« Le débat est essentiellement électoral… »

Le politologue Yoro Dia regrette l'éternel renouvellement des règles du jeu, à chaque fois qu’un nouveau président est élu. Auteur du livre « Le Sénégal, une démocratie de Sisyphe et les intellectuels sénégalais dans la marche vers la première alternance », il invite aussi à changer le dynamisme du débat sur les questions économiques. Ce débat est essentiellement électoral depuis 1983.
Arrêter la démocratie décisive. C’est ce que demande Yoro Dia, auteur du livre « Le Sénégal, une démocratie de Sisyphe et les intellectuels sénégalais dans la marche vers la première alternance ». Il définit la démocratie décisive comme l'éternelle refonte des règles du jeu. Le politologue note que, plus récemment, lorsque Diomaye Faye a accédé à la tête du pays, dans son premier discours, il est revenu aux questions des règles du jeu et de redorer le blason de la justice. « Nous allons au niveau de la Suède, du Danemark, quand nous avons des altérations exemplaires, mais dès le lendemain, on retourne au niveau du Congo démocratique », a regretté l’ancien porte-parole de la présidence lors de la présentation de sa thèse ce week-end.
Le journaliste souligne qu’actuellement le débat est centré sur les questions de liberté, de diffusion de fausses nouvelles, etc., regrettant un recul de soixante ans. « Et quand on voit aujourd'hui les rapports entre le Premier ministre actuel et le président de la République, on en revient à 62… J’ai l'impression que le Sénégal, de façon naïve, est à la quête d'institutions parfaites », fustige-t-il.
Yoro Dia invite à continuer le débat, mais à changer sa courbe. « En démocratie, il doit toujours y avoir un débat. Mais malheureusement, au Sénégal, depuis 1983, on a l'impression que le débat est essentiellement électoral », constate-t-il. Pour lui, un pays qui peut se payer le luxe d'avoir trois alternances en 20 ans, la question politique et celle des institutions sont réglées.
À ses yeux, il faut régler la question économique. « Le Sénégal n'a pas un problème politique ; il n'a pas un problème institutionnel. Le Sénégal a un problème économique. Et malheureusement, quand on voit le niveau du débat, à la limite, il n'y a pas d'économie. Si on parvient à changer la courbe du débat, si on sort de la démocratie décisive, l'exception démocratique peut devenir l'exception économique », dit-il.
Il estime que les Sénégalais sont convaincus qu'il y a un lien entre les institutions et l'efficacité économique. Or, dit-il, rien n'est plus faux.
Les fondateurs de l'exception sénégalaise
Par ailleurs, l’auteur soutient que Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Wade sont les fondateurs de l'exception sénégalaise. « En 1960, à l'indépendance, les autres chefs d'État africains n'ont même pas attendu d'avoir des prétextes pour abolir le multipartisme », dit-il, soulignant que Senghor a maintenu le multipartisme et le régime parlementaire. « À l'époque d'Idi Amin Dada, de Bokassa, pendant que les gens se proclamaient président à vie, Senghor a maintenu la démocratie au Sénégal », dit-il de celui qu’il qualifie de premier poumon de l'exception démocratique.
Parlant du second, il estime qu’il n'y aurait pas d'exception sénégalaise si Senghor n'avait pas la « chance » d'avoir Abdoulaye Wade comme opposant. En effet, il souligne que dans les années 60, la mode c'était les luttes armées, les guérillas. Pourtant, Abdoulaye Wade accepte de jouer le rôle de l'opposition légale. « Senghor défendait l'idée qu'il devait y avoir un primat de l'État sur le parti. Donc, je me réjouis politiquement que Senghor l'ait emporté en 62 politiquement et aujourd'hui, historiquement », indique Yoro Dia, soulignant qu’il y a aujourd'hui un débat sur le primat du parti sur l'État. Il note aussi que Senghor a légué aux Sénégalais une société détribalisée.
Yoro Dia montre dans son livre qu’un pays, c'est une histoire de génération et d'évolution. « Senghor a fait la nation. Et quand on voit les 20 ans de Diouf, Diouf ne va pas entrer dans l'histoire pour les… mais a renforcé l'État. Abdoulaye Wade, lui, veut entrer dans l'histoire comme celui qui a été à l'origine du combat pour les libertés publiques, mais aussi de la première alternance. Donc c'est une affaire de génération », soutient le politologue, soulignant que les démocraties sont toujours bruyantes, avec des débats.
