La vérité des chiffres
Au port autonome de Dakar, le débat fait rage entre pro et anti Cheikh Kanté. Loin de la polémique, des quolibets et autres invectives, EnQuête s’est aussi intéressé aux chiffres clés de la gestion de l’ex-patron de l’entreprise.
‘’Un téméraire. Un intouchable. Destructeur...’’. Les substantifs ne manquent pas à nos interlocuteurs pour caractériser l’homme qui, il y a peu de temps, était comme un ‘’empereur’’ africain, trônant à la tête d’un royaume où sa volonté est loi. Il s’appelle Cheikh Kanté. Il aura été l’un des directeurs généraux qui aura le plus marqué le port de Dakar. En cinq ans seulement, il a fait ‘’mieux’’ que tous ses prédécesseurs. Du moins, sur le plan des recrutements. Appréciez : de 1 017 agents en 2012, le personnel est passé à 2 040 en 2017. Soit, du simple au double.
Brandissant un document à eux laissé par le prédécesseur de M. Kanté, Bara Sady, nos sources s’inscrivent en faux contre les affirmations du premier, tenus dans le journal l’Observateur du jeudi 25 octobre. Il aurait en effet surévalué l’effectif qu’il avait trouvé sur place en parlant de 1 223 personnes. Quant aux frais de personnel, ils sont passés de 10 567 000 000 F CFA en 2011 à plus de 20 milliards en 2016. En 2014 déjà, ils étaient à plus de 16 milliards et en 2015, plus de 18,640 milliards F CFA.
Ce rythme exponentiel des recrutements, cette croissance galopante des frais de personnel inquiètent au plus haut point les nouvelles autorités du port. Mais, à n’en pas douter, la goutte d’eau qui aura fait déborder le vase qui contenait leur colère, sortir le nouveau DG Aboubacar Sadikh Bèye de sa réserve, est la dernière ‘’folie’’ de Cheikh Kanté. A la veille de son départ, il aurait signé 388 CDI et 28 CDD. Ce qui fait qu’au Port, plus de la moitié du personnel doit leur recrutement à l’ex-DG, promu ministre en charge du Plan Sénégal émergent.
Cette gestion ‘’gabebique’’ a fini d’exaspérer certains cadres de la boîte qui ont enduré dans le silence le passage de Monsieur Kanté dans ce fleuron de l’économie. Pour eux, le PAD va de mal en pis.
Pour en donner une idée, ils convoquent les états financiers de décembre 2016. Lesquels illustrent parfaitement la mauvaise santé financière de l’entreprise, d’après leurs dires.
Conformément aux accusations d’Aboubacar Sadikh Bèye, l’examen du document comptable laisse paraître les signaux rouges des indicateurs de la société. En atteste l’excédent brut d’exploitation (EBE) qui traduit le surplus de richesses généré par la seule exploitation de l’entreprise. Cet indicateur exprime la marge disponible après déduction des charges de personnel (facteur travail). Selon nos informateurs, il doit être conséquent pour rémunérer la dette contractée tout en assurant le renouvellement de l’outil de production. L’EBE a sensiblement chuté ces dernières années. De 9 028 000 000 F CFA en 2011, elle est passée à 6 milliards 584 en 2015 et 6,064 milliards en 2016. Soit une baisse d’environ 30% entre 2011 et 2016. Pourtant en 2014, L’EBE a atteint son paroxysme et s’est établi à plus de 27 milliards. Cette hausse vertigineuse, précisent nos interlocuteurs, n’est pas due à une bonne tenue des finances, mais à la comptabilisation des 24 milliards payés par Dubaï Port Wold au titre des droits de porte.
En tout état de cause, elle aurait pu, selon des cadres contactés par EnQuête, permettre à l’entreprise de repartir sur de nouvelles bases. Hélas ! ajoutent-ils, ‘’tel n’a pas été le cas’’.
La baisse de l’EBE a pour corolaire la dégradation de la capacité d’autofinancement de l’entreprise. Celle-ci est passée de 14,837 milliards en 2014 à 5,712 milliards en 2016. Elle était de plus de 8,645 milliards en 2011. La parenthèse de 2014 s’expliquant toujours par le paiement de DPW, même si d’après Cheikh Kanté, le port n’aura pas vu la couleur de cet argent déjà enregistré dans les états financiers de 2014. C’est d’ailleurs pourquoi, dans les états de 2016, le PAD, qui traîne des dettes fiscales avoisinant les 8 milliards, a assujetti le paiement de l’impôt sur les sociétés qui tourne autour de 7 milliards sur le montant du ticket d’entrée. ‘’Le règlement de cet impôt est subordonné au remboursement par l’Etat du ticket d’entrée’’, lit-on dans le document.
