Tournant musical d’une génération
Le Sénégal, pays riche en traditions culturelles et musicales, est reconnu pour son patrimoine unique marqué par des genres comme le mbalax, popularisé par des légendes comme Youssou Ndour. Cependant, les dernières décennies ont vu une évolution significative du paysage musical sénégalais, alimentée par la mondialisation, l’influence des médias sociaux et l'adoption croissante des genres musicaux étrangers. Cette ouverture suscite des inquiétudes quant à la perte progressive d’une identité culturelle du pays.
Aujourd’hui, la musique s’oriente vers un nouveau registre. La composition musicale s’ouvre et se diversifie. Les jeunes artistes qui marchent ne font pas ce mbalax auquel on avait habitué une partie du public sénégalais. Mia Guissé est de ceux-là.
D’ailleurs, depuis le début de sa carrière, elle s’est toujours démarquée. Avec son ex-mari et duettiste, ils étaient parvenus à s’inscrire dans un style particulier qu’ils avaient nommé le wolof beat. Ils avaient également réussi à avoir un public assez fidèle ici et un peu partout en Afrique. Au début de sa carrière solo, elle a continué sur la même lancée, jusque dans l’écriture. NFU, qui était son duettiste, a commencé sa carrière en tant que rappeur. Donc, il avait une façon poétique d’écrire ses textes. Ce à quoi Mia a été habituée. ‘’Ideu’’ son premier single, s’est inscrit dans la même logique, même s’il faut souligner qu’il a été écrit par un rappeur, le talentueux Kruh Mandiou Mauri.
D’ailleurs, il est l’auteur de beaucoup de textes de chanteurs sénégalais qui marchent actuellement comme Wally Ballago Seck ou encore Pape Diouf.
Il faut souligner que les rappeurs ont beaucoup contribué au changement dans l’écriture des textes des chanteurs mbalax. Ils sont maintenant de plus en plus rimés. Comme Kruh, Bakhaw de Dabrains est de ceux qui prêtent leur plume. Il est l’auteur de divers textes de Viviane.
Mais ce n’est pas que le texte qui interpelle. Il y a la composition musicale. Les artistes qui marchent actuellement, en dehors de quelques artistes comme Aida Samb ou Momo Dieng, font dans un style très varié. C’est le cas de Tex LBK, Amadeus, Ash The Best et Obree Daman. Ce qui ne fait pas que ravir les mélomanes, mais également certains de leurs collègues musiciens.
Producteur et musicien, Michael Soumah est pour une musique de mélange et de collaboration. ‘’Nous vivons dans un monde globalisé où les barrières culturelles s'estompent et où la musique se nourrit de la diversité. Le succès des genres musicaux qui transcendent les frontières repose souvent sur leur capacité à intégrer des éléments de différentes cultures tout en restant authentiques. C’est cette mixité, cette collaboration entre les traditions et les influences modernes qui fait la richesse de la musique aujourd'hui’’, soutient le producteur et artiste musicien Michael Soumah.
Les traditions. Une musique qui a de solides racines. Le mbalax en est une, comme l’explique le professeur d'éducation musicale, gestionnaire de patrimoine culturel et chercheur musicographe Bernard Bangoura. ‘’Le mbalax est originellement traditionnel, par les faits d'une production musicale et d'une représentation sociétale respectivement liées aux instruments de musique et aux sonorités d'une part, et les formes d'appropriations sociales anciennes et spécifiquement locales’’.
D’après lui, l’évolution significative du paysage musical sénégalais est alimentée par la mondialisation et bien d’autres facteurs ‘’historico-musicologiques’’. En effet, dans l'usage pionnier et continu, à partir des années 1940, d'instruments de musique modernes par des musiciens locaux qui puisaient leur inspiration à la source traditionnelle (rythme et danse). Ce qui obligeait l'adoption plus ou moins complète de structures sonores étrangères au système musical traditionnel.
Le facteur de l’esthétique, selon M. Bangoura, a également subi une influence des différents styles de musique étrangers et leur cohabitation reformulée avec des musiques traditionnelles locales, dont le mbalax.
C’est en ce sens que le journaliste culturel à Radio Sénégal internationale, Alioune Diop, renchérit : ‘’Il y a une transition générationnelle où les jeunes musiciens se tournent vers des genres musicaux plus modernes, influencés par l’afrobeat nigérian, encore appelé de la niga pop, qui a dominé la scène musicale ces dernières années. Cette nouvelle génération cherche à s'adapter et à innover pour se connecter avec son propre public. Donc, ils ne peuvent pas jouer le mbalax d’avant’’.
