Publié le 22 Jun 2022 - 21:40
POLITIQUE

Rachel Keke, la femme de ménage franco-ivoirienne qui entre à l’Assemblée

 

Pendant deux ans, elle a été le porte-voix de la grève contre le groupe hôtelier Accor. Le 19 juin, cette Franco-Ivoirienne à la détermination sans faille, candidate aux élections législatives françaises sous les couleurs du parti de Jean-Luc Mélenchon, a été élue députée.

 

177. C’est le nombre de voix qui sépare Rachel Keke de son opposante, l’ancienne ministre des Sports d’Emmanuel Macron, Roxana Maracineanu, lors du second tour des élections législatives. Dans une confrontation aux allures de duel entre David et Goliath, c’est finalement l’outsider qui l’a emporté dans la 7e circonscription du Val-de-Marne, avec 50,3 % des suffrages. Quelques jours avant cette élection, Jeune Afrique avait rencontré cette Franco-Ivoirienne qui, à 48 ans, cumule les casquettes*.

En plus de son emploi de femme de chambre et des obligations parentales qu’impose l’éducation de cinq enfants, Rachel Keke, qui habite à Chevilly-Larue, en région parisienne, s’est lancée jeudi 19 mai dans la course aux législatives des 12 et 19 juin. « Je suis une guerrière. Des batailles, j’en ai déjà menées. Je suis prête pour celle-là », garantit-elle au téléphone, sur le seuil du collège de sa benjamine, où elle a rendez-vous.

Investie par La France insoumise (LFI), la formation de Jean-Luc Mélenchon, pour représenter la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), la coalition de gauche, dans la 7e circonscription du Val-de-Marne, cette représentante de la société civile n’est pas une inconnue. Entre 2019 et 2021, elle fut la voix et le visage des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, sis dans le 17e arrondissement de Paris. Des employées en sous-traitance devenues célèbres en France pour avoir mené la grève la plus longue de l’histoire de l’hôtellerie.

Deux ans de bataille

« La sous-traitance est trop souvent utilisée pour priver les travailleurs de leurs droits. Nos conditions de travail étaient tellement pénibles que ça nous a poussées à nous syndiquer et à faire grève », se rappelle l’ex-porte-parole des grévistes. La lutte durera vingt-deux mois, un record. « Les syndicats nous avaient prévenues : un groupe comme Accor ne plie pas facilement. On s’attendait à devoir se battre quelques semaines ou quelques mois », s’amuse-t-elle.

Il faudra finalement près de deux ans, donc, avant d’obtenir gain de cause. Et qu’importent la fatigue, le mépris, les intimidations et les insultes, à l’époque, Rachel Keke n’entend rien céder. « J’ai tout vu dans cette lutte. On nous a infantilisées, humiliées, insultées. Souvent, on a douté, mais on n’a jamais baissé les bras. » Il faut dire que, pour elle, l’abandon n’est pas une option. « Je tiens ça de ma mère », assure-t-elle, évoquant le souvenir de celle qui, pour nourrir ses sept enfants, était vendeuse de vêtements sur le marché d’Adjamé, à Abobo.

C’est dans cette commune du nord d’Abidjan que Rachel Keke grandit, puis met au monde son fils aîné, avant de rejoindre Paris à l’âge de 26 ans. Du métissage de son quartier d’origine, où cohabitaient « Ivoiriens, Maliens, Sénégalais, Guinéens, catholiques et musulmans », elle dit retenir la chaleur et la tolérance. La pugnacité aussi, « obligatoire » pour une famille modeste.

La voix des invisibles

Cet héritage, la candidate LFI souhaite le mettre au service des « essentiels ». Ces femmes et ces hommes « invisibles » qui ont « tenu la France » à bout de bras quand tout le pays se confinait face à l’épidémie de coronavirus. Juste avant son élection à l’Assemblée nationale, Rachel Keke nous confiait vouloir être la voix des « femmes de ménage, des éboueurs, des aides à domicile, des profs mal payés, des agents de sécurité… » « Les hommes et les femmes politiques ne savent pas comment nous vivons. Si nous ne sommes pas à l’Assemblée nationale pour plaider notre propre cause, qui le fera ? » demande celle qui brûle d’obtenir « une rencontre avec le ministre du Travail ».

