Réflexions sur un mal ‘’nécessaire’’
Avec 27 conventions bilatérales signées avec des pays beaucoup plus développés, le Sénégal fait partie des meilleurs palmarès africains en matière de signature de conventions fiscales. Rarement, le pays procède à l’évaluation de ces conventions.
Si c’était une compétition internationale, le Sénégal serait sans doute un des candidats au titre. En Afrique, le pays fait partie des palmarès les plus riches en matière de signature de conventions fiscales. Jeudi, à l’occasion de l’ouverture de l’atelier régional sur la fiscalité organisé par Oxfam, il a encore montré que dans ce domaine, il ne boxe pas sur le même ring que beaucoup de pays de l’espace UEMOA. Au menu des présentations, il y avait le Burkina Faso, le Niger et le pays hôte de la rencontre qui a mobilisé plusieurs experts venus d’Afrique et d’Europe. Il en ressort que là où le Burkina totalise en tout trois conventions bilatérales, le Niger une seule, le Sénégal, lui, en est à une vingtaine.
Pendant que nombre d’observateurs regrettent cette course aux conventions qui, il faut le relever, transcende le régime actuel, d’autres s’en glorifient. Venu représenter le Directeur général des impôts et domaines, Alioune Thioune se félicite : ‘’Ce que l’on peut retenir, c’est que le Sénégal est en avance sur ce domaine. Vous avez entendu, à ce propos, le témoignage des participants. Le résultat, c’est qu’il y a beaucoup plus d’investissements dans notre pays que dans beaucoup d’autres de notre espace. C’est aussi ça l’objectif qui était recherché avec ces conventions. Il y a de grandes entreprises qui veulent travailler avec le Sénégal ; elles passent par leurs États pour négocier des conventions. C’est aussi des retombées économiques qu’on ne peut pas négliger.’’
Cela dit, la question sur toutes les lèvres, c’est de savoir quel est l’impact financier de ces signatures tous azimuts ? À ce propos, l’inspecteur principal des impôts reconnait qu’il n’existe pas d’évaluations pour se prononcer avec précision. ‘’Il n’y a pas eu d’évaluation, mais je peux dire que le Sénégal est très regardant sur certains aspects. Vous avez tous suivi que nous avons eu à dénoncer une convention. Le Sénégal est en train de voir ce qui ne va pas dans les conventions et nous allons corriger au fur et à mesure. Mais c’est un processus’’, souligne M. Thioune.
Quels sont les pays avec lesquels nous signons des conventions ?
Considérant que les conventions fiscales sont des outils qui visent à améliorer les relations économiques entre les États, il déclare : ‘’Comme vous le savez, une administration fiscale travaille toujours à avoir des revenus. C’est l’administration qui a en charge l’alimentation du budget de l’État. Pour financer nos ambitions de développement, il nous faut beaucoup plus de ressources. Et nous devons compter en premier sur nos ressources fiscales. C’est dans cette perspective qu’il faut intégrer les conventions, dont l’objectif est d’attirer des investisseurs à s’implanter dans le pays.’’
Dans la même logique, tout en se félicitant des progrès, le représentant de la DGID en appelle à plus d’efficience, en vue de mobiliser plus de ressources.
Sur la vingtaine de conventions bilatérales que compte le Sénégal, informe l’inspecteur des impôts Elimane Pouye, panéliste, il faut noter que treize sont en vigueur. En ce qui concerne les pays, il s’agit de la France, du Canada, de la Belgique, de l’Espagne, de la Norvège, de la Mauritanie, du Qatar, de la Tunisie, du Maroc, du Liban, de la Malaisie, de Taiwan et du Luxembourg. Toutes ces conventions sont appliquées, renseigne l’inspecteur des impôts Elimane Pouye.
Pendant ce temps, huit autres conventions ont été signées, mais non encore été ratifiées. Il s’agit des conventions avec le Koweït, l’Égypte, l’Iran, le Portugal, le Royaume-Uni, les Émirats arabes unis, la Turquie et la République tchèque. Six sont en revanche déjà paraphées et en attente de signature. Il s’agit des conventions avec l’Arabie saoudite, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, la Turquie et les Pays-Bas.
