Une piste juridique pour régler la question du foncier ?
Aujourd’hui l’espace public de notre pays « bruit » de questions foncières. Ce débat, à mon avis, dépasse les simples attributions de surfaces de terres. Il s’agit, à vrai dire, d’une question fondamentale pour notre futur immédiat mais aussi pour les générations à venir.
Aussi, toute réflexion se doit d’intégrer les voies et moyens de valorisation du monde rural, une des composantes de notre société qui tire le moins de profits des stratégies de développement économique malgré les discours officiels depuis notre indépendance. Je pense qu’il y a des pistes juridiques pour régler, au moins pour un temps, cette question du foncier qui a explosé hors de son traditionnel champ de prédilection, les zones urbaines et le littoral pour embrasser le rural. Une de ces pistes est, pour moi, une utilisation un peu plus féconde du concept de « fonds agro sylvo pastoral » dans notre droit positif[1].
Oui, il n’est pas du tout hérétique de se pencher à nouveau sur le concept de fonds agro sylvo pastoral pour deux objectifs au moins :
- la valorisation du capital mort dans le monde rural (bétail inexploité servant juste comme instrument de mesure de la richesse personnelle, terres inaliénables et de contemplation comme dit Mamadou Oumar Ndiaye dans le brillant éditorial du 17/20 juillet 2020 du journal Le Témoin : « Il faut laisser exploiter ces immenses étendues de terres qui dorment » …) ;
- l’insertion réelle des activités rurales dans l’économie structurée (accès plus facile des activités rurales au financement et instauration de l’équivalent de la « propriété commerciale » dans les zones non urbaines).
Ce concept peut être rendu opérationnel dans un espace géographique donné (village, terroir, lieudit, regroupement intelligent de villages voisins…) si, bien sûr, on arrive à fédérer les activités économiques de ladite zone sous la coupe d’un organe de gouvernance et de gestion légitime aux yeux des populations de l’espace considéré.
C’est vrai que des siècles durant la terre, objet de conquêtes et de convoitises guerrières, fut le siège et le symbole, par excellence de la puissance et de la richesse économiques des hommes. L’histoire du droit des biens, de la période romaine au Code civil français de 1804, appelé aussi code napoléonien, le démontre à merveille. La valeur de cette chose que le droit des biens dénomme immeuble, par opposition au meuble, a toujours été sans commune mesure avec tous les autres biens susceptibles d’appropriation. Oui, le droit de l’immeuble était une des bases essentielles du droit du patrimoine ! C’est ce qui explique en grande partie le fait qu’en France, la maitrise du foncier sur lequel s’exerce l’activité économique n’implique pas, a priori, sa propriété. Peut-être est-ce aussi l’explication à la loi sénégalaise sur le domaine national qui pose le postulat que la terre appartient à la Nation, c’est-à-dire nous tous.
Sauf qu’au Sénégal, comme dans la plupart des anciennes colonies, le choc des civilisations, le choc des cultures a engendré une situation qui a rendue très complexe notre relation avec notre environnement foncier et forestier. Les normes juridiques qui régissent ces questions ne sont pas univoques. Elles sont la résultante d’une cristallisation : celle de la tentative d’osmose, à un moment donné de notre histoire, du droit du colonisateur et du droit local dédaigneusement baptisé droit « indigène ou autochtone ». La mayonnaise n’a pas pris :
- soit la norme d’origine coloniale s’est imposée faisant disparaitre le droit local ou bien le tolérant tout simplement. (On professe alors de manière docte, en toute ignorance ou innocence, dans nos facultés de droit africaines les notions de coutumes ou d’usages « contra legem » ou « praeter legem ») ;
- soit une norme de synthèse est consacrée mais qui sera rejetée de tous car ne satisfaisant personne.
J’avoue que, malgré les indépendances politiques, nous n’avons pas, comme beaucoup de pays souverains, travaillé sur nos propres concepts. Nous avons au contraire reproduit, de manière certes brillante mais si stérile, ce droit venu d’ailleurs et qui ne semble pas très adaptée au contexte de nos économies. Par comparaison, lorsque la France a eu besoin de développer son commerce et de protéger ses commerçants, elle créa de toutes pièces un concept juridique central pour son économie : le « fonds de commerce ». Ce concept, devenu central pour le développement des PME françaises, est une véritable fiction juridique de composition hétéroclite (marchandises, clientèle, enseigne ou nom commercial …) mais regardé par le droit comme une universalité de fait.
C’est ce bien, que nous, juristes, qualifions de meuble incorporel qui a, malgré tout, permis aux commerçants et petits entrepreneurs français d’accéder au crédit par le biais de ce que, encore nous juristes, appelons « nantissement » et, de bénéficier d’une sorte de droit de propriété sur leur lieu d’exercice grâce à ce que, enfin, nous juristes, appelons improprement d’ailleurs, « propriété commerciale » incarnée dans le droit au renouvellement du bail qui appartenant à tout professionnel locataire. Cela peut être envisagé pour notre foncier rural et la démarche ne sera pas du tout hérétique car, elle est de plus en plus dans les préoccupations de nos partenaires au développement : la Banque Mondiale invite régulièrement les intellectuels africains à produire des idées pour booster la croissance sur le continent ; de même, le rapport du Bureau indépendant d’évaluation du FMI, publié en Mai 2011, une semaine après l’éclatement de l’affaire DSK, montre que nous devons développer une recherche propre. J’invite donc, encore une fois, à sortir de notre traditionnelle zone de confort en tant que juriste !
Il est vrai qu’il y aura toujours des esprits plus enclins à consolider les notions anciennes qu’à construire des édifices nouveaux. Mais cette proposition d’une approche renouvelée du concept de fonds agro sylvo pastoral pourrait, à mon avis, contribuer à une amélioration considérable de la situation des acteurs du monde rural[2]. Elle pourrait l’élever au rang de composante majeure du commerce mondial par la qualité de la production rurale. Certains des problèmes récurrents que vivait ce monde pourraient à terme être éradiqués ou amoindris[3]. La modernisation de la production et de la distribution des produits agricoles pourrait être effective. Au plan interne, dans notre pays, cela pourrait permettre d’installer de manière durable un pouvoir économique conséquent dans le monde rural, pouvoir économique en mesure de tenir la réplique au pouvoir politique généralement installé (suite aux politiques de décentralisation) sans aucune ressource financière conséquente sinon des subventions qui proviennent du budget central (budget de l’Etat) qu’on a beaucoup du mal à mobiliser…
Prof. Abdoulaye SAKHO, Directeur Institut EDGE. Chercheur au
Consortium pour la Recherche Economique et
Sociale (CRES)