Une dette de plus de 50 milliards
Ces différents indicateurs montrent à suffisance que le Port autonome de Dakar est dans un gouffre profond si l’on en croit nos sources. A ces chiffres plus qu’éloquents s’ajoute la dette financière de l’entreprise chiffrée à plus de 50 milliards pour cette entreprise dont le chiffre d’affaires en 2016 est de 45 826 596 384 F CFA. Dans son interview avec le journal l’Obs, Dr Cheikh Kanté explique : ‘’J’ai fait au mieux dans l’exercice de mes fonctions pour d’abord mettre le port aux normes… C’est dans ce cadre que je me suis endetté en tant qu’une entreprise qui marche avec des indicateurs fiables au niveau de la Boad et d’autres institutions financières pour draguer le chenal. Le tonnage a ainsi augmenté de 10 millions de tonnes en 2012 à 17 millions aujourd’hui…’’ Itou pour la réhabilitation du wharf pétrolier qui a permis de relever les capacités de débarquement de 250 tonnes par heure à 2000 tonnes heure. En clair, si en 2012, un bateau pouvait rester une semaine pour se faire décharger, maintenant les bateaux sont déchargés en une demi-journée, se félicite l’ex-DG.
Seulement, nos interlocuteurs battent en brèche ces déclarations. Ils renvoient aux états financiers de 2011 pour justifier que la réhabilitation du Wharf pétrolier ainsi que les travaux relatifs au chenal ont été lancés sous la direction de Bara Sady, grâce à un emprunt obligataire de 10 milliards F CFA (3 milliards pour le wharf, 07 pour le chenal). ‘’Alors que la procédure d’appel d’offres était presque à son terme, le changement est intervenu à la tête de l’entreprise. Cheikh Kanté est alors revenu sur toute la procédure, a procédé à un autre appel d’offres et payé 12 milliards à une entreprise belge, alors qu’initialement, le projet était évalué à 07 milliards’’. Et pour couronner le tout, quelque temps après, confient nos informateurs, deux bateaux ont eu des problèmes sur les lieux. ‘’Ce qui prouve que le travail n’a pas été fait correctement même s’il est vrai qu’il avait pris le numéro 01 mondial’’, s’insurgent-ils.
Ces investissements lourds, selon les travailleurs du port, avaient permis à l’entreprise de se mettre à niveau et de consolider sa place de leader dans la sous-région. Ils reconnaissent aussi que le trafic se porte bien au port malgré les difficultés. Une situation loin d’être reflétée par le bilan financier. Le bénéfice ne cessant de reculer entre 2012 et 2017. Ce qui déteint négativement sur la capacité d’autofinancement de l’entreprise.
Celle-ci exprime le potentiel de trésorerie que génère l’activité pour faire face à ses engagements, après le financement de l’exploitation courante. Ainsi en est-il de la plupart des indicateurs qui traitent de la bonne santé d’une entreprise. Certains responsables du PAD estiment que la plupart des indicateurs ont dégringolé sous l’ère Cheikh Kanté. Le résultat net quant à lui est passé de 1 595 000 000 en 2011 à 1 556 000 000 en 2016. Au même moment, le résultat d’exploitation chutait à 2 749 000 000 en 2016 contre 3 107 000 000 en 2011.
‘’Le port mange presque toutes ses richesses…’’
Ces cadres du port se disent d’autant plus choqués qu’à l’heure actuelle, leur entreprise devait franchir un autre cap à cause des nombreux investissements qui y ont été consentis. Malheureusement pour eux, les efforts ont été plombés, affirment-ils, par un recrutement hasardeux. ‘’Le port mange presque toutes ses richesses. Elle n’a plus de ressources propres à consacrer à certains investissements. Ce qui fait que de plus en plus, nous sommes menacés par Abidjan et Conakry notamment. Il urge vraiment de renverser la tendance’’, plaident-ils.
Pour ces employés donc, l’urgence pour la nouvelle équipe dirigeante est d’assainir les finances de l’entreprise pour rétablir l’équilibre financier du PAD, plus d’autonomie financière, la maitrise de la dette, entre autres.
Les états financiers montrent également qu’en 2016, les embarquements ont atteint la barre des 3 851 000 tonnes contre 3 914 000 en 2015. Quant aux débarquements, ils ont été portés à 12,565 millions de tonnes contre 11,273 tonnes.
MOR AMAR