2012, la montée au front
Inédit. Longtemps engagés à travers leurs arts dans la marche du Sénégal, les artistes ont franchi le Rubicon avec la présidentielle 2012. Non seulement beaucoup d'entre eux sont allés au front et au charbon de la bataille du M23 contre la candidature du président sortant Abdoulaye Wade, mais certains ont intégré des appareils politiques de partis en lice ou qui l'étaient.
Les chanteurs, en particulier, sont devenus des partenaires privilégiés des candidats. Chacun essaie d’avoir de son côté le musicien le plus populaire. Dans ce mercato politique, les rappeurs sont les plus recherchés. ''C’est grâce aux rappeurs que le régime du Sopi s’est installé'', argue le rappeur Makhtar Fall alias Gunman Xuman. L’animateur de Zik Fm, Pape Guèye dit Dj Pako acquiesce en soutenant que ''les rappeurs ont toujours été engagés, à travers des sons, ils ont participé en 2000 au départ du régime socialiste''. Makhtar Sy alias le Kagoulard remonte plus loin et avance que ''ce n’est pas aujourd’hui que les rappeurs ont commencé à être les porte-parole du bas peuple, ils on commencé avant 2000''.
Ainsi, entre 1998 et 2000, de nombreuses compilations hip-hop, dont le cinglant titre ''Politichien'', ont dénoncé les conditions de vie des populations et prôné le changement de régime. De fait, lors de son accession à la magistrature suprême aux dépens d'Abdou Diouf, Abdoulaye Wade disait à qui voulait l’entendre que c’est grâce à la jeunesse qu’il est arrivé au Palais présidentiel. Et parmi cette jeunesse, les rappeurs qui ont grandement contribué à conscientiser les citoyens. Cependant, cette donne ne faisait pas des camarades de Didier Awadi des partenaires privilégiés. Ils garderont le cap dans la dénonciation de ce qui ne va pas dans le pays.
''Il nous fallait agir''
''Le mouvement hip-hop est resté constant sur son engagement. Il a continué, même après 2000, à dénoncer la corruption et la mal gouvernance. Douze ans après 2000, on a compris beaucoup de choses. On s’est dit qu’on ne peut plus se limiter à dénoncer les tares à travers des sons et qu’il nous fallait agir'', estime Xuman. Ce faisant, le mouvement a ''acquis de la maturité et a su s’imposer dans les cercles les plus restreints, même de la politique'', ajoute Dj Paco.
En outre, l’avènement du mouvement Y’en a marre a accentué la présence partisane des hip-hoppeurs. Neega Mass, rappeur sénégalais établi à Paris l'admet volontiers : ''A mon avis, tout a commencé avec l’émergence des rappeurs du mouvement Y’en a marre qui a donné non seulement une nouveauté sur la scène politique sénégalaise mais a aussi réussi à occuper les médias nationaux et internationaux. Naturellement, lorsqu’il y a une mouvance de ce genre qui a prouvé sa crédibilité, forcément çà crée une influence transversale tant chez les artistes qui veulent obtenir la même visibilité sur la population que sur les partis politiques qui ont une certaine vision opportuniste pour s’appuyer sur cette nouvelle tendance de jeunes chanteurs engagés, afin de séduire l’électorat sénégalais''. De l'avis de Neega Mass, ''chacun y trouve son intérêt et cela crée un électrochoc qui donne du poids aux partis politiques''.
Erreur de casting
Mais une erreur de casting, il y en a eue. Des artistes ont été cooptés par des politiciens suivant des calculs que seuls ces derniers peuvent s’expliquer. Des recrues sans véritable aura et qui ne pèsent pas sur les balances du mouvement culturel sont aux côtés des leaders de partis politiques sans que leur apport soit évident.
''C’est normal, car les politiciens ne se sont jamais intéressés au mouvement hip-hop. Ils ne savent pas qui représentent quoi et qui est qui'', explique Le Kagoulard. Dj Pako tempère en relevant que certains engagements se font à titre personnel. ''Quand Bibson ou Maxy Crazy s’engagent avec le PS (Parti socialiste), cela ne concerne que Cheikh Bouh Coly (Ndlr : nom à l’état-civil de Bibson) et Amadou Aw (nom à l’état-civil de Maxy Crazy'', selon Dj Pako. Mais l'engagement de la star Youssou Ndour a été des plus retentissants. Il est évident que l'avoir à ses côtés, pour un homme politique comme Macky Sall, fait beaucoup plus mouche que de cheminer avec des chanteurs comme Idrissa Diop, ou les rappeurs Requin Noir, Lalataké et Pacotille, souteneur du candidat des Forces alliées 2012, Abdoulaye Wade. Mais puisqu'il fallait même un tant soi peu contrer la vague soulevé par Y'en a marre et Youssou Ndour, tout est bon à prendre du côté du président sortant.
ABOUBACRY DEMBA CISSOKHO, JOURNALISTE CULTUREL
''Plutôt des animateurs de meetings''
Le journaliste spécialisé en culture analyse l'engagement d'artistes aux côtés d'hommes politiques à l'aune de diverses raisons. Cela va, d'après lui, de la ''logique d’intérêts individuels ou de groupes'' au simple rôle d'''animateurs de meetings''.
''On peut avoir diverses appréciations de la présence des artistes aux côtés d’hommes politiques. La situation d’indigence dans laquelle se trouvent de nombreux artistes pousse beaucoup d’entre eux à s’impliquer activement sur le terrain politique. Certains d’entre eux entretiennent l’illusion que leurs préoccupations alimentaires ou professionnelles seraient ainsi prises en compte par des leaders politiques. Mais on peut raisonnablement douter de ce postulat en sachant le niveau quasi-nul de conscience politique de la plupart d’entre eux.
Sous nos tropiques, l’accès au pouvoir étant synonyme d’accès aux ressources financières et matérielles, les artistes, et pas seulement eux, courent vers les lambris dorés du pouvoir pour espérer trouver des solutions à des problèmes personnels ou concrétiser des projets longtemps mûris.
L’on a entendu un musicien très en vue dans la campagne du président sortant avouer que s’il a décidé de soutenir Abdoulaye Wade, c’est parce qu’il a trouvé chez celui-ci une opportunité de mettre en œuvre des projets dont le plus important est le montage d’un studio d’enregistrement.
Des observateurs ont interprété la candidature avortée de Youssou Ndour et, plus tard, son soutien au candidat Macky Sall, admis au second tour, comme une occasion pour lui de faire réparer des 'injustices' qu’il aurait subies.
Logique d’intérêts
Ces exemples montrent que l’on est encore plus dans une logique d’intérêts individuels ou de groupes que de définition d’une politique culturelle traduisant l’importance du fait culturel dans le développement économique et social de la nation. Pour cela, on n’a pas forcément besoin de faire du bruit en étant les accompagnateurs des hommes et femmes politiques dont la conception étriquée de la culture place les artistes plus dans le rôle d’animateurs de meetings assurant leur promotion que dans la posture de créateurs respectés de contenus, de sens, de patrimoine.''
BIGUÉ BOB