“Si je voulais me rapprocher du pouvoir, je l’aurais fait depuis longtemps”
Malgré les campagnes de dénigrement tous azimuts contre sa personne, Khalifa Ababacar Sall reste focus sur l’objectif. Esquivant magistralement les questions sur ses ‘’ex-alliés’’ de Yewwi Askan Wi, sur Ousmane Sonko et de supposées offres du président Sall pour le coopter dans ses précédents gouvernements, le leader de la plateforme Taxawu Sénégal a préféré mettre le curseur sur son ambition pour le Sénégal, des axes de son programme, tout en réitérant sa volonté de respecter le pacte fondateur de Yewwi Askan Wi. Il a répondu par correspondance aux questions d’’’EnQuête’’.
Dans une de vos récentes sorties, vous dites que vous avez compris Ousmane Sonko. Avez-vous l’impression que ses partisans et lui vous ont compris ?
J’ai vécu la même chose à l’approche de la Présidentielle de 2019. Beaucoup de Sénégalais ont découvert la notion de ‘’rabat d’arrêt’’ dans le cadre de la procédure inique qui a abouti au rejet de ma candidature. C’est vous dire donc que je suis très bien placé pour comprendre ce que vit Ousmane Sonko. Je l’encourage à user de toutes les voies de droit pour se défendre jusqu’au bout.
Vous étiez ensemble dans la coalition Yewwi Askan Wi avec d’autres partis politiques de moindre envergure. Pensez-vous comme certains que ces partis ont profité de cette affaire pour vous écarter et espérer profiter d’une possible non-participation de Sonko à la Présidentielle ?
Les Sénégalais me connaissent suffisamment pour savoir que je ne jette jamais l’anathème sur les gens. Yewwi Askan Wi est un projet politique extraordinaire qui a montré que des compatriotes peuvent avoir des histoires et des trajectoires différentes et porter des espoirs communs. Aller tous dans la même direction. Yewwi a fédéré des identités remarquables, des personnes de qualité qui ont accepté de se fondre dans un collectif qui, pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, a failli contraindre le pouvoir à la cohabitation. Je ne peux me permettre de renier le respect que j’ai toujours pour les uns et les autres.
Comme dans tous les groupes, il peut arriver qu’il y ait des incompréhensions ou des divergences sur la manière d’aborder les situations, mais il faut, dans tous les cas, sauvegarder l’essentiel et ne pas insulter l’avenir. Il est tout à fait compréhensible et respectable que les uns et les autres aient de l’ambition pour leur pays. C’est d’ailleurs ce qui est prévu par la charte de Yewwi : aller ensemble aux Locales et aux Législatives et laisser les ambitions s’affirmer et se déployer pour la Présidentielle. L’objectif est de permettre à chaque candidat de Yewwi de capitaliser le maximum de voix au premier tour et de se ranger derrière le mieux placé au second tour.
Aujourd’hui encore, je m’inscris dans cette dynamique.
Aujourd’hui, ces gens avec qui vous vous êtes battus vous accusent de vous être rapproché du régime, certains allant même jusqu’à parler de trahison. Qui a trahi qui, selon vous ?
Vous savez, on nous prend souvent pour cible, à tort. Les actes que nous posons sont appréciés différemment, en fonction de paramètres qui, souvent, se nourrissent de la subjectivité, de la passion, de l’ambition, etc. C’est facile de jeter des mots, mais c’est plus difficile de leur donner une réalité tangible. Ce qui est sûr, c’est que je suis dans l’opposition depuis 23 ans. Quand le président Macky Sall est venu au pouvoir en 2012, j’étais maire de Dakar depuis trois ans. J’ai été élu deux fois maire et deux fois député dans l’opposition. C’est vous dire que si je voulais me rapprocher du pouvoir, je l’aurais fait depuis longtemps. Les propositions et les possibilités n’ont pas manqué. Pourquoi attendre maintenant pour me rabibocher avec le pouvoir ? J’ai été victime d’une grande injustice dans le passé, mais je redis encore qu’il n’y a pas de place ni pour la rancune ni pour la rancœur dans mon cœur et dans mon esprit. La charte de Yewwi fait de ma participation à la Présidentielle une exigence. Si cette participation doit passer par un dialogue politique public et ouvert à tous, je ne vois pas pourquoi on devrait me dénier ce droit. D’autant plus que rien ne m’a été proposé en retour pour satisfaire cette exigence. Le souci du Sénégal est ma seule boussole.
‘’Détrompez-vous, je suis loin d’être isolé !’’
Certains ont invoqué votre nom, tantôt dans des gouvernements, tantôt comme possible alternative de Benno Bokk Yaakaar. Est-ce vrai que vous avez rejeté les offres du président Macky Sall ?