« Ce qui domine dans certains quartiers, au-delà de la “désespérance”, c’est un problème de confiance. Les gens ont le sentiment d’être systématiquement trahis par ceux qu’ils élisent », renchérit Hadi Issahnane, élu LFI à la mairie de Chevilly-Larue et membre de l’équipe de campagne de Rachel Keke. La meilleure manière pour rétablir la confiance est de donner des responsabilités à des gens qui n’ont pas de plan de carrière politique. Comme Rachel. Ce sont les luttes qui se sont imposées à elle qui l’ont menée là où elle est. »

Mépris de classe

Si elle reconnaît volontiers que l’idée de faire de la politique lui a d’abord semblé « bizarre », Rachel Keke l’assure, le challenge « ne [lui] fait pas peur ». Mastodontes de l’hôtellerie, députés, journalistes parfois « méprisants »… Personne n’a réussi à l’intimider. « Elle s’adresse à un PDG de multinationale comme elle s’adresserait à un passant », résume Hadi Issahnane. « [C’est une très bonne chose] si elle fait vibrer les colonnes du Palais Bourbon », abondait Alexis Corbière, début mai, sur un plateau de La Chaîne parlementaire (LCP). La journaliste qui faisait face à ce dirigeant de LFI lui avait alors demandé si Rachel Keke avait « été formée », au cas où elle entrerait à l’Assemblée.

« C’est méprisant, mais c’est elle qui se ridiculise. On veut me former pour que j’apprenne le prix du kilo de riz ? » ironise l’intéressée. « Il y a eu et il y aura toujours quelques réflexes de classe, des gens qui diront : “Elle est femme de chambre, sait-elle ce qu’est un projet de loi ?” déplore Issahnane Hadi. Mais Rachel parle du concret : la paye, l’école, la souffrance des gens d’en bas. Elle est capable d’aller chercher les classes populaires, les abstentionnistes et tous ceux qui ne se sentent pas représentés. »

« Fière d’être ivoirienne »

Son franc-parler, Rachel Keke dit le puiser, là encore, dans ses racines ivoiriennes. « Ma famille est de l’ethnie bété. Chez nous, quand c’est bleu, c’est bleu, quand c’est rouge, c’est rouge. Pas d’hypocrisie : on dit les choses comme on les pense et on ne tourne pas autour du pot », revendique-t-elle. « J’ai beaucoup d’admiration pour les femmes comme l’ancienne première dame Simone Gbagbo [épouse du président Laurent Gbagbo, d’origine bété], elle n’a pas peur, elle assume », assure-t-elle.

Tirée de ses origines ou de ses luttes de militante et de cheffe de famille monoparentale, sa détermination lui vaut aujourd’hui d’être appelée à la rescousse par de nombreux mouvements sociaux, de Marseille à Rotterdam en passant par Genève ou la Belgique. Mais avec l’exposition politique viendront quelques coups, prédit-elle. « Je m’attends à être attaquée, mais j’ai l’habitude. Quand on est noire et femme de chambre, on sait se défendre seule », se targue-t-elle, évoquant les injures racistes de certains clients de l’hôtel, à propos desquelles ses responsables « n’ont jamais rien fait ».

Craint-elle les xénophobes et ceux qui agitent à tout-va la question identitaire et la peur du « grand remplacement » ? « C’est derrière nous », veut croire l’aspirante députée. « Éric Zemmour a fait son cinéma sur l’immigration, il a eu 7 % à la présidentielle. Le Pen père n’a jamais réussi à être élu et, pour l’instant, sa fille non plus. Aujourd’hui, il faut que la France se réconcilie pour [que l’on puisse] vivre ensemble », dit-elle. Pour cela, elle entend faire entrer « un peu plus de diversité à l’Assemblée nationale et y apporter les luttes menées jusqu’ici à la porte de l’hôtel Ibis », sans rien renier de son identité. « Je suis fière d’être ivoirienne et je suis fière d’être noire. Je suis fière d’être française aussi. Et c’est ici que je vais me battre jusqu’à ma mort. » Désormais, Rachel Keke pourra ajouter une corde à son arc, et non des moindres : celle de députée.

Jeune Afrique

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