Héritages, crises et leçons d’un modèle bancal

Depuis l'indépendance, la structure bicéphale du pouvoir exécutif sénégalais a souvent donné lieu à des tensions, des confrontations, voire des ruptures brutales. Le tandem président de la République - Premier ministre, loin d'être un compagnonnage harmonieux, a généralement été un rapport de forces, de cohabitation forcée ou d’équilibre instable. De Senghor-Dia à Diomaye-Sonko, en passant par les duos Diouf-Thiam, Wade-Niasse, ou encore Macky-Soumaré, chaque binôme a porté en lui les germes d’une tension latente.
Le duo le plus récent, celui formé par Bassirou Diomaye Faye, président de la République, et Ousmane Sonko, Premier ministre, semblait être un exemple de fraternité politique rare. Compagnons de lutte, co-fondateurs du parti Pastef, passés par les mêmes prisons et porteurs d’un même projet politique, ils ont conquis ensemble le pouvoir en mars 2024.
Diomaye-Sonko : une fraternité fissurée ?
Mais, moins de quatre mois après leur accession aux affaires, le vernis de la complicité a commencé à craquer. Le Premier ministre a tenu, il y a deux jours, une allocution virulente dans laquelle il s’en est pris à peine voilée au chef de l’État. Il a dénoncé une campagne d’affaiblissement menée contre lui, tolérée voire orchestrée, selon lui, depuis le sommet de l’État. S’adressant directement à Diomaye Faye, Sonko a déclaré : « Je lui ai dit que si j’étais moi-même président de la République, ces gens ne parleraient pas ainsi de moi », avant de l’interpeller publiquement : « Qu’il règle ce problème ou qu’il me laisse le régler. »
Cette sortie tonitruante marque-t-elle un point de non-retour ? La méfiance semble s’être installée au sommet, ravivant les souvenirs de duels politiques historiques. Comme si l’histoire bégayait.
Senghor-Dia : l’archétype de la rupture fratricide
La première et la plus spectaculaire de ces confrontations fut celle entre le président Léopold Sédar Senghor et son Premier ministre Mamadou Dia. Entre 1960 et 1962, dans un contexte de bicéphalisme constitutionnel, Senghor se consacrait principalement à la politique extérieure, tandis que Dia gérait la politique intérieure. Les deux hommes, pourtant complices de longue date, se sont opposés sur l’orientation économique du pays : plus libérale pour Senghor, plus socialiste pour Dia.
Le conflit atteint son paroxysme en décembre 1962. Accusant Dia de préparer un coup d’État, Senghor le fait arrêter avec quatre de ses ministres. Ils sont condamnés à la déportation à perpétuité. Il faudra attendre 1974 pour que Dia soit gracié. Cette crise de 1962 est le premier épisode où le duo exécutif implose avec fracas, entraînant la suppression de la fonction de Premier ministre.
Diouf-Thiam : de la fraternité à la méfiance
Le poste de Premier ministre est rétabli en 1970, et confié à Abdou Diouf. Lorsque Senghor lui cède le pouvoir en 1981, Diouf désigne son ami Habib Thiam comme Premier ministre. Leur relation, commencée dans les années 50 en France, est faite d’admirations réciproques et de respect mutuel. Mais les tensions ne tardent pas à apparaître.
En 1983, en raison de désaccords sur les dérives présidentialistes du régime, Diouf supprime une nouvelle fois le poste de Premier ministre. Thiam est écarté et relégué à la présidence de l’Assemblée nationale. Huit ans plus tard, face à une crise économique et politique, Diouf le rappelle à la primature pour une seconde mission. Il y restera jusqu’en 1998, mais leur compagnonnage restera marqué par une certaine tension, éloignée de la fraternité des débuts.
Wade et ses multiples têtes de l’exécutif : méfiance généralisée
L’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000 ouvre une nouvelle période où le poste de Premier ministre devient presque un piège. Pas moins de six chefs de gouvernement vont se succéder : Moustapha Niasse, Mame Madior Boye, Idrissa Seck, Macky Sall, Cheikh Hadjibou Soumaré et Souleymane Ndéné Ndiaye. Presque tous finiront en conflit avec le président Wade, souvent accusé de centraliser le pouvoir et de torpiller l’autonomie de ses Premiers ministres.
