Publié le 9 Jul 2015 - 20:46
PERTE DE VITESSE DU LIVRE AU SÉNÉGAL

Les raisons d’un désamour

 

Les Sénégalais ne lisent pas ou, du moins, très peu. Ce désamour, s’il est globalement accepté de tous, crée néanmoins de nombreuses discordances lorsqu’il s’agit de se pencher sur les raisons d’un phénomène devenu endémique. La prétendue ‘’médiocrité générale’’ décriée de notre production littéraire nationale serait-elle due à un problème au niveau de l’édition des manuscrits ou juste à une faiblesse générale du niveau de nos auteurs ? Pour en avoir le cœur net, EnQuête a introduit le débat chez les différents acteurs du milieu.

 

Le 25 avril dernier, à l’issue d’une table ronde tenue dans le cadre de la Journée internationale du Livre et du Droit d’auteur, EnQuête mettait le doigt sur un désamour récent, mais certain, du public sénégalais pour la lecture. Néanmoins, qu’en disent les acteurs ? Quelle est la position (et les explications données) par ceux qui produisent, diffusent et exploitent les œuvres littéraires locales dans le cadre de leur métier ? La réponse à cela est assez crue.

Le portrait fait de nos romans et autres œuvres littéraires locales n’est pas reluisant, pour le moins qu’on puisse dire. Joint au téléphone, Abdourahmane Mbengue, journaliste, féru de lecture et fondateur d’une page Facebook sénégalaise nommée ‘’nous aimons lire ‘’ exprime son ras-le-bol quant à une certaine complaisance et un manque d’originalité généralisé chez nos auteurs. Un constat d’autant pus exacerbé chez nos romanciers qui seraient, selon lui, frappés de ce qu’il appelle le ‘’syndrome de Balzac’’.

‘’Au Sénégal, il y a une forte complaisance que l’on entretient par rapport à notre tradition littéraire, que l’on croirait héritée du romanesque français du XIXe siècle. On est presque complexés de nos anciens qui, eux-mêmes, pèchent en ne renouvelant pas leur façon d’écrire. Tous les auteurs locaux veulent écrire comme Balzac, cela alors que le roman a beaucoup changé : nous stagnons sur le roman social, au déroulement linéaire, à tel point qu’on a parfois l’impression que l’auteur pense qu’il doit tenir la main au lecteur à chaque étape… On peut souvent en deviner la fin à peine quelques pages entamées. Idem pour la poésie : tout le monde cherche à imiter Senghor ou les poèmes produits sous son inspiration directe mais, malheureusement, avec un talent très mitigé’’, s’exaspère le journaliste, selon qui ce  ‘’surplace ‘’ de la création s’explique par le fait que bon nombre de nos auteurs, eux-mêmes, ne… lisent pas.

Si la lecture ne semble pas être la tasse de thé du plus grand nombre, ambition littéraire nonobstant, il n’empêche que le Sénégalais a soif de se raconter. En effet, l’auteur Abdarahmane Ngaïdé atteste de ce qu’il appelle une ‘’hyper productivité ‘de la littérature au Sénégal. Néanmoins, précise-t-il, qui dit foisonnement ne veut pas forcément dire qualité. ‘’Il y a une recrudescence de publication qui n’est pas le reflet d’une demande réelle. Les gens ont envie d’écrire leur histoire personnelle, d’où une certaine hyper productivité qui n’est que le reflet de notre médiocrité (…). Souvent les gens refusent de retarder la sortie de manuscrits qui sont pourtant à retravailler or, quelque chose de mis sur le marché doit être comestible (…). Au lieu d’aider le livre, ils le coulent’’, croit savoir cet auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages.

Cette ‘’démocratie’’ de l’édition, pour ne pas dire ‘’démagogie’’ de l’édition, est néanmoins loin de plaire à tous les auteurs. Le Pr Massamba Guèye, universitaire, auteur et critique littéraire, est d’avis que ce foisonnement d’auteurs du dimanche dessert grandement la corporation.

‘’L’écriture est un métier très respecté mais qui ne fait pas vivre son homme. Il y a plus d’ «écrivaillons » que d’écrivains de nos jours, ce qui dévalue d’ailleurs complétement le titre d’écrivain. Chez les auteurs, il y a beaucoup de mécontents car, honnêtement, il y a beaucoup de livres qui sortent mais qu’on n’arrive pas à terminer parce que la qualité n’est pas des meilleures’’, affirme le professeur Guèye qui a eu à animer une chronique littéraire au sein du défunt journal ‘’Le Matin’’ pendant de nombreuses années.

Des formats qui pèchent

Autre pomme de discorde majeure au sein du monde de l’édition : la question du format. D’abord, il y a le point de la mauvaise qualité du support lui-même. En effet, ils sont nombreux ceux qui déplorent la qualité ‘’papier’’ d’opus qui se vendent pourtant souvent à plus de 10 000 F CFA l’exemplaire. ‘’Ce qui me chagrine le plus, c’est le format des livres, édités sur du papier de mauvaise qualité. Il y a vraiment un problème de conception au niveau graphique’’, se désole le Pr. Massamba Guèye, comme pour donner écho aux nombreuses personnes qui déplorent la qualité des imprimés qui sortent des maisons d’édition.

