Une Assemblée recomposée
Adoptée hier par l’Assemblée nationale à une majorité de 120 députés contre 24, la résolution portant création de la commission d’enquête parlementaire sur l’invalidation de la candidature de Karim Wade a servi à rapprocher le PDS de Benno Bokk Yaakaar, tout en s'éloignant davantage de l’ex-Pastef. Taxawu, Pur et Ahmet Aidara pour le Grand parti font les yeux doux aux libéraux.
Qui l’eût cru ? À la faveur de la décision rendue par le Conseil constitutionnel, le PDS et l’APR se sont finalement retrouvés, ont fait bloc pour ‘’juger’’ les juges constitutionnels.
Selon le président du groupe parlementaire de la majorité présidentielle, Abdoul Mbow, la procédure en question ne remet aucunement en cause l’indépendance de la justice et le principe de la séparation des pouvoirs. Il peste : ‘’D’abord, il faut souligner que c’est l’article 44 de la Constitution qui dit : ‘Les commissions peuvent entendre toute personne qu’elles jugent nécessaire pour l’éclatement de la vérité.’ Je dis bien toute personne. Je crois que les juges sont des personnes et non des ‘malaakas’ (des anges ou des démons).’’
De ce fait, le président du groupe BBY estime qu’ils ne sauraient et ne devraient se soustraire aux dispositions de la loi. ‘’Si aujourd’hui, on estime que les juges sont intouchables, demain, personne ne sera fondé à venir ici pour demander qu’on lève l’immunité d’un député. On ne l’acceptera pas. Ce serait un précédent dangereux. Il faut revenir à la raison. L’Assemblée fera son travail, la résolution sera votée et la commission sera installée pour éclairer la lanterne des Sénégalais’’, a-t-il insisté, non sans rassurer ses ‘’nouveaux amis’’ du PDS face aux menaces des magistrats.
‘’Je voudrais dire qu’aucun député ne peut être poursuivi, recherché, détenu ou jugé dans le cadre de ses opinions. Pour dire que les députés sont indépendants et l’Assemblée fera son travail. Il ne s’agit pas de poursuivre qui que ce soit. Il s’agit d’une commission d’enquête parlementaire pour éclairer l’opinion sur les faits qui ont été invoqués’’.
Embouchant la même trompette, le président de la commission des lois, Moussa Diakhaté, a salué la démarche du Parti démocratique sénégalais qui a opté, selon lui, pour une démarche républicaine. ‘’Nous devons saluer ce qu’a fait le président du groupe parlementaire Liberté, démocratie et changement pour cette initiative. C’est pourquoi le bureau l’a voté à l’unanimité. En conférence des présidents également, on a voté le projet à l'unanimité. Nous allons aussi adopter ce projet portant création d’une commission parlementaire’’.
À l’instar de son collègue Abdoul Mbow, il a confirmé que la commission est bel et bien compétente pour entendre tout le monde, y compris des magistrats si elle le juge nécessaire.
Taxawu et Pur draguent le PDS
Pour les autres députés de l’opposition, le PDS devrait plutôt se méfier de cette main tendue de Benno Bokk Yaakaar. Car, estiment-ils, l’objectif de la majorité, c’est moins de ramener dans la course Karim Wade que d’abattre le candidat qu’il avait déjà choisi, en la personne d’Amadou Ba. Lequel fait l’objet de ces graves accusations de la part du Parti démocratique sénégalais. Mais une chose est sûre : la plupart n’ont pas voulu frustrer le Parti démocratique sénégalais dans l’espoir de pouvoir compter sur son électorat.
Chez les députés du Parti de l’unité et du rassemblement (Pur), certains ne se sont pas gênés de courtiser à l’Hémicycle le parti de l’ancien président Wade. Pour eux, historiquement, le Pur a toujours soutenu le PDS. ‘’Moi, je suis du Pur ; notre président a tout fait pour le PDS. Il a été envoyé en prison pour le PDS. Je demande aux militants du PDS de venir nous accompagner. Nous avons un excellent candidat qui a fait ses preuves au niveau des instances onusiennes. Il est le candidat du changement’’, a plaidé le député Massata Samb qui demande aux membres du PDS de ne pas se fier à BBY. ‘’Ces gens (ceux de BBY) ne vous aiment pas et vous le savez. Ils sont les responsables de tous vos maux’’, a-t-il souligné.
Selon lui, le Pur ne posera aucun acte contre les intérêts du PDS, qu’ils tiennent à ce que l’affaire soit clarifiée, mais que le dessein de BBY était tout autre.
Pour sa part, le député Bara Gaye a dit clairement qu’il va voter la résolution, même s’il est contre toute idée de report. Le discours est le même à Taxawu et chez certains députés de Yewwi Askan Wi comme Ameth Aidara.
