec un premier pic au mois de juillet 2020 et un deuxième pic épidémique au mois de janvier 2021.
Si l’évaluation, par les pouvoirs publics, est encore espérée, Legs-Africa, avec l’appui technique et financier d’Osiwa, a réalisé une étude d’évaluation de la riposte de l’Etat du Sénégal face à la pandémie de coronavirus, à travers une enquête portant sur 1 200 ménages sénégalais dans trois localités différentes (Touba, Guédiawaye, Dakar).
Les résultats ont permis de mesurer l'efficacité perçue de différentes mesures de santé publique spécifiques prises par l’État du Sénégal. Plus d’une année de riposte sanitaire, une évaluation des décisions prises, des politiques adoptées et des actions menées pour lutter contre l’épidémie s’avère nécessaire et utile.
La grande difficulté de cette enquête fut la disponibilité des données. Ce qui a eu des conséquences sur l’analyse épidémiologique ‘’limitée par l’absence d'enquêtes représentatives régulières qui permettent d'avoir une évaluation de la circulation du virus dans la population sénégalaise. Il est difficile de savoir qui est atteint ou qui ne l'est pas, d’autant plus qu'une grande partie des personnes qui contractent le virus ne développent pas de symptômes. (…) Le processus de collecte de données est peu clair, avec une absence de linkage des bases de données et d’un organe de gestion et de régulation des bases de données à caractère public’’, souligne le document.
Le processus de collecte de données est peu clair
Après avoir connu son premier cas officiel de contamination au coronavirus le 2 mars 2020, constate le rapport de Legs-Africa, le Sénégal a articulé sa riposte sanitaire autour du concept ‘’One Health’’, en élaborant un plan de contingence inspiré du Plan national de sécurité sanitaire.
Ainsi, l’État a mis en place une série de mesures de santé publique pour prévenir et contrôler l’épidémie. Et, en même temps, réduire les effets négatifs de ces mesures. Ces dernières, comme dans plusieurs pays, ont été décidées sans preuves scientifiques de leur efficacité et parfois sans envisager leur probable contre-productivité.
Dans la pratique, ces mesures ont été les suivantes : couvre-feu, fermeture des lieux de culte, régulation des transports en commun, port du masque obligatoire dans les lieux publics, interdiction des rassemblements, annulation des événements culturels/sportifs, fermeture des écoles et universités, interdiction de voyage inter-régional pendant un à deux mois, mise en quarantaine des cas contacts, etc. Mais leur sévérité ou ‘’leur assouplissement ne suivait pas la courbe épidémique, lors de la première vague. La deuxième vague, alors plus virulente, est intervenue au moment où la plupart des restrictions avaient été levées et les cas positifs et cas contacts étaient isolés à domicile’’.
Avec le recul, révèle le rapport de Legs-Africa, les Sénégalais ont considéré la fermeture des écoles, des lieux de culte et des marchés, l’instauration du couvre-feu, la restriction des déplacements interurbains, comme étant les mesures les moins efficaces.
Si le rapport a été produit dans le cadre de la redevabilité active de la gouvernance sanitaire, économique et sociale de la pandémie de la Covid-19 au Sénégal, l’organisation de la société civile a noté ‘’une absence totale du respect des mesures de bonne gouvernance et de transparence’’ au Sénégal. Malgré la mise en place d’une architecture exceptionnelle de gouvernance composée d’un conseil stratégique, d’un comité exécutif et d’un comité de suivi de la mise en œuvre des opérations du fonds de riposte et de réduction des effets de la pandémie.
‘’Une absence totale du respect des mesures de bonne gouvernance et de transparence’’
Le document rapporte que ‘’l’aide alimentaire destinée aux populations vulnérables a été dévoyée, à cause notamment de la polémique autour de l'attribution du marché de denrées, soustrait du Code des marchés par décret et dont l'exécution a été aux antipodes des principes de bonne gouvernance’’. De plus, ‘’la stratégie de distribution des aides alimentaires est tout aussi problématique. Les mêmes inquiétudes ont été également perçues dans la gestion du Force Covid-19, notamment au niveau des différents ministères impliqués et aussi des fonds destinés au renforcement du système de santé, particulièrement l’utilisation des équipements et des intrants acquis dans le cadre de la riposte, au moment où de nouvelles carences sont observées dans la prise en charge des malades de la troisième vague’’.
Au plan politique, le président de la République, dans sa première adresse à la Nation le 31 mars 2020, a usé de la métaphore ‘’guerrière’’, pour expliquer le péril qui menace sans discernement tous les pays, toutes les couches, avant d'annoncer une batterie de mesures. Cela lui a permis de fédérer, en ce moment, un formidable élan de solidarité, lorsque les premières mesures ont été prises et que le Force Covid a été créé. L’on se rappelle des audiences accordées à tous les leaders politiques au palais pour des consultations.
