Le sens de l’Etat
Le sens de l’Etat est une catégorie de la pensée qui, sur le plan de la sociologie politique, occupe une place privilégiée dans la hiérarchie des concepts. Réduit à sa plus simple manifestation extérieure, le sens de l’Etat est la structuration, la mise en forme de l’activité et du comportement de l’homme d’Etat. Les intellectuels que nous sommes aiment manier, non sans ambiguïté, les grands concepts. Le sens de l’Etat continue encore à faire les frais des usages et emplois maniaques chez nous les instruits à demi-teinte, selon qui tout individu vouant une adoration à l’autorité étatique absolue possède le sens le plus aigu de l’Etat.
C’est précisément ici que l’on pense toujours que seuls les fascistes, tenants du pouvoir politique total et sans limites, d’une part, et les anarchistes, détracteurs du pouvoir étatique central, d’autre part, sont antinomiques et s’opposent farouchement les uns aux autres. Dans cette vue manichéenne, selon laquelle on est ami ou ennemi du pouvoir central, le fasciste posséderait un sens accru de l’Etat, alors que l’anarchiste ou l’anarcho-syndicaliste, expression chère à l’ex-leader communiste, Lénine, n’en aurait aucun.
La question est de trouver des individus qui accepteraient d’être situés dans l’une ou l’autre des deux catégories. Le fasciste se défend toujours d’être catégorisé comme tel, alors que l’anarchiste renie, à cor et à cri, et catégoriquement, l’anarchisme. Le syndicaliste montre avec ostentation sa haine irascible de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme, et au même moment il œuvre inlassablement à détruire avec un immense plaisir l’autorité de l’Etat, à lui tordre le cou et à en tirer toute sorte de fierté. L’exploit de la psychanalyse freudienne est d’avoir découvert que l’homme est en réalité ce qu’il se refuse à être, ce qu’il nie, ce qui s’enfuit dans son inconscient et se manifeste dans ses actes involontaires.
Il y a lieu de souligner un malentendu et préciser que ce ne sont nullement les anarcho-syndicalistes qui seraient les seuls ennemis de l’institution étatique parce qu’ils sont dépourvus de sens de l’Etat. Les ennemis mortels de l’Etat et d’ailleurs de tout autre corps constitué sont incontestablement les hommes et les femmes du monde politique même, qui intègrent ces corps, mais qui, pour mieux faire du mal, et étant en porte-à-faux vis-à-vis de toutes les règles de bienséance, sont prêts à dévoiler et à étaler les mystères et les secrets sur la place et la voie publiques. On entend souvent ces hommes, lorsqu’ils sont ignominieusement chassés du trône, et par médias interposés, proférer des menaces de déballage à l’encontre de leurs adversaires politiques désormais installés confortablement sur le trône du pouvoir.
Il convient au préalable de se méfier de ceux qui, après avoir goûté aux délices du Paradis, et après en avoir été chassés tendent à la pyromanie et tiennent des discours incendiaires sur les ondes des radios, les plateaux des télévisions, les colonnes des journaux ou tout autre moyen de communication de masse. Debout sur le seuil de la porte de sortie, les déchus du trône étatique déchirent, non sans amertume, le manteau appelé naguère sens de l’Etat. Ce n’est pas chose facile que de débusquer un individu sournois. Il cache son être et fait apparaître son paraître. Il dissimule son caractère défectueux pour parvenir à ses fins.
Certes, en Afrique et peut-être même ailleurs, l’Etat dégoûte avec son formalisme lourd. Mais que peut-on faire si ce n’est l’acceptation et la résignation ? Car, dans la dialectique hégélienne, si les postulats de cette dernière sont acceptés, l’Etat gardera à jamais intactes son essence et ses prérogatives, quelques soient les circonstances historico-sociologiques qui le cernent. Antigone du dramaturge grec, Sophocle, dans son opposition suicidaire à la décision de Créon, roi de Thèbes, de ne pas octroyer une sépulture à la dépouille mortelle de l’un de ses propres frères, de laisser le cadavre pourrir et donc l’âme du défunt errer en proie aux multiples tourments, selon les croyances païennes de ce temps lointain, a appris la douloureuse leçon en payant le prix de sa vie. Antigone a péri, impitoyablement écrasée par la force du plus puissant corps constitué de la société, comme périra d’ailleurs tout autre citoyen révolté contre l’Etat, quelques soient les raisons de légitimité évoquées au sujet de la révolte.
