‘’Cet endroit est un sanctuaire qu’il faut sauver…’’
Musicien et compositeur connu autant au Sénégal qu’à l’étranger, Wasis Diop assimile l’endroit où vit et travaille Joe Ouakam à un sanctuaire. Il pense que ce serait un énorme gâchis et une agression à l’Ecologie, que de raser le lieu qui fait partie des poumons verts de la capitale. Wasis Diop parle aussi de Joe Ouakam, de sa sensibilité particulière, de combats à mener et des rendez-vous ratés.
Comment et quand avez-vous connu Joe Ouakam ?
Joe, c’est comme si je l’avais toujours connu. C’est pourquoi il m’est difficile de parler de date. Ma jeune mémoire se confond avec son image qui m’a accompagné jusqu’à aujourd’hui.
Vous êtes là, présent au moment où on cherche à l’expulser de ces lieux. Quel type de relations vous lie exactement ?
On appartient un peu à l’espace de Dakar. Dakar fut une petite ville en réalité où les âmes se croisaient plus facilement qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est devenu une ville industrielle parce qu’il y a beaucoup de métiers à Dakar. Il y a aussi beaucoup de commerce, beaucoup de choses à vendre, à acheter, beaucoup de voitures, beaucoup d’embouteillages. On a eu, nous, le privilège d’avoir connu autre chose que le Dakar d’aujourd’hui qui est en quelque sorte devenu le Vietnam, après le passage du Napalm américain (rires).
Joe Ouakam symbolise donc une certaine nostalgie qui, visiblement, vous habite !
Oui, oui, parce qu’en réalité, Joe est quelqu’un de l’Ecologie première. C’est la relation que nous avons toujours eue d’abord avec nos parents, nos habitudes, nos sanctuaires, notre culture, nos esprits visibles et invisibles.
C’est ce que vous appelez Ecologie première ?
Joe appartient à un gardiennage de ce monde de l’Ecologie première avec nos accompagnateurs, je veux dire toute l’histoire des Lébous de Dakar avec tout un itinéraire qui s’est terminé ici, à Ngor, Ouakam, Yoff. Et Joe est un gardien de cet héritage. C’est quelqu’un qui est à la fois dans l’Ecologie première mais qui ressent aussi le besoin de se projeter dans le futur. Donc ici, dans la cour de Joe Ouakam, c’est moi qui l’ai baptisée ainsi en 1990, on respire, on vit. J’y avais organisé un événement important et l’événement s’appelait Keur Paabi. C’est depuis ce temps-là qu’on a commencé à parler de la cour de Joe Ouakam, même si cette cour existe depuis longtemps. Pour répondre donc à votre question, disons que Joe, je l’ai rencontré dans une des cours de Dakar et j’ai pu le reconnaître comme un des miens, comme un compagnon de toujours…
Comment percevez-vous cet endroit ? Comme un refuge, un temple, un gîte d’écologie ?
Cet endroit est en vérité un sanctuaire. C’est un sanctuaire où le maître des lieux est toujours présent ; même quand il n’est pas là, on sent sa présence. Que l’on trouve Joe ou pas, c’est exactement la même chose. Donc les gens viennent ici, s’assoient, se remotivent et repartent. C’est une sorte d’oasis naturelle qui a été installée depuis très longtemps et qui nous est indispensable pour notre vie de Dakar. Ce n’est plus l’histoire de Joe, mais c’est l’histoire de tout le monde ! D’où notre grande préoccupation quant à notre devenir à tous. Je ne parle même plus du devenir de la cour. Je parle de notre propre avenir. Si cet endroit venait à disparaître, qu’adviendrait-il de nous tous ? C’est pour moi une grande question.
Vous appréhendez visiblement cette possibilité-là ! C’est quelque chose qui risque d’arriver donc !
C’est quelque chose qui est déjà arrivé parce qu’il y a une procédure qui est engagée. Et plus le macadam avance, plus la lave avance. Et l’on se demande si l’on doit se jeter dans la lave ou si l’on doit reculer…
On a l’impression que c’est fini là ! Clap de fin ?
