Publié le 10 Apr 2013 - 02:34

Surprenante décision de la Cour de la Cedeao !

Lorsque, le 22 février 2013, nous avions appris que la Cour de Justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avait jugé que « l’interdiction de sortie du Territoire national décidée à l’encontre des Requérants par le Procureur de la République et le Procureur spécial près la Cour de Répression de l’enrichissement illicite est illégale  parce que ne reposant sur aucune base Juridique », nous n’étions pas loin de nous exclamer, à l’instar de la presse togolaise, dans une autre affaire récente, « Surprenante décision de la Cour de la CEDEAO » !

 

Tout de suite, nous sommes allé voir sur le site web de la Cour (http://www.courtecowas.org/site2012/index.php?lang=en), à la rubrique « Latest Decisions » trône l’unique arrêt, l’affaire Simone et Michel Gbagbo contre la Côte d’Ivoire. Rien sur la décision concernant le Sénégal ! A l’heure où nous écrivons ces lignes, cette décision n’est pas encore sur le site web de la CEDEAO, ce qui nous fait penser que la Cour ne devrait pas être trop fière de sa décision.

 

Mais, le même jour, le dispositif de la décision était déjà en circulation. Nous avions eu le privilège d’y jeter un coup d’œil vigilant. Nous avions relevé que le paragraphe introduisant le dispositif était numéroté 97. Nous nous attendions donc à voir les 96 paragraphes des motifs de l’arrêt. Surprise ! A la sortie de la décision, nous constations qu’au lieu de 96, les paragraphes des motifs se limiteront à 76 et le paragraphe 97 du dispositif est devenu le 77! Et pourtant, le dispositif avec les paragraphes 97 a été signé par les trois juges et authentifié par le Greffier. Ceux-ci feront la même chose avec la décision sortie ultérieurement avec les 76 paragraphes. Chose curieuse ! Dans le cas togolais, la presse de ce pays a écrit que « De mauvaises langues font état de mouvements … au Nigeria, avec pour mission de « régler » ce dossier « sensible ».

 

 

Dans le cas sénégalais, contentons-nous d’une analyse intrinsèque de l’arrêt du 22 février afin de nous faire une opinion scientifique, donc objective. Beaucoup de questions peuvent être soulevées d’abord en ce qui concerne la Cour elle-même, son champ de compétence et ses prérogatives, son organisation et son fonctionnement…, ensuite en ce qui concerne la pertinence et le bien-fondé de plusieurs points de sa décision. Une étude ultérieure permettra de se prononcer sur ces questions d’importance majeure.

 

Pour l’instant nous nous contenterons d’examiner la question qui intéresse le plus les citoyens sénégalais, celle portant sur l’interdiction de sortie du Territoire national. Sous le chapitre intitulé « Sur la violation du droit à la liberté d’aller et de venir » la Cour commence par relever que cette liberté « est consacrée par divers instruments internationaux et régionaux de protection des droits de l’Homme… et l’article 12.al.2 de la Charte Africaine des droits de l’Homme et des peuples (1981). En effet, L’article 12 al 2 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples énonce que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien et de revenir dans son pays ».

 

 

L’Etat du Sénégal sur cette disposition met l’accent sur les restrictions apportées par le dernier paragraphe de l’alinéa 2 de l’article 12 qui stipule que: « Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaire pour protéger la Sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publique. » Curieusement, immédiatement après, sans dire sur quelle base elle se fonde, le Cour décrète « Mais … cette disposition ne peut concerner les Requérants puisqu’ils ne sont ni poursuivis en justice ni inculpés par une Autorité Judiciaire compétente. » Où est ce qu’il est dit dans les deux alinéas de l’article 12 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qu’il fallait, au préalable, être poursuivi en justice ou inculpé par une Autorité judiciaire compétente pour être concerné par ce texte. Ici, la Cour ne procède que par affirmation, elle ne se fonde sur aucun texte pour justifier sa décision.

 

 

Partant de cette décision sans base légale, la Cour conclut et préjuge que « par conséquent à priori rien ne justifie une mesure d’interdiction de sortie du territoire sans la preuve de trouble à l’ordre public à la sécurité nationale ou à la santé et la moralité publiques. » Cette conclusion est très grave ! Alors que la Charte africaine parle de « nécessaire pour protéger …, l’ordre public », la Cour fait un glissement très périlleux en exigeant « la preuve de trouble à l’ordre public ». Il est vrai que ces notions peuvent paraître complexes et assez ambiguës pour des non-initiés, mais lorsque l’on assume la charge de Juge communautaire ! Quand même… L’ordre public peut être entendu comme étant « ce qui répond à des exigences fondamentales ou des intérêts primordiaux d’un Etat » ou encore «  l’état social idéal caractérisé par le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique. »

 

 

De ce fait, il apparaît absurde d’exiger que l’on attende la réalisation « du trouble » pour que l’on soit autorisé à prendre la mesure de protection. Dès lors qu’il y a menace, la mesure restrictive de liberté peut trouver justification. C’est dans ce sens que dans l’affaire Luordo contre l’Italie (Arrêt du 17 juillet 2003), la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que la restriction de la liberté de circuler est légitime dès lors que « celle-ci a pour but d'assurer que le failli puisse être joint afin de faciliter le déroulement de la procédure. La Cour estime dès lors que ladite restriction vise la protection des droits d'autrui » Qu’en serait-il alors lorsqu’il s’agit de protéger des deniers publics, de procéder à des actes nécessaires à la recherche et la poursuite des infractions à la loi pénale portant sur des milliards de francs CFA appartenant à la Communauté dans son ensemble.

 

La Cour de la CEDEAO a manifestement confondu « nécessaire à la préservation de l’ordre public » et « trouble de l’ordre public ». Il est évident que la bonne conduite des procédures judiciaires, surtout en matière pénale, relève de l’ordre public !

 

(A suivre…)

 

Ahmadou TALL

Diplômé d’Etudes spécialisées

en Droit international des droits de l’Homme

 

 

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