La réponse est simple : il y a eu beaucoup de gouvernements sous le magistère du président Macky Sall. Ne m’a-t-on jamais vu prendre part à un seul ? A-t-on vu un de mes proches siéger au Conseil des ministres depuis 2012 ?
Beaucoup d’observateurs estiment que cette situation risque de vous être préjudiciable, qu’il vous serait difficile de remporter ces élections en étant aussi isolé. On sait que vous êtes fin politique. Quels arguments avez-vous pour démontrer le contraire ?
Vous savez, la politique exige beaucoup d’humilité. Les électeurs ne sont pas un bien privé dont on dispose à sa guise. On ne me verra jamais me frapper la poitrine pour dire ce qui va se passer en 2024. Ce que je peux faire, c’est essayer de leur montrer mon projet et leur affirmer ma candidature, essayer de les convaincre par la force de l’argument, car ce sont eux qui décident en dernier ressort. J’y travaille avec détermination, mais aussi avec humilité.
Détrompez-vous, je suis loin d’être isolé ! J’ai entamé depuis le 14 janvier dernier une tournée nationale qui, à terme, me mènera, s’il plaît à Dieu, dans les 46 départements de notre pays. C’est, pour moi, une manière de poursuivre mon ‘’Dox Mbok’’ entamé en 2016 et qui nous a menés, au mois de décembre de la même année, au Walo. Plus tard, en février 2017, Saint-Louis nous a reçus avec une belle ferveur avant que Tambacounda ne prenne le relais. Ce bel élan a été, malheureusement, interrompu par le dossier politico-judiciaire monté de toutes pièces pour écarter notre candidature à la Présidentielle de 2019.
Cette fois-ci aussi, votre tournée n’est pas de tout repos. On a vu votre cortège bloqué par endroits… Pouvez-vous revenir sur ces entraves ?
En vérité, cette tournée que nous appelons ‘’Mottali Yéene’’, se déroule globalement bien. Nous avons eu des problèmes à Fatick et à Matam, considérés à tort comme des titres fonciers. L’accueil chaleureux et enthousiaste des populations dans ces régions montre qu’il n’y a pas de chasse gardée dans ce pays.
Depuis janvier donc, nous sommes sur le terrain, au contact des populations et des réalités du Sénégal profond. Nous allons de département en département, de village en village ; à Kédougou, Saraya, Salémata, Tamba, Bakel, Goudiry, Koumpentoum, Koungheul, Kaffrine, Kaolack, Fatick, Foundiougne, Passy, Diourbel, Mbacké, Bambey, Touba, Matam, Ourossogui, Ranérou, Dahra, Linguère, Louga, Kébémer, etc. Nous écoutons les populations et leur proposons un projet en co-construction qui sera la synthèse de notre programme et de leurs attentes. Nous avons la chance d’avoir mis en place un appareil efficace avec, partout au Sénégal, des points focaux très représentatifs. C’est un travail de longue haleine entamé depuis plusieurs années. Nous travaillons efficacement, sans faire du bruit et nous sommes sûrs qu’à l’arrivée le résultat surprendra plus d’un.
Parlons de votre programme. On sait que la majorité mise sur son bilan ; le candidat qui représentera Pastef va incarner l’antisystème. Vous, comment on pourrait définir votre candidature ?
La mienne sera une candidature de réparation sociale. Je connais les difficultés de nos compatriotes. Notre pays, qui a toujours été une société du lien social, a vu beaucoup de ses enfants confinés aux marges du bien-être. La pauvreté s’est accentuée, les prix des denrées de première nécessité ont emprunté l’élévateur pour se hisser à des niveaux hors de portée du plus grand nombre. La souffrance et la privation ne sont pas notre destin. Notre projet ne vise rien de moins qu’à replacer les Sénégalais au centre des politiques étatiques. Il se portera au chevet de notre vivre-ensemble et promouvra une tranquillité républicaine adossée à des institutions à la dignité retrouvée. Cette belle promesse des assises nationales sera notre bréviaire. Notre projet est pour une nation ancrée, un État fort, une République respectueuse des normes et des citoyens épanouis.
Quelles seraient les 10 mesures prioritaires que vous allez matérialiser dans les 100 jours de votre gouvernance, si les Sénégalais vous font confiance ?
