“Allons-y, Moustapha Diakhaté !”
La première partie de ce texte a été publiée par les quotidiens WalfQuotidien, Dakar-Times et Kritik du 28, Enquête et L’Exclusif du 29 juin 2022, ainsi que par un nombre indéterminé de sites, dont je remercie ici les rédactions. Le lecteur se rappelle que j’y répondais volontiers à l’invitation de Moustapha Diakhaté à nous intéresser plus aux causes des événements qu’aux conséquences qu’ils entraînent, et dont il rendait directement responsables les seuls organisateurs. Naturellement, je suis loin, très loin d’être d’accord avec lui et avais commencé à le démontrer dans le premier jet, et donnais rendez-vous aux lecteurs à celui-ci, le second et dernier.
Mon avis, ma forte conviction est que son ex-mentor est, pour l’essentiel, responsable de toutes les menaces qui pèsent lourdement sur notre pays depuis le 2 avril 2012. Si cet homme que nous avons élu le 25 mars 2012 était exactement ou presque le même que celui qui nous gouverne depuis un peu plus de dix ans avec, en bandoulière, ses engagements respectés à la lettre ou du mieux qu’il peut, le Sénégal que nous vivons aujourd’hui serait bien plus tranquille. Malheureusement, ente les deux hommes, il ne reste plus que le nom : l’un et l’autre sont comme Yalla ak yaali.
Pour avoir une base solide d’arguments me permettant de le démontrer, je suis obligé de faire des rappels, encore des rappels dont mes compatriotes ont toujours besoin, étant donné leur fâcheuse tendance à vite oublier et à passer indifférents, devant les événements les plus lourds de menaces pour notre pays. Je me contenterai de deux rappels : son premier message à la Nation, le 3 avril 2012, et l’interview qu’il a accordée à Béchir Ben Yaymed[1] de l’hebdomadaire Jeune Afrique, le 14 juin 2012.
Ce 3 avril donc, il s’adresse ainsi au gouvernement : « Je (vous) donne mission de traduire en actes la forte aspiration au changement massivement exprimée le 25 mars. Cette occasion historique constitue pour nous tous, un nouveau départ pour une nouvelle ère de ruptures en profondeur dans la manière de gérer l’État au plan institutionnel et économique. C'est pourquoi, je tiens à ce que toutes les femmes et tous les hommes qui m'accompagnent dans l'exécution du contrat de confiance qui me lie au peuple, comprennent et acceptent que cette mission ne crée pas une catégorie de citoyens privilégiés, au-dessus des autres et de la loi. Au contraire, cette charge se décline en un sacerdoce sans ambiguïté : il est question de servir et non de se servir[2]. Déjà, comme vous le savez, j’ai décidé de ramener à cinq ans le mandat de sept ans pour lequel je suis élu sous l’empire de l’actuelle constitution. » Le lecteur a bien lu : je n’ai rien inventé.
Et le tout nouveau président, que j’appellerai plus tard et à juste titre le président-politicien, de poursuivre son cinéma, car c’en était un : « Gouverner autrement, c'est bannir les passe-droits, le favoritisme et le trafic d'influence ; c'est mettre l'intérêt public au-dessus de toute autre considération et traiter tous les citoyens avec la même dignité et le même respect. En outre, l'État et ses démembrements réduiront leur train de vie tout en restant performants. » Il ne s’arrête pas en si bon chemin et poursuit : « S’agissant de la bonne gouvernance, je serai toujours guidé par le souci de transparence et de responsabilité dans la gestion vertueuse des affaires publiques. Je mets à ma charge l’obligation de dresser les comptes de la Nation et d’éclairer l’opinion sur l’état des lieux. » Ce n’est pas tout. Il ajoute sans état d’âme : « Je compte restituer aux organes de vérification et de contrôle de l’État la plénitude de leurs attributions. Dans le même sens, l’assainissement de l’environnement des affaires et la lutte contre la corruption et la concussion me tiennent particulièrement à cœur. » Et il avertit ou feint d’avertir : « À tous ceux qui assument une part de responsabilité dans la gestion des deniers public, je tiens à préciser que je ne protégerai personne. Je dis bien personne. J'engage fermement le Gouvernement à ne point déroger à cette règle. »[3]
Le second rappel, après le message du 3 avril 2012, c’est l’interview qu’il a accordée à Béchir Ben Yaymed, le 14 juin 2012. C’était à Kaolack où il présidait son deuxième conseil des ministres décentralisés. Cette interview en dit long, vraiment long sur la nature ondoyante de cet homme qui nous gouverne depuis le 2 avril 2012. En voici quelques extraits :
« ...La rupture n’est pas qu’un slogan. C’est un comportement, celui que les dirigeants de ce pays doivent adopter. Humilité, sobriété et rigueur doivent régir notre action politique. Je vous assure qu’il s’agit bien là d’une rupture, profonde, avec les pratiques en vigueur sous mon prédécesseur… AVEC MOI, TOUT VA CHANGER. J'AI RENONCÉ À DEUX ANS DE POUVOIR, en ramenant le mandat présidentiel de sept à cinq ans et en m’appliquant immédiatement cette mesure, comme je m’y étais engagé. J’ai tenu, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, à déclarer publiquement mon patrimoine, malgré les polémiques entretenues à dessein par mes adversaires (…). À la fin de mon mandat, je ferai le même exercice, et l’on pourra comparer. » Je n’ai rien inventé, c’est bien le président Macky Sall qui répondait cela, les yeux dans les yeux, et sans état d’âme, à Béchir Ben Yaymed.
