Dakar ville éternelle !!!
Par où commencer ? Tant les souvenirs, les images et les symboles se bousculent dans ma tête. Au réveil, comme de coutume, j’ai jeté un coup d’œil sur les unes des journaux sénégalais et le titre de l’un d’entre eux a eu un effet hallucinant chez moi : le Soleil du lundi 14 décembre 2020: « La ville de Dakar n’a pas sa raison d’être ». Finalement 2020 aura été horrible jusqu’au bout ; on risque de voir notre belle ville de Dakar en bonne place dans la liste de ses interminables victimes. Revenu de ma torpeur matinale, bien des minutes après avec l’espoir que le journaliste aurait mal rapporté le propos d’un ministre de la république, les souvenirs de mes multiples pérégrinations dans le monde reviennent les uns sur les autres.
D’un pays à l’autre, d’une ville capitale à une bourgade provinciale, le même mot-émerveillement revenait : vous êtes de Dakar ? Ah, quelle belle ville ? Ou encore la fascination pour cette emblématique capitale africaine, cette ville carte postale à l’histoire bien chargée qui fait rêver plus d’un à travers le monde, et dont une amie congolaise de Paris me disait que même le ciel et l’océan y sont tout le temps bleus.
Oui cette cité historiquement très chargée depuis les premiers de pêcheurs lébous jusqu’à cette mégapole tentaculaire qu’elle est devenue qui attire encore des milliers de nationaux et d’expatriés à la recherche d’un cadre de vie moderne ou d’une subsistance honorable. Cette ville dont mon employeur d’alors, durant mes années estudiantines à Paris, dit garder des souvenirs de prime enfance tenaces avec les effluves et senteurs de mille une choses typiquement africaines qui sont restés à jamais ancrées dans son âme de bébé d’un couple de coopérants français.
Oui Dakar, cette ville riche historiquement, grande démographiquement mais surtout immense symboliquement ! On me dit qu’un ministre a péremptoirement déclaré qu’elle n’a pas sa raison d’être. Les mots me manquent pour qualifier ce propos erratique de quels que bords qu’on veuille le prendre.
Irresponsable, l’on va sûrement dire. On est habitué depuis quelques années de la part de nos hommes politiques de propos inappropriés, pour ne pas dire incongrus. Mais dans ce cas d’espèce, la dose me semble trop forte pour justifier un projet politicien, de toutes les façons appelé à entrer dans les mauvaises pages de histoire du Sénégal.
On peut certes se rappeler de l’épisode du transfert de la capitale de Saint-Louis à Dakar que beaucoup de nos compatriotes saint-louisiens ont mal vécu, mais avec le temps la plaie semble s’être progressivement refermée. Par contre, pour ce cas d’annonce d’un projet aussi lourd en termes de déstructuration de notre mode d’urbanité, de notre existence et notre ouverture dans le monde en tant que pays, un procédé ne pouvait être plus irresponsable pour un ministre de la république de tenir un tel propos.
Impertinent, l’on me dira certainement. Qu’est-ce qui pourrait justifier la liquidation (c’est bien de cela qu’il va s’agir avec ces bas calculs électoralistes) de Dakar, cette grande métropole ouest-africaine, cette belle capitale africaine, cette belle ville mondialisée (siège ou résidence multiples organismes internationaux ou panafricains), cette plaque-tournante centre d’affaires, cette cité mondialement convoitée tant par sa position géostratégique que par la culture d’hospitalité et de savoir-vivre de ses habitants, ce cadre historique de bouillonnement culturel et intellectuel (hôte deux festivals mondiaux des arts nègres, d’innombrables manifestations scientifiques et artistiques) ? Il ne pourrait y avoir de raisons valables pour faire disparaitre Dakar, en tant qu’entité urbaine, dans le concert mondial des villes historiques comme Paris,
New-York, Londres, Tokyo, Lagos, Casablanca, Berlin (Ich bin ein Berliner avait génialement dit Kennedy le 26 juin 1963 pour défendre un mode de vie occidental menacé par certaines velléités de la guerre froide). Je pourrais aujourd’hui dire je suis Dakarois. Oui ! D’adoption certes, mais de cœur véritablement pour y avoir passé mes meilleures années de jeunesse bercées par les rythmes d’un mbalax naissant sous les baguettes magistrales de Youssou (Ndakarou) et d’Oumar (Djaraf et Jeanne d’Arc) ; les plus anciens me diront certainement de Star Band, de Baobab, d’Etoile de Dakar, de Laye Mboup, j’en passe.
Qui pourrait comprendre que Dakar comme ville ne pourra plus être citée à côté de Libreville, de Brazzaville, de Bamako, de Conakry, ces villes, certes coloniales en grande partie (comme la double ville cruelle de Mongo Béti avec un versant aisé et policé et un autre pauvre et mal loti) ? Qui pourrait imaginer que cette ville fétiche de notre pays, qui est même devenue une marque jusqu’aux Andes d’Amériques (Le Dakar cette course automobile mondialement connue et courue maintenant expatriée dans les déserts d’Arabie et d’Amérique Latine), devra laisser la place à de minuscules entités municipales où de petites gens se mettront à jouer les magistrats pour des populations confinées (le mot est de mode) dans des horizons obstrués par la boulimie foncière d’une catégorie vorace d’hommes d’affaires plus affreux qu’entreprenants.
Au lieu de se battre pour davantage positionner Dakar comme vitrine d’une Afrique qui gagne en demandant le rapatriement de sa course mythique, en travaillant par exemple pour l’organisation dans le futur des JO à Dakar (rêve de grandeur vous me direz mais c’est à la mesure a contrario de la grossièreté du projet de démantèlement de notre ville phare).