La gouvernance est une action au long cours. Un État, ce sont des procédures, des règles et des limites. Il ne sert à rien de céder à la cosmétique politique à la mode pour prendre des engagements irréalisables. L’action publique demande du temps. Je peux, par contre, vous entretenir de mes priorités durant le temps du mandat présidentiel. L’agriculture sera au cœur de mon programme économique. L’homme en sera le moteur. La vision qui irrigue ma démarche politique fera, en effet, la part belle à l’humain, à l’eau et à la terre. Notre pays ne peut continuer de dépendre des importations de denrées. Nous avons de l’eau, des terres et une population majoritaire jeune. J’apporterai la volonté politique et les moyens qui manquent pour un boom agricole capable d’assurer notre autosuffisance alimentaire. Nous devons investir massivement dans le secteur primaire pour permettre à nos vaillants agriculteurs de vivre décemment grâce à des cultures étalées dans le temps par une bonne politique de maîtrise de l’eau. L’agriculture sera une réponse forte à la renaissance de nos terroirs. La production et la transformation garantiront des ressources suffisantes aux acteurs du secteur pour faire face aux charges quotidiennes. J’ai été dans le Daandé Maayo, à Matam, où des villages ne peuvent plus cultiver depuis des années, faute d’aménagement des terres. Dans le bassin arachidier, les agriculteurs ne disposent ni de semences de qualité et en quantité, ni d’engrais, ni de matériel agricole. Figurez-vous que ces braves gens ne reçoivent que 7 kg d’engrais par personne là où il leur en faut des centaines. Nous corrigerons tout cela par des investissements massifs.
Aujourd’hui, il y a une crise profonde entre les Sénégalais et leurs institutions. Partagez-vous cet avis et que prévoyez-vous pour restaurer cette confiance ?
C’est pour recréer le lien de confiance entre les Sénégalais et leurs institutions que les assises nationales avaient réfléchi et fait des propositions pertinentes. La charte de gouvernance démocratique adoptée en mai 2009 est un texte fondateur qui définit la vision d’un Sénégal réconcilié avec les institutions. Si les gouvernants actuels s’étaient approprié ces travaux, on n’en serait pas là aujourd’hui. En tout cas, j’ai toujours été très clair sur la question. Les conclusions des assises nationales inspireront fortement ma gouvernance, si je suis élu président de la République.
Pourriez-vous nous présenter en actions concrètes votre politique d’emploi pour les jeunes ?
Comme je l’ai déjà indiqué, le Sénégal regorge de potentialités hydrauliques, traversé qu’il est par quatre fleuves et leurs affluents, de terres exploitables et de bras valides. De nombreux pays, moins nantis que nous, sont parvenus à développer une agriculture autosuffisante qui assure à leur jeunesse des revenus décents. C’est pourquoi la maîtrise de l’eau, gage d’une agriculture de qualité, est au cœur de mon programme. Maîtriser l’eau c’est, en effet, cultiver au-delà de la seule période hivernale et assurer des revenus plus importants aux agriculteurs. Le développement du secteur primaire, pris dans son ensemble (agriculture, pêche, mines…) sera une réponse massive apportée au chômage des jeunes. Nombre de ces derniers quittent leurs villages pour venir dans les villes, particulièrement à Dakar, pour y vivre de petits travaux mal rémunérés. Le plus souvent, ils retournent dans leurs terroirs pendant l’hivernage pour cultiver la terre. Une agriculture étalée dans le temps et accompagnée d’une bonne commercialisation des produits agricoles permettra, assurément, de fixer nombre de jeunes dans leurs contrées d’origine. Qui dit agriculture, dit transformation des produits agricoles.
C’est pourquoi, en parfaite intelligence avec le secteur privé, j’encouragerai la création de PME et de PMI spécialisées dans la transformation de nos produits.
‘’En 2022, le Sénégal a dépensé 1 070 milliards F CFA pour l’importation de produits alimentaires comme le riz, le blé, les huiles et graisses végétales, le maïs ou encore le sucre’’
Nous importons énormément de denrées que nous pouvons produire nous-mêmes. En 2022, le Sénégal a dépensé 1 070 milliards F CFA pour l’importation de produits alimentaires comme le riz, le blé, les huiles et graisses végétales, le maïs ou encore le sucre. Des denrées que nous pouvons largement produire ici au Sénégal. C’est une simple question de volonté politique.
L’autre levier sur lequel nous agirons sera l’éducation. L’école n’est plus cet ascenseur social qui permettait de changer de classe grâce à la réussite scolaire. Les meilleurs de nos enfants, quelle que soit leur origine sociale, pouvaient réussir et occuper d’éminentes fonctions dans notre pays. C’est de moins en moins le cas. Nombre de diplômés du public et du privé peinent à trouver un simple stage dans les entreprises. Certains s’essaient à l’auto-emploi, mais faute de moyens et d’un accompagnement significatif des pouvoirs publics, finissent par jeter la clé sous le paillasson. Ils sont nombreux, aujourd’hui, à profiter des programmes d’émigration de pays demandeurs comme le Canada ou le Luxembourg. Ce sont des cerveaux bien formés qui tournent le dos à leur pays. Officiellement, le taux de chômage au Sénégal serait de 19 % en zone urbaine contre 25 % en milieu rural (source : Enquête emploi de l’ANSD publiée en juin 2023).