Les politiciens, des propulseurs de faits divers
Présidant la cérémonie de présentation du livre, Aïssata Tall Sall a aussi salué l'édification d'une nation forte, en parlant de Senghor. « Senghor a beaucoup contribué à cela. Bien sûr que ses successeurs l'ont confortée. Mais il a été un homme clé dans la consolidation de ce que nous appelons aujourd'hui la nation sénégalaise », déclare-t-elle, indiquant que la démocratie sénégalaise est un travail décisif. Pour elle, ce livre de Yoro Dia, c’est « du grand art » par l'écrit et par la réflexion. De plus, aux yeux de ATS, c’est un défi lancé aux politiques et intellectuels du Sénégal, de continuer à réfléchir, à se pencher sur le système sénégalais. « C'est par le débat qu'on va s’élever. C'est par le débat qu'on va s'accepter. Et c'est par le débat que la démocratie va continuer à être ce qu'elle est, c'est-à-dire une œuvre en perpétuel perfectionnement », indique l'ancien ministre sous la présidence d’Abdou Diouf et plus tard de Macky Sall.
L’intellectuel et écrivain Hamidou Ann s’est penché sur le mouvement dans ce livre. Il note que l'histoire n'est jamais finie. Elle est, dit-il, toujours à faire et à refaire, et dès l'instant que nous atteignons, finalement, peut-être un objectif, un autre, ou bien d'autres, se dressent sur notre chemin. « À un moment, un des intellectuels interviewés par Yoro Dia dit qu’en 98 nous venons de suivre la création d'un 34 partis politiques. Et une vingtaine d'années plus tard, nous avons eu 19 candidats à la présidentielle et plus de 300 partis politiques. Donc, le mouvement est permanent », déclare-t-il, soulignant que des partis disparaissent pendant que d’autres naissent au quotidien. « Quand 34 est un chiffre extraordinaire en 98, que pouvons-nous dire aujourd'hui de 300, voire de plus de 300 partis politiques ? », se demande-t-il.
Deuxième idée qui symbolise encore le mouvement, c’est que pour lui et sa génération, il était « inimaginable » que le pouvoir se transmette démocratiquement, qu'Abdou Diouf perde le pouvoir. Et une vingtaine d'années plus tard, toujours autour de cette idée du mouvement, l'alternance est devenue la respiration naturelle de la démocratie sénégalaise. En outre, il rappelle ce qui s'est passé entre février et mars 2024. Des personnes qui étaient en détention, dix jours plus tard sont élues, une semaine plus tard, installées aux fonctions les plus hautes dans la plus grande démocratie d'Afrique.
Poursuivant, il estime que le Sénégal n’est plus un pays de soutien et d'accompagnement des luttes. « Un des auteurs dit que le Sénégal était la terre d'accueil des bureaux du SWAPO, du FRELIMO, de l'OLP. Nous avons donné un passeport diplomatique à Yasser Arafat. Nous avons accueilli tous les mouvements de libération, tous les mouvements nationalistes à l'époque autour de la figure du président Senghor. Mais désormais, hier soir, très tard, j'ai appris la triste nouvelle que notre ami mauritanien, combattant pour les droits, pour les libertés, a été prié gentiment de cesser ses activités, voire de retourner dans son pays », fulmine-t-il.
Revenant sur le niveau du débat public, il déplore qu’il soit « assez désastreux » de son point de vue. Pour lui, c’est la faute des politiciens. À l'en croire, l’on peut reprocher effectivement aux journalistes et chroniqueurs des responsabilités, mais ces derniers ne font que commenter ce que les hommes politiques ont dit ou fait. « Est-ce que ce ne sont pas les hommes politiques - pour beaucoup d'entre eux en tout cas - qui, à chaque fois qu'ils prennent la parole, se soucient de la petite vidéo qu'on va couper pour la mettre sur TikTok et que finalement ce sont des propulseurs, des défricheurs et des embrayeurs de faits divers dans la société ? », persifle-t-il.
BABACAR SY SEYE