Pour lui, les jeunes font une musique qui s'ouvre aux tendances musicales. Surtout que pour Alioune Diop, le public a des attentes que le musicien doit satisfaire. ‘’Les anciens artistes, autrefois célèbres, peinent à maintenir leur notoriété face à cette nouvelle vague musicale. Les tournées et les concerts sont moins fréquents, ce qui complique encore plus la situation. En ce qui concerne les jeunes, poursuit-il, ils font une musique qui s’adapte à leur public, car il y a une réelle ouverture vers d’autres influences. Ils s’imposent ici parce qu’ils font une musique qui s’adresse à des gens qui ont leur âge’’.
D’ailleurs, le professeur Bernard Bangoura a abordé ce facteur du consumériste populaire. En effet, avec la découverte de la radio, la naissance de l'industrie phonographique, la révolution de technologies de l'information et de la communication et la profusion planétaire de leurs dérivés, cet aspect va créer dans les rapports interculturels le phénomène de l'influence esthétique et la réorientation des goûts musicaux. ‘’Pour ainsi dire, les chaînes de télévision et les plateformes musicales qui diffusent ces nouvelles sonorités influencent fortement les jeunes artistes, les obligeant parfois à suivre une certaine ligne musicale et esthétique pour être programmés. Cela pourrait être une façon de standardiser la musique sénégalaise et de diluer les spécificités du genre traditionnel comme le mbalax.
La langue et la communication, des barrières à l’internationalisation du mbalax
Les artistes sénégalais rencontrent des difficultés à se faire entendre sur la scène internationale, en partie en raison des barrières linguistiques. La maîtrise du français est cruciale pour la communication et la promotion à l'international, et certains artistes peinent à surmonter cet obstacle. Le mbalax joué à l’époque avait du mal à s’imposer. Il n’avait qu’une existence scénique. Des tournées communautaires et professionnelles étaient organisées au temps de Didier Awadi, Youssou Ndour, etc. Il y en avait énormément et c’était sous la houlette de feu Mamadou Konté. Malheureusement, on n'en a plus aujourd’hui. Par ailleurs, il est indiqué que tous les succès obtenus se faisaient avec des maisons de production, des tourneurs étrangers ou c’était des chansons réalisées en duo avec des artistes étrangers. ‘’Ils (NDLR : les producteurs, arrangeurs, compositeurs, instrumentistes étrangers) réorientaient le mbalax en mettant un peu d’ordre pour que ce soit accessible, surtout pour le public étranger.
Aussi, insiste Alioune Diop, ‘’le français a été ou est toujours un obstacle pour certains pour défendre leur travail. Car maintenant, il ne suffit plus de travailler et d'exposer, mais il faut accompagner son travail avec un discours. Les paradigmes ont changé. Et le fait que les artistes peinent à parler français pose problème’’.
Les conséquences sont énormes et cela fait donc partie des blocages à l’essor du mbalax hors des terres sénégalaises. Ensuite, ce sont les décideurs, les maisons de disques qui arrivaient à propulser les artistes de l’avant. ‘À l'époque où elles étaient là, il y avait une sélection et elles permettaient aux artistes d’avoir une certaine visibilité, d’être mis en avant’’.
Le mbalax certes influencé, mais toujours préservé
Par ailleurs, même cette musique appelée musique sénégalaise de manière triviale semble avoir changé dans sa composition ; elle ne l’est qu’en partie. Le mbalax a un bouclier, soutient le journaliste Alioune Diop. ‘’Les animateurs de la bande FM jouent un rôle crucial en préservant et en protégeant cette musique. En diffusant régulièrement du mbalax pur et authentique, ils contribuent non seulement à entretenir la popularité de ce style musical, mais aussi à éduquer les nouvelles générations sur ses origines et sa signification profonde. Ce travail de conservation et de transmission est essentiel pour maintenir l'intégrité culturelle du mbalax. ‘’Il les définit comme étant de véritables gardiens d'une tradition musicale précieuse et leur dévouement mérite d'être salué’’.
Optimiste, M. Diop est d’avis ‘’qu’on peut exporter d'autres genres musicaux venus de groupes sociaux ethniques pour améliorer le mbalax. On a évoqué la barrière linguistique, mais c’est un problème mineur, pour ne pas dire qu’il n’en est pas un. On peut écouter une musique sans connaître la langue dans laquelle le morceau est chanté.
Pour Michael Soumah, le mbalax a un potentiel énorme pour conquérir le monde. Pour lui, une approche novatrice et ouverte est nécessaire. ‘’Il est temps de penser la musique sénégalaise dans une perspective globale, de créer des sonorités qui captivent toutes les oreilles, tout en restant profondément enracinées dans l'identité culturelle du pays’’.
‘’La renaissance du mbalax passe par une réinvention réfléchie, une exploration de nouvelles voies créatives qui respectent son héritage tout en le portant vers de nouveaux horizons. En combinant le meilleur de la tradition avec l'innovation, le Sénégal peut offrir au monde une musique qui non seulement fait danser, mais qui résonne profondément avec l'âme de ceux qui l'écoutent¨, conclut-il.
THECIA P. NYOMBA EKOMIE