Crime de lèse-majesté ! L’on me dira aussi sûrement. Qui pourrait concevoir le Sénégal, sans sa majestueuse ville jonchée dans sa presqu’île pour défier l’avenir et qui a fini d’engloutir tout sur son trajet d’éclosion en tant que mégapole. Dakar est peut-être sale, mais Dakar est l’emblème de l’urbanité à la sénégalaise qui est un héritage assumé de la rencontre de trois grandes civilisations : négro-africaine, arabo-musulmane et occidentalo-chrétienne.
Qui oserait demain imaginer le Sénégal sans Dakar et sa ville ? Dakar sans son hôtel de ville, sans son Sandaga, sans son marché Kermel ? Dakar, cité à la fois aimée et rejetée, apaisante avec son océan et étouffante avec ses interminables embouteillages ou sa pollution, accueillante avec ses innombrables facettes de capitale de la Teranga et inaccessible avec un coût de vie hors de portée de la majorité des Sénégalais.
Comment pourrait-on expliquer aux Dakarois qu’ils ne seront plus administrés comme les Parisiens, comme les New-Yorkais, comme les Londoniens, comme les Berlinois, comme les Kinois. Ou pour rester dans la comparaison, qui oserait dire aux Parisiens que Paris avec sa Tour Eiffel n’a plus sa raison d’être, aux Londoniens que Londres avec son Tower Bridge est une aberration urbaine, aux New-yorkais que New-York avec sa Statue de la Liberté n’est qu’une incongruité administrative ?
Aberrant donc ! M’affirmera-t-on énergiquement. Car plus fort encore est le symbole de Dakar. Par le symbole Dakar est certainement plus connu que le pays dont il est la capitale. Son histoire d’ancienne capitale de l’AOF en fait un exemple unique de monument et de mémoire pour l’Afrique et sa diaspora (un clin d’œil pour Gorée la petite sœur bien protégée) ; sa position géostratégique en fait un haut lieu de la mondialisation et une porte d’entrée imprenable pour l’Afrique.
Ses infrastructures construites depuis la période coloniale (je ne dédouane aucunement le projet funeste que fut la colonisation) et renforcées sous Wade et Macky en font un centre de rencontres et d’échanges majeurs en Afrique à côté de Lagos, d’Abidjan, Jobourg, d’Addis-Abeba. Comment pourrait-on penser l’unité et la stabilité du Sénégal, sans cette ville poumon qui accueille tant bien que mal, héberge vaille que vaille, éduque laborieusement, urbanise à-tout-va des milliers de Sénégalais et d’Africains à la recherche d’une vie meilleure.
Si demain Dakar est administrativement charcutée, que Dieu nous en préserve ! Quelle est la ville qui va jouer ce rôle de cité fétiche d’un peuple, uni dans la diversité et la Teranga, ouvert aux réalités d’ailleurs et ancré dans ses valeurs ancestrales ? Quelle est la cité qui pourrait accueillir indistinctement, comme le foisonnement des minarets et des clochers d’églises le démontre, toutes les croyances du monde ? Quel est le centre urbain qui aurait la capacité de faire vibrer à l’unisson ce pays aux réalités culturelles, ethniques et religieuses diverses et variées ? Quel centre des affaires pourrait suppléer Dakar, la majestueuse, dans son rôle de couveuse infatigable de PME et de siège régionale de grandes multinationales ou d’ONG transnationales ? Qu’est-ce qu’on dira aux Boys Dakar, comme ces Titi parisiens, qui sont très prompts à brandir leur urbanité bien particulière ? Qu’est-ce qui va continuer à réunir les multiples penc lébous qui essayent tant bien que mal de rester les gardiens du temple ?
Cette ville qui devait pour beaucoup d’aspects entrer dans le patrimoine mondial de l’UNESCO, l’on me dit qu’un ministre la considère comme une réalité obsolète au point que l’on doit la ranger dans l’arrière-cour de notre histoire. Qui est finalement ce Monsieur pour oser proférer une telle infamie ?
Oui ! C’est bien d’infamie qu’il s’agit. Dire que « Dakar n’a plus sa raison d’être », de surcroit dans le Quotidien national, c’est aller au-delà de l’acceptable pour un jeune pays comme le nôtre. Plus que jamais le Sénégal a besoin de sa capitale, puissante et rayonnante, en mesure de rivaliser avec les grandes capitales du monde. Pour de basses vaticinations politiciennes, l’on ose s’attaquer à cette vitrine de notre jeune nation ; cette ville emblématique d’Afrique, cette cité historique et tolérante, ce haut lieu du multiculturalisme où musulmans, chrétiens, adeptes de toutes sortes de croyances se côtoient dans la paix. Cette ville où l’urbanité à l’africaine se réinvente quotidiennement, qui ose l’attaquer aussi brutalement ?
En tout cas l’histoire retiendra celui qui sous son magister cette cité de Dial Diop, de Lamine Gueye, d’Iba Mar DIOP, de Docteur Samba Gueye, de Mamadou Marème Diop, d’Adja Arame Diène, d’Aboul Karim Bourgi (la preuve de son cosmopolitisme avant l’heure), devrait subir ce sort funeste qu’on veuille lui réserver pour de bas calculs électoralistes, la répétition n’est pas de trop.
Moi, en tant que Dakarois, d’adoption assumée, originaire d’un village du Kayor dans le Département de Tivaouane qui s’appelle Ndomor, j’aurais lancé ce cris détresse et un slogan de ralliement : DAKAR L’ETERNELLE ! TOUCHE PAS A MON DAKAR. Qui la touche me touche au plus profond de moi. A bon entendeur salut !
Malick DIAGNE,
Chef du Département de Philosophie,
Université Cheikh Anta Diop de Dakar