Idrissa Seck, perçu comme dauphin putatif, sera accusé de complot, arrêté puis libéré après une longue affaire judiciaire. En 2008 Macky Sall, à son tour, subira l’ire du président pour avoir convoqué son fils Karim Wade (ministre) à l’Assemblée nationale. Il sera démis puis écarté du PDS. La leçon de Wade : aucun Premier ministre ne devait devenir trop ambitieux.
Macky Sall et ses Premiers ministres : un compagnonnage à géométrie variable
À son tour, Macky Sall, président du Sénégal de 2012 à 2024, a nommé quatre Premiers ministres au cours de ses deux mandats. Dans un régime de plus en plus présidentialiste, marqué par une centralisation du pouvoir autour du chef de l’État, les tandems ont dû résister aux pressions sociales, aux ambitions politiques internes et à l’instabilité contextuelle.
Le premier à occuper ce poste sous Macky Sall fut Abdoul Mbaye, un technocrate respecté, ancien banquier et directeur de banque. Son profil rassurant avait séduit les milieux d’affaires et les partenaires techniques et financiers du Sénégal. Cependant, il ne résista pas longtemps aux aléas politiques : en septembre 2013, il fut remercié, officiellement pour divergences de vision, mais dans un contexte marqué par des tensions avec le cercle présidentiel.
Il fut remplacé par Aminata Touré, dite Mimi Touré, ancienne ministre de la Justice. Elle s’était faite remarquer par la traque des biens mal acquis. Nommée en septembre 2013, elle afficha une posture plus offensive que son prédécesseur. Cependant, son passage à la primature fut bref : elle quitta ses fonctions après la débâcle de la coalition présidentielle lors des élections locales de 2014 à Dakar. Cette mise à l’écart fut interprétée comme une sanction politique, révélant la sensibilité du poste de Premier ministre à l’épreuve électorale.
Le plus long compagnonnage de Macky Sall fut avec Mahammed Boun Abdallah Dionne, nommé Premier ministre en juillet 2014. Fidèle parmi les fidèles, discret et technicien de formation, Dionne accompagna le président dans la mise en œuvre du Plan Sénégal Émergent (PSE) jusqu’en mai 2019. Son style consensuel et sa loyauté indéfectible contribuèrent à la stabilité du tandem. En 2019, dans une volonté affichée de rationaliser l’action gouvernementale, Macky Sall supprima le poste de Premier ministre, concentrant davantage le pouvoir entre ses mains.
Mais les circonstances politiques et la proximité de l’élection présidentielle de 2024 poussèrent Macky Sall à rétablir la primature. Amadou Ba, ancien ministre de l’Économie et des Finances puis ministre des Affaires étrangères, fut nommé à ce poste stratégique. Candidat désigné de la majorité présidentielle, il assuma la double casquette de chef de gouvernement et dauphin politique présumé. Toutefois, il n’échappa pas aux critiques internes ni aux soupçons de rivalités larvées au sein du camp présidentiel. Son mandat fut bref, marqué par des tensions croissantes jusqu’à la chute du régime en mars 2024.
Une fonction toujours en sursis
Ces différentes sagas révèlent la fragilité structurelle de la fonction de Premier ministre au Sénégal. Le poste a été supprimé à trois reprises (1962, 1983, 2019) et rétabli autant de fois pour des raisons souvent circonstancielles. Le retour de cette fonction en 2024, sous la présidence de Diomaye Faye, semblait porteur d’espoirs nouveaux. Mais la dérive actuelle laisse planer de nouveau le doute.
De Senghor à Diomaye, en passant par Diouf et Wade, l’histoire politique du Sénégal est rythmée par des duels au sommet de l’État. Les tandems président-Premier ministre ont rarement été des binômes harmonieux. Bien souvent, ils ont incarné des tensions structurelles, des ambitions concurrentes, et des visions parfois opposées de l’exercice du pouvoir. Le duo Diomaye-Sonko, issu d'une même lutte, réussira-t-il à échapper à cette malédiction institutionnelle ?
AMADOU CAMARA GUEYE