Cependant, retient le document, force est de constater que plus la crise perdure, plus on se rend compte de l’absence de bases tangibles qui fondent la prise de certaines décisions et de leur anachronisme par rapport à l’évolution de l’épidémie dans le contexte sénégalais.
Ainsi, ‘’les décisions prises, pour l’essentiel, portent atteinte de manière considérable aux libertés fondamentales garanties par la Constitution, en son article 8. Elles interrogent le fonctionnement démocratique, parce qu'elles imposent souvent des situations exceptionnelles’’.
L’analyse se poursuit en notant que beaucoup de mesures n’étaient ni opportunes ni proportionnelles : ‘’Au début de la pandémie, le confinement général ne s’imposait pas. La mesure pouvait être valable dans les trois zones les plus touchées, à savoir Dakar, Thiès et Touba, qui concentraient 76 cas sur les 79, les trois cas restants étant répartis dans trois régions différentes. Un accent particulier aurait dû être mis sur la communication ainsi que les autres stratégies de riposte et la protection des personnes vulnérables. Aussi, fallait-il corriger les défaillances de la surveillance aux frontières, car plus de 50 % des cas étaient importés.’’
Parallèlement aux restrictions imposées aux populations, dénonce le rapport, ‘’les pouvoirs du chef de l'Etat se trouvent renforcés. On assiste alors à une hypertrophie des prérogatives présidentielles’’.
L’enquête de l’organisation de la société civile permet également de noter que le Sénégal n’a pas eu de stratégie adaptée. ‘’Il a copié sur des pays totalement différents à tout point de vue. En France, un nouveau régime d’exception en matière sanitaire a été institué par la loi n°2020-290 du 23 mars 2020, distincte de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Le Sénégal a seulement ajouté trois articles au nouveau texte, en changeant le mot ‘urgence’ par celui de ‘catastrophe’’’. Un mimétisme contre-productif, vu la différence de la construction économique entre le Sénégal et la France.
En effet, ‘’avec un million de ménages vulnérables, c’est-à-dire presque 10 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté et 97 % de l’activité économique entre les mains du secteur informel, l’État peut-il, pour maitriser la propagation du virus, utiliser les mêmes stratégies que les pays développés, c’est-à-dire maintenir son économie à l’arrêt avec toutes les conséquences sanitaires et sociales y découlant ?’’, se demande Legs-Africa.
Cela pour dire que les conséquences qui ont suivi les premières mesures et les comportements de résistance observés chez les populations exigent une compréhension plus approfondie du contexte et une meilleure orientation de la riposte.
Ces choix discutables ont fait qu’au plan socio-économique, les mesures prises par le gouvernement ont eu des répercussions désastreuses. Selon les données recueillies par l’organisation de la société civile, ‘’avant la crise de la pandémie à Covid-19, l’économie sénégalaise était au bord du gouffre sur tous les plans. Les signaux étaient au rouge. Certains investissements faits durant la période préélectorale de 2019 n’ont pas aidé au remboursement de la dette très élevée (presque 9 173 milliards de F CFA) et les mesures d’état d’urgence, de couvre-feu, de restrictions des déplacements ont affecté négativement le portefeuille des ménages et des caisses du gouvernement’’.
Des réponses non-adaptées à une économie informelle, comme celle du Sénégal
Malgré les réponses apportées face à un problème sanitaire, économique, social, politique…, l’Etat n’a pas pris la bonne mesure de la portion congrue que représente le secteur formel, ‘’avec moins de 3 % des entreprises et un nombre de salariés estimé à 400 000 personnes. En moins de 10 jours (23 mars-3 avril 2020), l’économie était presque à genoux. Les restrictions commençaient à impacter négativement l’activité économique, surtout le secteur informel‘’.
Aussi, retient le rapport, ‘’les mesures du Plan de résilience économique et social (Pres) qui s’ensuivirent sont pertinentes pour soutenir l’économie formelle, mais seulement dans le très court terme (maximum 40 jours). Sur les 1 000 milliards, aucun filet pour sécuriser le secteur informel. Le manque d’inclusivité du plan de soutien à l’économie démontre ses limites’’.
A cela s’ajoute un certain nombre de principes d’éthique qui ont été malmenés par les stratégies mises en œuvre par l’État du Sénégal. ‘’La bienfaisance et la non-malfaisance (ne pas causer indûment de torts à autrui) sont entrées en tension’’, dénonce le document. Par exemple, illustre-t-on, l’impact de la pandémie a été moins ressenti chez les agents de l’État que chez ceux du secteur privé et du secteur informel où l’on a relevé des pertes d’emploi, la fermeture d’entreprises, la baisse de revenus. Cela, même si des initiatives ont été prises par l’État pour atténuer les effets pervers des mesures.
Lamine Diouf