À entendre les différents experts, l’on peut s’interroger sur la pertinence de ces différentes conventions d’inspiration surtout OCDE, le modèle qui semble le plus mauvais pour les pays en développement, s’accordent à dire les experts.
De l’avis de Thialy Faye, chargé du Programme Justice fiscale à Oxfam, ce modèle OCDE est surtout favorable aux pays développés, c’est pourquoi les OSC se sont toujours battues pour pousser les pays africains à opter d’abord pour le modèle ONU et depuis quelques années pour le modèle Ataf. ‘’Sur ce plan, soutient-il, nous ne sommes pas en déphasage avec les administrations fiscales africaines, qui ont constaté que le modèle de l’OCDE n’est pas un modèle approprié, favorable à nos pays en développement. C’est pourquoi, avant même l’avènement du modèle de l’Ataf, on faisait la promotion du modèle de l’ONU. Mais même avec ce modèle, il y avait des insuffisances. C’est pourquoi les administrations fiscales africaines se sont regroupées autour d’Ataf pour créer leur propre modèle. Et j’ose espérer que les prochaines générations de conventions qui seront signées le seront sur la base de ce modèle’’.
De la nécessité de renégocier les conventions essentiellement inspirées du modèle OCDE favorable aux pays développés
Pour sa part, Elimane Pouye est revenu sur la question de la nécessaire évaluation pour une politique bien plus efficiente. À ce jour, a-t-il souligné, il n’a pas connaissance d’évaluation ni officielle ni officieuse même pour la convention avec Maurice qui a été dénoncée. ‘’Nous avons vu à travers la presse des chiffres importants, soit 150 milliards de la signature de la convention à sa dénonciation. En tout cas, ça ne ressort d’aucun document ni officiel ni officieux’’. L’inspecteur dégage déjà quelques pistes pour des évaluations pertinentes de la politique conventionnelle.
D’abord, il faut voir s’il y a un flux d’investissement venu du pays vers le Sénégal ; ensuite l’impact en termes socioéconomiques (création d’emplois, création de valeur, de rapatriement de devises). ‘’Les deux sont liés, car si on n’identifie pas le nombre d’entreprises créées, il n’est pas possible de savoir le nombre d’emplois créés grâce à cette convention, quel est le rapatriement des devises…’’.
Dans la même veine, M. Pouye a insisté sur la nécessité de mettre en place des mécanismes pour voir, entreprise par entreprise, catégorie d’impôt par catégorie d’impôt, quel est le manque à gagner. ‘’Ce n’est pas impossible, mais ça demande un travail très important’’, souligne le spécialiste, tout en suggérant la mise en place d’une institution pluridisciplinaire qui permettrait d’aller, au-delà de la dimension fiscale, et d’évaluer tous les autres aspects. ‘’En tant que chef du bureau des études au niveau de la Direction de la Législation, j’avais engagé le processus avec mon collègue qui gère la coopération internationale, pour identifier une convention avec un pays dont on sait qu’il n’y a pas beaucoup d’entreprises ressortissant implantées au Sénégal, pour faire l’évaluation. Malheureusement, ça a pris beaucoup de temps, faute d’outils, mais je pense que c’est un travail à poursuivre’’.
En attendant ces évaluations, Elimane prône une démarche plus prudente dans la conclusion des conventions, car elles restreignent les droits fiscaux des pays en développement, même si elles peuvent faciliter l’installation d’investisseurs avec des effets induits sur l’emploi et la création de valeur et de richesse. Dans la même dynamique, il recommande aussi de soumettre la négociation, la ratification et l’évaluation des conséquences des conventions à un examen public : ‘’En publiant les objectifs politiques cherchés ; en réalisant les études d’impact prenant en compte le manque à gagner fiscal et les autres aspects avant toute signature…’’, a précisé le panéliste, non sans préconiser, non sans insister sur la nécessité de prendre compte des taux et dispositions suggérés par le modèle de l’Ataf comme des standards minima et non des limites maximales dans la négociation des conventions.
MOR AMAR