Pour Oumar Cissé, maire de Rufisque et soutien de Khalifa Sall, il y a de quoi avoir peur avec la nouvelle posture de Benno Bokk Yaakaar. ‘’J'ai peur. Karim Wade est ostracisé depuis plus de 10 ans. En 2019, si Khalifa Sall et Karim Wade étaient là, Macky Sall n'allait pas gagner. C’est pourquoi il les avait écartés. Les droits de Karim sont piétinés depuis plus de 10 ans, par ce régime. Si Benno se lève aujourd'hui pour soi-disant soutenir Karim Wade, excusez, mais cela nous fait peur...’’, a dit M. Cissé qui trouve ‘’gravissime’’ les faits reprochés aux juges constitutionnels. ‘’Cela mérite des éclairages, c’est vrai. Mais j’ai du mal à croire que BBY le soutient uniquement pour laver l’honneur de son candidat. Combien de personnes ont été citées dans des affaires ? Ils n’ont jamais bougé. Alors, pardonnez-moi, mais j’ai du mal à les croire. On se demande quelle est leur vraie motivation…’’, s’interroge le député-maire de Rufisque.
L’ex-Pastef vote contre
Alors que Benno s’est montré totalement solidaire à l’initiative du PDS, les députés de l’ex-parti Pastef ont été bien plus nuancés. Quand ils ne rejettent pas purement et simplement le projet, ils se disent solidaires, mais craignent les éventuelles conséquences qui peuvent découler de cette commission.
Sur les députés présents à l’Assemblée nationale, 120 ont voté pour la résolution, 24 ont voté contre. Aucune abstention. Ce qui signifie que la résolution a été votée par presque toutes les sensibilités, si l’on sait que BBY et le groupe du PDS ne font pas autant de députés. Les deux réunis font à peu près 105 députés. Encore que certains n’étaient pas présents.
En tout cas, les députés de l’ex-Pastef, eux, tout en clamant leur solidarité au candidat Karim Wade, ont refusé de voter le projet, pour plusieurs raisons. D’ailleurs, à l’Assemblée, leurs députés ont été conspués à chaque fois qu’ils prenaient la parole par des membres de BBY et du PDS.
À en croire Abass Fall, le PDS ne devrait surtout pas se tromper de cible. ‘’Le président Ousmane Sonko a toujours lutté pour des élections inclusives. Il s’est toujours battu pour que Khalifa Sall et Karim Wade soient candidats. Quand on mettait l'intercoalition, l'objectif était d’avoir la majorité pour imposer à Macky Sall des élections inclusives. Malheureusement, certains ne l’ont pas compris. J’aime bien le PDS, j’ai la plus grande estime pour le président Abdoulaye Wade. Mais je ne voterai pas cette résolution. Si l'objectif était de faire la lumière, je voterais, mais ce n'est pas le cas’’. Dans la même veine, Ayib Daffé a relevé quelques vices dans le projet de résolution qui sont de nature à justifier leurs appréhensions. Il cite, entre autres, le fait qu’on vise le processus électoral et non seulement les faits de corruption supposés au niveau du Conseil constitutionnel. Il est convaincu que le projet de BBY est en réalité de combattre Amadou Ba.
LAMINE THIAM, PRÉSIDENT GROUPE LIBERTÉ, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT
‘’C’est devant la commission que nous allons produire nos preuves…’’
Pour le président du groupe parlementaire Liberté, démocratie et changement, le PDS est un parti légaliste. Et c’est pourquoi ils ont choisi d’utiliser les prérogatives que leur a conférées la loi pour se battre contre l’injustice qu’ils auraient subie.
Il s’agit, selon lui, de redonner au Parlement sa dignité. Car c’est un pouvoir au même titre que tous les autres. ‘’La décision prise par le Conseil constitutionnel est illégale et illégitime, parce que contraire à l’esprit de la loi. Le rôle du conseil, selon l’esprit de cette loi, c’est de veiller à ce que l'individu qui sera président soit exclusivement sénégalais. Et au moment de prendre leur décision, ils avaient la preuve que Karim est exclusivement sénégalais. C'est ça la réalité. On ne peut non plus parler de parjure, car au moment de déposer son dossier il a produit une attestation de renonciation à sa nationalité… C’est pourquoi nous combattons cette décision qui a été rendue dans des conditions nébuleuses’’.
À ceux qui leur demandent des preuves, il rétorque : ‘’La commission va se déployer. Elle va mettre en place ses moyens de travail, son calendrier de travail. C'est là-bas que les choses vont se passer.’’
