Entre rupture géopolitique et quête de souveraineté économique

Dans un monde secoué par le retour du protectionnisme américain et les tensions commerciales entre Pékin et Washington, le Sénégal choisit de diversifier ses alliances. En exprimant son intérêt pour rejoindre les Brics, ce groupement des puissances émergentes conduit par la Chine, la Russie, l’Inde et consorts, Dakar rompt avec une longue tradition de fidélité aux institutions occidentales. Opportunité géopolitique ou simple posture diplomatique ? Ce tournant stratégique suscite débats et espoirs, sur fond de quête de souveraineté économique et d’insertion dans un nouvel ordre mondial multipolaire.
La diplomatie sénégalaise s’active en coulisse. Dans une interview accordée à la chaîne Russia Today, il y a quelques jours, la ministre sénégalaise des Affaires étrangères, Yassine Fall, a révélé que son pays avait officiellement engagé des discussions pour rejoindre le bloc des Brics. Dans un contexte de recomposition mondiale où les équilibres traditionnels vacillent sous les coups de boutoir du trumpisme et de la guerre économique sino-américaine, Dakar semble vouloir redéfinir son positionnement stratégique. Une volonté perçue par certains comme un simple jeu d’équilibriste, mais que d'autres analysent comme une inflexion réelle vers un monde multipolaire.
Trump, Pékin et les Brics : un contexte en bouleversement
L’annonce intervient alors que l’ordre économique mondial connaît une nouvelle phase de tensions. Le retour de Donald Trump sur la scène politique internationale a relancé les hostilités commerciales avec la Chine. Hausse de tarifs douaniers, remise en question des traités multilatéraux, logique de bilatéralisation des échanges : le président américain redouble d’initiatives pour recentrer l’économie mondiale autour des intérêts américains. Or, cette orientation protectionniste touche durement les pays du Sud, pris entre le marteau de Washington et l’enclume de Pékin.
C’est dans ce paysage fragmenté que les Brics — acronyme pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, rejoints récemment par l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis ou encore l’Éthiopie — apparaissent comme une alternative crédible. Loin d’un simple club géoéconomique, le groupement ambitionne de rebattre les cartes de la gouvernance mondiale. En témoigne l’émergence de la Nouvelle banque de développement (NDB) et d’un mécanisme de réserve monétaire (le Cra), même si leur efficacité reste sujette à débat.
Le Sénégal, entre prudence historique et repositionnement stratégique
Longtemps perçu comme un bastion francophone aligné sur les intérêts occidentaux, le Sénégal semble aujourd’hui vouloir élargir ses alliances. ‘’Nous avons toujours été un partenaire stratégique de l’Occident, mais cela ne doit pas nous empêcher de diversifier nos partenariats’’, affirme un haut diplomate sénégalais sous couvert de l’anonymat. C’est dans cette optique que s’inscrit la démarche d’adhésion aux Brics, perçue comme une manière de sortir de la dépendance historique vis-à-vis de Paris et de ses relais institutionnels (FMI, Banque mondiale, etc.).
Pour l’expert géopolitique Mikhail Gamandiy-Egorov, le Sénégal a de sérieux atouts. ‘’Malgré sa taille modeste, c’est un pays stable, doté d’un port stratégique et d’une économie en croissance. Son positionnement géographique à la croisée du Maghreb, du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest en fait un point nodal du continent’’. Et de souligner que ‘’le principal partenaire commercial du Sénégal pour les importations, c’est déjà la Chine. Pour les exportations, c’est le Mali, pays de l’Alliance des États du Sahel, qui se rapproche fortement de la Russie’’.
Un intérêt réel, mais une adhésion encore lointaine
En dépit de cette dynamique, les analystes sont prudents quant à une adhésion immédiate du Sénégal au sein du noyau dur des Brics. D’un point de vue économique, le pays occupe le 107e rang mondial en PIB nominal et le 102e en PIB en parité de pouvoir d’achat. Il figure au 18e rang africain sur ces deux critères. Loin donc des mastodontes que sont le Brésil, l’Inde ou la Chine. ‘’L’enjeu, à court terme, n’est pas forcément d’intégrer le cercle restreint, mais de s’imposer comme partenaire stratégique du Brics’’, précise Gamandiy-Egorov.
Ce format élargi — le BRICS+ — regroupe déjà plusieurs pays africains (Égypte, Éthiopie) et prévoit une association plus souple avec d'autres États comme le Kazakhstan, le Nigeria, Cuba ou la Malaisie. Une stratégie d’expansion qui renforce la crédibilité du groupement, en l’éloignant de l’image d’un club fermé.
Les Brics : solution ou illusion pour l’Afrique ?
Mais cette adhésion suscite aussi des débats. Pour ses défenseurs, les Brics représentent une opportunité unique de sortir de la dépendance vis-à-vis des institutions occidentales. Pour ses détracteurs, c’est une illusion, voire une diversion. Certes, la NDB a financé plusieurs projets, mais elle reste loin des standards du FMI ou de la Banque mondiale. Et surtout, la majorité des membres des Brics sont dirigés par des régimes autoritaires, peu enclins à promouvoir une gouvernance démocratique ou transparente.
Toutefois, beaucoup d’économistes nuancent. Pour eux : ‘’La vraie question est de savoir si les Brics veulent vraiment changer les règles du jeu mondial, ou simplement redistribuer les cartes en leur faveur. Le risque, c’est de remplacer une hégémonie occidentale par une autre.’’
Un test grandeur nature pour le Sénégal
Pour Dakar, le défi est de taille. Il s’agit de s’engager dans une diplomatie d’équilibre, sans provoquer de rupture brutale avec ses partenaires traditionnels. L’axe Paris-Washington reste influent dans les secteurs clés (aide publique au développement, sécurité, coopération militaire), même si les récentes critiques contre la France laissent entrevoir une volonté de réajustement. Le Sénégal peut-il vraiment défendre une diplomatie panafricaine tout en continuant à évoluer dans les cercles occidentaux ?
Yassine Fall, elle, se veut claire : ‘’Le Sénégal a quelque chose à apporter aux Brics, en raison de sa stabilité, de ses ressources et de cet élan de développement industriel que nous voulons mettre en place’’, a-t-elle affirmé.
Pour beaucoup d’observateurs, le Sénégal a pris date. En exprimant publiquement son intérêt pour les Brics, il envoie un signal fort, à la fois à ses partenaires traditionnels et aux puissances émergentes. Ce n’est ni une rupture ni une soumission, mais une stratégie d’adaptation à un monde qui change. Si le pari est réussi, le Sénégal pourrait bien se hisser au rang de passerelle entre les Brics et l’Afrique de l’Ouest. À condition de conjuguer ambition internationale et cohérence nationale.
Amadou Camara Gueye