Et celui que j’appelle président-politicien et qui le mérite bien, de poursuivre : «
Les Sénégalais ont réclamé une gouvernance plus vertueuse, plus éthique. Nous avons L'OBLIGATION DE RENDRE DES COMPTES, de RÉDUIRE LE TRAIN DE VIE ET LES DÉPENSES NAGUÈRE SOMPTUAIRES DE L’ÉTAT. J'AI AUSSI TROUVÉ UN GOUVERNEMENT COMPOSÉ DE 38 MINISTRES EN ARRIVANT, ET JE L'AI RAMENÉ À 25. C’est désormais l’un des plus réduits d’Afrique, et je vous assure qu’il aurait été plus simple pour moi de distribuer plus largement les maroquins (…). J’ai supprimé plus de 60 agences et directions nationales dont l’utilité n’était pas avérée. Autant de coupes qui ne réduiront en rien l’efficacité du gouvernement et de l’administration, bien au contraire (…). »
A-t-on vraiment besoin de commenter tous ces engagements de l’homme ? Je ne le crois pas du tout. Il suffit de les comparer avec la gouvernance qu’il met en œuvre depuis son installation officielle comme quatrième président de la République pour s’en faire une bonne idée. En tout cas moi j’affirme – et je crois pouvoir me le permettre –, que s’il avait respecté l’essentiel des engagements pris ici comme ailleurs, le Sénégal ne serait sûrement pas celui que nous vivons depuis le 2 avril 2012. Il n’y aurait sûrement pas de cas Ababacar Khalifa Sall ou de Karim Wade. Aucun doute que l’ex-juge Dème serait encore magistrat. Peut-être même, Ousmane Sonko ne créerait-il pas Pastef. L’homme serait sûrement réélu sans problème en 2017, sans avoir besoin de recourir à son contestable parrainage, ni d’éliminer des candidats potentiels à l’élection présidentielle qui lui feraient courir le risque d’un second tour. Il aurait alors respecté son engagement à réduire son mandat de deux ans et à se l’appliquer. Engagement exprimé même sur les perrons de l’Élysée devant Nicolas Sarkozy qui reconnut « n’avoir jamais vu ça ». Évidemment il était loin, très loin de connaître l’homme qu’il avait en face.
Oui, s’il avait respecté ne serait-ce que son engagement à « restituer aux organes de vérification et de contrôle de l’État la plénitude de leurs attributions » pour lutter « contre la corruption et la concussion qui (le tenaient) particulièrement à cœur », il nous aurait épargné beaucoup d’événements qui menacent aujourd’hui la stabilité du pays. Au lieu de cela, il les a mis en hibernation et parfois carrément humiliés. Les inspecteurs généraux d’État ne me démentiront pas, eux qui ont été chassés sans ménagement de la présidence de la République pour le Building administratif Mamadou Dia, où ils deviennent par la force des choses familiers avec des hommes et des femmes qu’ils pourraient être amenés à inspecter.
C’était pour faire place à ses ministres, ministres-conseillers, conseillers spéciaux, conseillers, ambassadeurs « itinérants », « chargés » de missions, etc., et dont nul ne connaît le nombre, même pas lui-même. Il va plus loin en mettant lourdement le coude sur leurs rapports comme sur ceux de la Cour des Comptes, de l’Autorité de Régulation de la Commande publique (ARCOP), de l’Inspection générale des Finances du Ministère des Finances, etc. Sans compter les plus de trente dossiers de l’OFNAC qui dorment d’un sommeil profond sur la table du Procureur de la République. Tous ces dossiers et rapports, y compris ceux de la Cellule nationale de Traitement des Informations financières (CENTIF) mettent gravement en cause la gestion de nombre d’hommes et de femmes membres de sa famille, de son parti et de la coalition gouvernementale. S’y ajoutent les non moins lourds dossiers des vingt-cinq mis en cause par la Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI).