L’ambiguïté chez Hegel est de vouer une admiration à nulle autre pareille, au personnage d’Antigone, en raison de son caractère et de son action héroïque, alors que, au même moment, sa philosophe est, en dernière analyse, une déification de l’Etat. Hegel parle de l’Etat comme s’il s’agit d’une divinité gréco-romaine. En effet, la force de frappe et l’appareil de répression qui guettent les individus particuliers à tout instant de leur vie, donnent son sens et son contenu au fascisme de l’Etat. Tout le reste n’est que rhétorique creuse. Sophocle, par la bouche de l’un de ses personnages qui s’adresse à Créon, l’incarnation de l’autorité étatique, exprime, non sans dépit, le fascisme de l’Etat en ces termes : « Tu peux assurément faire à ton gré la loi aussi bien sur les morts que sur toutes nos vies ».
En réalité, l’essence de la tyrannie de l’Etat est de ne pas reconnaître des limites à l’étendue de ses prérogatives et de ses pouvoirs. L’Etat, conformément à ces vues, transcende les contraintes de l’espace et du temps. Il demeure ferme et solide contre vents et marées, bien qu’il soit vrai que les formalités étatiques sont coûteuses.
Le sens de l’Etat est la source de tout ce qui est formel. Or certains serviteurs de l’Etat au plus haut niveau oeuvrent inlassablement pour se libérer autant que faire se peut de ce qui est formel, tout en y restant. Curieusement, leur dressage s’est accompli depuis le bas âge selon d’innombrables normes formelles. Il n’est pas exclu que la lassitude des formalités se produise inéluctablement. Elle est à coup sûr à l’origine des comportements réfractaires à tout ce qui est formel. C’est un fait visible que l’on a des tendances à s’écarter de ce en quoi l’on est éduqué. On ne s’étonne pas qu’un homme de culture vernaculaire ne possède un quelconque sens de l’Etat.
On s’y attendrait même plus ou moins. Mais l’homme de culture noble le possède naturellement, mais il peut bien le perdre pour vivre ne serait-ce que momentanément dans une citadelle de la quiétude, dans un monde parallèle au nôtre. Cette évasion, pourrait-on dire, a pour théâtre la culture et la littérature vernaculaire en scansion, et fait perdre provisoirement, mais complètement, le sens de l’Etat. S’il arrivait à l’auteur de ces lignes de s’évader de la sorte, il ne le tiendrait pas pour une négativité quelconque. Car cette évasion permettrait à l’homme de la haute culture de sortir de l’ornière, et de s’écarter, tant soit peu, des réalités formelles étouffantes. Dans ce cas curieux, il ne s’agit pas d’une perte, mais d’un simple oubli. Oublier provisoirement le sens de l’Etat pour s’en souvenir et y revenir le plus rapidement possible stimulerait positivement non seulement l’homme de culture noble, mais aussi et surtout l’homme de l’action politique et sociale d’une certaine envergure.
Ce n’est pas parce qu’on est homme politique ou femme politique que l’on ait tous les droits et toutes les aptitudes à percer les mystères et les secrets. C’est la possession avérée du sens de l’Etat qui donne le droit d’y accéder. Le sens de l’Etat se manifeste dans le respect strict des conventions collectives et des normes formelles, dans une allégeance totale aux valeurs constitutionnelles. L’ultime acte de noblesse d’une entité politique parvenue à se hisser sur le piédestal du pouvoir public est de d’accomplir un travail titanesque, afin de protéger l’Etat et sa noblesse contre les faibles et les iconoclastes.
Babacar Diop