Vous me posez des questions, mais on a l’impression que ces questions sont même tardives. Je ne saurais vous prédire l’avenir, j’ai l’impression que l’avenir est acté. Ce que je dis là, c’est devenu un combat d’arrière-garde parce que j’ai l’impression qu’il n y a plus rien à défendre…
Pour ce cas spécifique, avez-vous l’impression que les gens se sont mobilisés à temps ?
Non ! Vous savez ici, les gens se mobilisent d’une certaine façon. Il y a une part d’émotionnel. Mais l’émotion, c’est comme la rosée. Quand le soleil sort, il n’y a plus de rosée. Je crois qu’il n y a pas un travail de fond en amont. Moi, je n’ai pas d’excuse. C’est vrai que je n’habite plus à Dakar mais mon énergie est ici. Les gens qui sont restés sur place ne se sont pas suffisamment battus tous les jours parce que c’est un combat de chaque instant. Il aurait fallu un peu plus de suivi, un peu plus de présence, de coordination. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu assez d’effort, mais on s’est plus ému. L’émotion ne suffit malheureusement pas.
Au-delà du cas de Joe Ouakam, vous semblez émettre des reproches sur la façon dont nous Africains défendons nos causes, le niveau d’engagement dans les combats pour la défense de principes ou d’un ‘’sanctuaire’’ comme celui-là. C’est cela ?
C’est un problème d’ADN, je crois. Les Africains ont du mal à se projeter suffisamment. 0n parle de choses, mais on a du mal à se projeter. C’est un mal que je connais. Ce qui explique qu’à la fin de la journée, après certaines activités, on est dans d’autres priorités.
Des priorités qui changent en fonction…
Des priorités qui changent en fonction du rythme de lever et de coucher du soleil. On a du mal à se projeter définitivement sur un objectif. Mais enfin…J’ose croire qu’il n’est jamais trop tard. Nous sommes en République. Nous avons un chef dans cette République. Nous osons espérer jusqu’au dernier moment que celui-là, qui a en charge le devenir de l’art, de l’Ecologie de Dakar, parce que nous lui avons confié les baguettes de la République, celui-là aujourd’hui, seul, peut, d’un coup de baguette magique, changer les choses.
Est-il sensibilisé sur la question ?
Je crois qu’il est au courant des choses, mais je me demande à quel point il est informé de la réalité de la chose. J’espère que ses assistants qui sont autour de lui ont pris la mesure de l’urgence de prendre des décisions…
Vous jetez un regard très critique sur la société sénégalaise. Votre regard n’est-il pas en réalité déformé par votre longue expérience européenne ?
Vous savez, nous avons une culture de l’Universel. Cela fait très longtemps que l’Universel a été notre seule source de préoccupation. Dakar est un prétexte ! Nous sommes né ici, bien entendu. Tous nos gestes et actes sont influencés par cet environnement qui est le nôtre ! Mais dans le fond, sauver cette cour, c’est sauver le monde. Moi, je dis dans mes concerts que l’Afrique doit sauver le monde. Et pour que l’Afrique puisse sauver le monde, il faut que l’Afrique puisse se sauver elle-même.
Et pour vous donc, la machine est en train de tout broyer…
Effectivement !
Mais dites-nous ! Sauver le monde, c’est quoi au juste ! Restaurer une spiritualité perdue ? Revaloriser une certaine culture ? C’est de l’Ecologie ? C’est tout cela à la fois ?
Personnellement, je ne suis pas un gardien de musée et je ne crois pas que Joe Ouakam en soit un. Pour parler simplement, cette cour est la dernière cour de Dakar. Quand on regarde autour, cet espace n’existe plus nulle part en ville. Ne serait-ce que pour la ville de Dakar, en dehors de Joe Ouakam qui a fait son travail, il faut se battre pour la sauver.
Ce n’est plus l’histoire de Joe, c’est l’histoire d’un pays, du monde. C’est la préservation d’un espace qui est essentiel pour tous les gens qui passent ici pour se régénérer et pour pouvoir repartir. Ici, nous avions, il y a seulement quatre ans, invité le Président Abdoulaye Wade qui n’est jamais venu parce qu’il n’a jamais reçu une invitation. Et j’espère que le Président Macky Sall se promènera ici, qu’il va humer l’air pur des lieux, qu’il s’asseyera comme de grands hommes de la culture l’ont fait ici. Et j’espère qu’il viendra faire le Conseil des ministres ici. Cela aurait un retentissement mondial.