D’aucuns allant même jusqu’à raconter avoir eu en leur possession des livres qui sont tombés en morceaux à peine quelques jours après leur achat en librairie. ‘’La qualité du papier laisse à désirer’’, confirme Abdourahmane Mbengue, qui explique cela par  ‘’la relative jeunesse’’ de nos maisons d’éditions alors que d’autres, plus sceptiques, parlent de manque de moyens flagrant de certaines d’entre elles. ‘’Il y a des maisons d’édition qui ont toutes les caractéristiques d’« ambulants »… Toute leur structure tient dans un sac. Elles n’ont ni siège social, ni numéro de téléphone. Comment peut-on espérer produire de la qualité dans ces conditions?’’ s’étonne-t-il.

Par souci de ne pointer personne du doigt, les maisons d’édition se refusent à des commentaires sur le sujet. ‘’Lorsqu’on sort un BAT (NDLR : Bon à tirer) et qu’on le donne à quelqu’un qui n’a pas le background pour lire les épreuves et apporter les corrections nécessaires, il peut y avoir des incompréhensions qui vont se répercuter sur le produit final’’, renseigne le Dr Abdoulaye Diallo, administrateur général de la Maison d’édition L’Harmattan.

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Un processus de relecture criblé de manquements

S’il existe une chose sur laquelle, éditeurs, auteurs et lecteurs s’accordent, c’est celle de penser qu’un livre ne s’écrit pas seul. En effet, décrit comme ‘’solidaire’’, le travail d’écriture n’est pas quelque chose à adosser sur le bagage littéraire d’une seule personne. ‘’Un roman, on t’aide à l’écrire’’, note Mbengue, faisant ainsi allusion au  travail de lecture,  de correction et  de réécriture qui doit exister en amont de toute publication. Pourtant, fait remarquer Abdarahmane Ngaïdé, ‘’les gens ne veulent pas être relus. C’est une question d’ego. Ils s’imaginent qu’en emplissant leurs plats de tomate (NDLR : de correction au Bic rouge), le correcteur veut leur causer une indigestion. Or l’écriture, c’est une solidarité. En lui montrant nos limites, l’éditeur nous offre la possibilité de les dépasser.’’

L’édition étant ainsi une étape essentielle dans la production d’œuvre de littérature, ce sont normalement des comités, au sein des maisons d’édition, qui doivent se charger de s’assurer de la qualité des œuvres publiées. Parfois, néanmoins, lesdits comités n’existent pas, une seule personne se chargeant de tout le travail. ‘’Les publications sont facturées aux auteurs ; j’ai récemment dû sortir environ 500 000 F CFA de ma poche pour qu’un de mes ouvrages soit publié (…) On paye l’utilisation d’un certain logiciel de correction, qui laisse passer des fautes pourtant. Il n’y a pas de comité de lecture digne de ce nom. Il n’y a pas de métier d’éditeur : ce sont tous des enseignants qui ont écrit des livres et deviennent éditeurs par la force des choses, or même eux, la majorité des maisons d’édition n’arrive pas à les payer’’, témoigne Abdarahmane Ngaïdé.

Des accusations dont les éditeurs, de leur côté, se défendent, arguant qu’ils ne peuvent pas être tenus comme seuls responsables. ‘’La moindre qualité potentielle d’une œuvre peut s’expliquer par des négligences de part et d’autre : certaines correcteurs ne sont pas fiables. Au début, nous sommes tombés dans ce panneau et la plupart des textes que nous avons sortis avaient été confiés à des gens que nous avons payés sans que le travail de vérification ne soit fait derrière’’, réplique le Dr. Diallo pour le compte de L’Harmattan.

‘’La relecture, ça se paye, et tout le monde n’est pas prêt à endosser ce genre de coûts’’, déclare philosophiquement le Pr. Thioune sur ce point, ajoutant que les problèmes les plus récurrents, dans le cadre de son travail de correction, sont des fautes grammaticales, syntaxiques et orthographiques.  ‘’C’est une question de niveau de langue. Il existe un  français du Sénégal  et c’est à fait normal qu’il y ait des fautes, coquilles ou autres, dans un manuscrit’’, conclut-il.

Qu’est-ce qu’un « bon livre » ?

À qui revient donc la responsabilité de cette ‘’pauvreté éditoriale’’ de nos livres ? Dur d’y répondre en plein milieu de la mêlée d’accusation que se renvoient lecteurs, auteurs, correcteurs et éditeurs. Une chose est sûre, c’est que la rapidité avec laquelle certains ouvrages sont publiés doit se faire au prix d’un certain gage de qualité. En effet, il arrive parfois que des éditeurs aillent à l’encontre de l’avis de leur comité de relecture pour balancer certains ouvrages à la presse. Une situation reconnue et, quelque part, déplorée par les écrivains et correcteurs.

En outre, il est assez courant de se faire publier ‘’sur recommandation’’ grâce à des connaissances qui vous introduisent dans le milieu de l’édition. La qualité perçue d’une œuvre littéraire se résumerait-elle finalement à une question de goût ? Le Dr. Diallo semble le penser : ‘’La personnalité de l’auteur ne prime pas sur la qualité du produit. C’est une question de niveau de comparaison. Je ne suis pas d’accord avec les « puristes » qui jugent qu’un livre est bon ou qu’il ne l’est pas car chaque livre a son public. Des retours que j’ai eus, la plupart des gens qui lisent un livre donné s’y retrouvent. Les « standards », ce n’est finalement qu’une question de goût’’, argue, à tort ou à raison, le libraire.

Sophiane Bengeloun

 

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