Nous savons tous, cependant, que la réalité est autrement plus large. Le Programme d'urgence pour l'insertion socioéconomique et l'emploi des jeunes ‘’Xeyu Ndaw Ni’’, doté d'une enveloppe triennale d'un montant global de 450 milliards sur la période 2021-2023, n’a pas gommé les ressentiments. Les 141 700 bénéficiaires, selon les chiffres du gouvernement, ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan des difficultés auxquels sont confrontés les jeunes (les moins de 35 ans font 76 % de la population, chiffres de 2021).
En effet, 300 000 nouveaux demandeurs d’emploi se déversent sur le marché du travail tous les ans. Le gap est énorme. Il faut redonner espoir aux jeunes en procédant à des réformes hardies de l’éducation. Il faut, pour cela, trouver une solution à la déperdition scolaire et les orienter, très tôt, vers l’enseignement professionnel. Des collèges d’enseignement professionnel seront donc généralisés pour accueillir les jeunes sortis du système entre la 6e et la 3e secondaire et ceux qui auront décroché le BFEM sans pouvoir surmonter l’obstacle du Baccalauréat. Des filières comme la maintenance industrielle, les métiers du pétrole et du gaz, l’électricité et l’énergie verte, l’électronique et la mécanique, etc., demanderont des ressources importantes dans le futur pour accompagner notre tissu industriel.
Que prévoyez-vous pour renforcer les budgets des collectivités territoriales, afin de les rendre plus viables ?
Il faut reconnaître que la réforme administrative du 24 mars 1984, qui divise le Sénégal en 10 régions auxquelles on a ajouté Matam le 21 février 2002 puis trois autres régions le 10 septembre 2008 (Kaffrine, Kédougou, Sédhiou), a amoindri la viabilité de nos terroirs. C’est pourquoi je me réfère toujours à l’ancienne appellation des sept régions de 1960 (Cap-Vert, Casamance, Diourbel, région du Fleuve, Sénégal-Oriental, Sine-Saloum et Thiès. Ce n’est pas fortuit. Le découpage de l’époque répondait à une cohérence administrative et économique et, surtout, destinait chaque région à jouer un rôle économique précis. Par exemple, les régions du Fleuve, du Sénégal-Oriental et de la Casamance devaient être les greniers naturels du Sénégal. Elles sont riches en eau, en terres fertiles et en ressources diverses comme le phosphate de Matam pour assurer l’autosuffisance alimentaire de notre pays. Le Sine-Saloum et la région de Diourbel étaient le bassin arachidier, tandis que le Cap-Vert et Thiès étaient destinés à être les centres administratifs et industriels de notre pays. Ce découpage assurait la viabilité de nos terroirs. La politique est malheureusement passée par là et d’anciens départements ont fait pression pour être transformés en région. Ce sera difficile de revenir sur cela, parce que des habitudes ont eu le temps de s’installer.
Dans mon approche, cependant, il faut mutualiser les ressources des régions qui présentent les mêmes potentialités pour créer des zones économiques fortes.
En outre, un des axes forts de mon programme consistera à réformer le Bugdet consolidé d’investissement (BCI) pour doter nos communes de moyens financiers plus conséquents. Le BCI constitue le cadre annuel de programmation et de suivi de l'exécution des dépenses d'investissement financées sur ressources budgétaires. Il traduit une volonté de l'État sénégalais d'approfondir la politique de la décentralisation financière. L'État s'est engagé à décentraliser la gestion des ressources du Budget consolidé d'investissement en transférant aux collectivités locales, à compter de l'année financière 2004, la responsabilité de la gestion des dépenses d'investissement à exécuter sur leurs territoires respectifs. L'objectif visé est d'associer davantage les collectivités locales dans l'exécution financière et technique des dépenses en capital inscrites dans la loi de finances et qui relèvent des missions traditionnelles des ministères sectoriels. La réforme que je compte introduire et sur laquelle je reviendrai plus amplement dans mon programme, consistera à mettre à la disposition de chacune des 601 communes de notre pays une enveloppe d’un milliard de francs sur trois, voire cinq ans. Cet investissement va changer le visage de nos communes en les aidant à se doter en infrastructures sociales de base.
PAR MOR AMAR