Publié le 15 Feb 2025 - 14:07
SOCIOLOGIE CONTEMPORAINE ET CHANGEMENT SOCIAL

JE suis (suivre et être) Matar Diagne!

 

Matar Diagne, un jeune étudiant de l’université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), a mis fin à ses jours. Il sera inhumé aujourd'hui. Paix à son âme. Son terrible suicide, annoncé dans une lettre posthume publiée sur Facebook, a plongé Dakar, le Sénégal, la communauté universitaire et certains membres de la diaspora, comme moi, dans la consternation. Les mots de Matar, empreints de tristesse et de désespoir, révèlent les raisons de son geste : la maladie, l’isolement et le poids des jugements. Des agrégats que je connais bien puisque je sors d'un AVC et pris dans les dynamiques de la retraite, je me trouve retiré des intenses dynamiques de mon ère juvénile.

Dans sa lettre, il confie son combat contre une maladie grave qui le ronge depuis 2020. Il décrit son intégration difficile à l’université, exacerbée par son état de santé. Ses efforts pour s’intégrer ont été vains. Il se sentait jugé et incompris. « Certaines personnes sont très intelligentes, mais elles peuvent se révéler être des cons quand il s’agit de comprendre la situation de leurs semblables », déplore-t-il.

L’isolement, combiné à la souffrance de la maladie, a eu des conséquences dévastatrices sur sa santé mentale. « Je ressens une tristesse intense. Il y a une tempête dans mon cœur », écrit-il. Malgré ses tentatives pour chercher du soutien, il se heurte à l’indifférence, voire au mépris. Ses confessions sont divulguées et moquées, renforçant son sentiment de solitude.

Le suicide de Matar Diagne est un cri d’alarme. Il espère que sa mort ouvrira les yeux sur la souffrance des autres. Dans sa lettre, il lance un appel poignant à la compassion et à la bienveillance : « N’isolez personne, n’ignorez personne, ne vous moquez de personne et ne fuyez personne. Rapprochez-vous des gens qui s’isolent, parlez-leur et essayez de les comprendre, sans les juger. »

Il dénonce les jugements hâtifs et les calomnies dont il a été victime. « Ce qui m’a le plus déchiré, ce sont les conjectures sur ma maladie, les calomnies et les accusations non fondées. C’est une situation qui m’a profondément détruit », témoigne-t-il. Son suicide, dit-il, est un sacrifice pour que les autres prennent conscience de leurs actions. « Ne jugez jamais avant de connaître toute l’histoire », insiste-t-il.

Matar Diagne laisse derrière lui un roman intitulé La Fuite des Indésirables, qu’il a envoyé aux éditions Harmattan-Sénégal. Il souhaite que ce livre soit publié à titre posthume et que les bénéfices soient versés à sa mère, affaiblie par un AVC. C’est sa dernière volonté, un témoignage de son amour pour sa famille et de son engagement pour les causes qui lui étaient chères.

La mort de Matar Diagne est une tragédie qui interpelle chacun de nous. Son message résonne comme un appel à l’humanité, à la solidarité et au respect. Puissions-nous entendre son cri du cœur et faire en sorte que son sacrifice ne soit pas vain.

En interrogeant ce drame à travers la grille d’analyse durkheimienne, il apparaît que le suicide de Matar Diagne dépasse la sphère individuelle pour révéler les failles structurelles de la société sénégalaise contemporaine. La solitude qu’il exprime renvoie directement à la transformation des liens sociaux. Dans une société où la solidarité mécanique, fondée sur la proximité et l’entraide, cède la place à une solidarité organique fondée sur l’interdépendance fonctionnelle, les individus fragiles se retrouvent exposés à un isolement extrême.

Ferdinand Tönnies avait déjà décrit ce passage de la Gemeinschaft (communauté traditionnelle) à la Gesellschaft (société contractuelle) comme une source de délitement des solidarités. Dans une Gemeinschaft, les individus se soutiennent naturellement, alors que dans une Gesellschaft, l’individualisme prévaut. Le Sénégal d’aujourd’hui, pris dans la spirale de l’hypermodernité, illustre parfaitement cette évolution : l’urbanisation rapide, l’atomisation des structures familiales, et l’omniprésence des technologies numériques exacerbent la distanciation sociale.

Dans ce contexte, la jeunesse sénégalaise se retrouve à la croisée des chemins. D’un côté, elle aspire à une modernité libératrice, mais de l’autre, elle subit de plein fouet les effets pervers d’une société de plus en plus dématérialisée et individualisante. Les réseaux sociaux, censés rapprocher les individus, deviennent parfois des espaces de violence symbolique, où l’humiliation publique et la stigmatisation sociale s’accélèrent à une vitesse inédite.

Durkheim, dans Le Suicide, identifiait déjà le suicide anomique comme une conséquence du dérèglement social. Lorsque les normes sociales se désagrègent et que les individus ne trouvent plus leur place dans un cadre structurant, ils deviennent vulnérables. Matar Diagne, confronté à l’indifférence et au rejet, incarne tragiquement cette réalité.

Son cas n’est pas isolé. Partout dans le monde, la jeunesse est prise au piège d’une société où l’efficacité économique prime sur l’humanité. La pression académique, l’absence de soutien psychologique, la précarité et l’injonction à la réussite individuelle laissent peu de place à l’écoute et à la bienveillance. La solidarité techno-organique, qui se veut fluide et adaptative, n’offre aucune échappatoire aux esprits fragiles, si ce n’est une hyperconnexion souvent synonyme de solitude amplifiée.

Il est temps de repenser nos sociétés en plaçant l’humain au centre. La tragédie de Matar Diagne doit nous rappeler l’urgence de recréer du lien, d’instituer des espaces d’écoute et de soutien, et de réhabiliter une solidarité authentique. Il ne s’agit pas de s’opposer au progrès, mais d’en faire un outil au service de l’humain, et non l’inverse.

Dans cette course effrénée au tout-économique, nous risquons d’oublier l’essentiel : notre humanité. Matar Diagne nous lègue un message puissant. Écoutons-le, et faisons en sorte que plus jamais un jeune ne se sente aussi seul dans un monde hyperconnecté.

 

Dr. Moussa SARR (Moise Sarr)

Expert en sociotique, sociologie, communication et gestion des connaissances

 

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