Alors que BBY refuse de faire référence à tout report, les députés du PDS, eux, sont fermes. Il faut reporter le scrutin parce que Karim Wade a été rejeté injustement, mais aussi pour remettre de l’ordre au niveau du Conseil constitutionnel. ‘’Cette affaire va au-delà de la personne de Karim Wade. Le Conseil constitutionnel est infiltré ; notre Administration est infiltrée ; il faut nettoyer avant de penser à organiser un scrutin. Il y va de la paix et de la stabilité de ce pays’’, a insisté Nafissatou Diallo.
Lors de son allocution, Mame Diarra Fam n’a pas manqué d’appeler ses collègues de l’ex-Pastef à plus de solidarité. Pour elle, ce n’est pas aujourd’hui qu’elle a commencé le combat contre l’exclusion d’un candidat. ‘’J’ai défendu partout l’injustice subie par Ousmane Sonko. Vous êtes tous témoins. Ce n’est donc pas nous qui changeons de discours. Ceux qui changent de discours, il faut les chercher ailleurs’’, a-t-elle répondu à ceux qui les accusent de constituer une nouvelle alliance avec BBY.
Selon la parlementaire, il ne faut pas semer la confusion dans la tête des Sénégalais. ‘’Nous avons des soupçons de fraude. Et nous avons introduit une demande de mise en place d'une commission d'enquête. Il n’y a rien d'anormal dans cette affaire. Pour la défense de la République et de notre démocratie, nous devons soutenir cette résolution. Pas pour autre chose’’.
SEYDOU DIOUF, MEMBRE DE LA COMMISSION
‘’Si les personnes convoquées ne défèrent pas à la convocation, on va statuer en fonction des éléments à notre disposition’’
Membre de la commission d’enquête mise en place, le député Seydou Diouf revient sur la suite de la procédure. ‘’Si la commission est suffisamment informée sur des preuves et qu’elle considère que ces preuves sont probantes, elle va inviter les personnes incriminées à une audition. Libre à elles de se présenter ou pas. La commission, in fine, fera son rapport en fonction des preuves qui ont été mises sur la table. La commission va déposer ses conclusions qui feront l’objet d’un rapport. Ce rapport va être ramené ici à l’Assemblée nationale pour être présenté aux députés. On pourra se faire une religion sur la véracité ou pas des faits reprochés aux membres du conseil’’, explique le parlementaire.
Relativement aux délais très courts qui nous séparent de la campagne électorale et du scrutin, il rassure : ‘’Il n’y a aucun problème par rapport aux délais. La commission a six mois. Elle peut le faire en une semaine, elle peut le faire en 10 jours, elle peut le faire en 15 jours. Dans la pratique, en général, les travaux se déroulent de manière assez rapide. Pour la bonne et simple raison que la commission tient compte de l’impact des travaux, en l’occurrence sur le processus. Évidemment, la commission ne va pas prendre six mois pour mener ses travaux’’.
À en croire M. Diouf, si les magistrats ou les autres personnes qui seront citées dans le dossier ne défèrent pas à la convocation, la commission va statuer en tenant compte des éléments mis à sa disposition.
Concernant le rapport, il précise : ‘’Là, on est dans la spéculation. On ne parle ni de rapport ni de recours à des dispositions conférant au président des pouvoirs exceptionnels. Ce dont il s’agit pour le moment, c’est de se réunir, de demander aux accusateurs de produire leurs preuves matérielles. On donnera ensuite la parole aux personnes accusées, si les preuves sont suffisantes. Si elles ne sont pas suffisantes, la commission peut demander le classement sans suite de cette affaire’’.
TAS, l’ennemi n°1 du PDS, annonce une plainte contre ses ‘’agresseurs’’
S’il y a un collègue que les députés du PDS ne veulent même pas voir en peinture, c’est bien le député Thierno Alassane Sall qui a été à l’origine du recours contre leur candidat. En plus de le traiter de tous les noms d'oiseaux, plusieurs d’entre eux, en particulier les femmes, se sont rués sur lui pour l’empêcher de prendre la parole. TAS, qui venait d’être cité par un membre du groupe PDS, avait rejoint le présidium pour invoquer son droit de réponse.
Alors qu’il était en train de discuter avec le président Amadou Mame Diop qui lui rappelait le règlement, plusieurs députés du PDS se sont dressés contre lui et provoqué un incident. La séance a été suspendue une trentaine de minutes avant la reprise, après les conciliabules entre les présidents de groupe.
Lors de son tour de parole, TAS s’est plaint de cette attitude et a annoncé une plainte contre ses ‘’agresseurs’’. Tout en demandant au président Amadou Mame Diop de faire toutes les diligences comme cela a été fait dans l’affaire Amy Ndiaye Gniby, il a insisté sur le fait que le Conseil constitutionnel n’a fait que dire le droit et que c’est le contraire qui aurait dû surprendre. Pour lui, reporter l’élection, ce serait un coup d’État constitutionnel au même titre que ce qui se passe au Mali, au Burkina et au Niger.
MOR AMAR