Je prends seulement pour exemples ces derniers dossiers. Si le président de la République était un homme de parole et avait laissé le Procureur Alioune Ndao et la justice faire leur travail en toute indépendance et jusqu’au bout, le cas Karim Wade ni celui de Khalifa Ababacar Sall ne se poseraient probablement pas. Le premier n’a été convoqué que le 14 ou 15 mars 2013. Il a eu, avec ses acolytes, largement le temps de se débarrasser, au Sénégal comme ailleurs, de toutes preuves qui pourraient les confondre. D’ailleurs, ma conviction est que, pour le confondre, on n’avait même pas besoin de recourir à la CREI. Une justice indépendante le condamnerait sans que le plus petit doigt ne fût levé.
Il lui suffirait de s’appuyer sur, entre autres dossiers, les Contes et mécomptes de l’Anoci (Éditions Sentinelles, Dakar, août 2009) d’Abdou Latif Coulibaly, au moment où il était encore journaliste et le « Rapport public sur l’État de la Gouvernance et de la Reddition des Comptes » (juillet 2014). Le Rapport couvre la période 2004-2009, donc de la date de création de l’ANOCI à celle de sa dissolution. Les contrôleurs de l’IGE ont mis en évidence, dans la gestion du fils de son père, des « cas illustratifs de mal gouvernance financière ». Ils ont ainsi constaté, relativement au fonctionnement de l’Agence, de graves manquements qui seuls, suffiraient à l’envoyer à Reubeusse (pp. 119-121).
Il n’y aurait pas, non plus, de cas Khalifa Ababacar Sall si tous les vingt-cinq dossiers de la CREI avaient été traités par une même justice indépendante. La gestion de la Mairie de Dakar serait passée en revue et la caisse d’avance n’aurait pas survécu à cette investigation. Or, c’est sur la base de cette seule caisse d’avance que M. Sall a été envoyé en prison et, partant, éliminé de la course vers l’élection présidentielle de février 2019.
Je pourrais prendre pour exemples tous les engagements de celui qui deviendra le président-politicien et montrer que, s’il les avait vraiment respectés, il serait populaire et n’aurait pas besoin de recourir à toutes les manipulations, à tous les njuuj-njaaj qu’il lui a fallu pour être réélu. Il serait populaire parce qu’il aurait « traduit en actes la forte aspiration au changement massivement exprimée le 25 mars ». Peut-être même, l’opposant Ousmane Sonko qui l’empêche aujourd’hui de dormir lui, sa famille et sa coalition n’existerait-il pas, puisqu’il n’y aurait pas les cas flagrants de mauvaise gestion qui expliquent la création de son parti. Il n’y aurait pas d’opposition braquée contre lui pour résister à sa volonté de la réduire à sa plus simple expression. Il n’y aurait pas des Cheikh Oumar Anne, des Farba Ngom, des Mansour Faye et sa fille, des Samuel Sarr[4] et autres membres de sa famille comme de sa coalition lourdement épinglés par les rapports de nos différents organes de contrôle.
Je ne suis donc point d’accord avec Moustapha Diakhaté, ni avec bien d’autres comme lui qui chargent trop facilement l’opposition, Yewwi Askan wi plus exactement, qu’il rendent responsable de tous les événements que nous connaissons et des conséquences qu’ils entraînent. Je suis d’ailleurs tenté de lui poser, à lui le vrai bawal-bawal, la question suivante en walaf : « Waaw, seriñ Mustafaa, ganaaw buma la nuyyóo ziaar la, yakaar nga ni bu sa waaji waccoo woon ak nun ci lépp lumu nu digóon ba tax li ëpp ci nun jox ko sunu kóolute, yaakar nga ni li xew ci sunu réew mi lépp doon na fi xew ? » En d’autres termes, penses-tu réellement, mon cher Moustapha, que si ton ex-mentor était un homme de parole et avait respecté l’essentiel des engagements pour lesquels nous lui avions donné 65% de nos suffrages, penses-tu alors réellement que le Sénégal serait celui que nous vivons depuis plus dix ans ? Je suis sûr que ta réponse intérieure sera négative car, malgré les apparences, tu es un homme de raison même si, parfois, tu te laisses gagner par ton aversion contre Yewwi Askan wi et son principal responsable, dont tu as été le premier à demander la radiation de la Fonction publique.
Heureusement que, de plus en plus de Sénégalaises et de Sénégalais découvrent l’homme. Un homme qui renie sans état d’âme ses engagements les plus solennels ; un homme qui, au lieu de lutter contre la fraude, la corruption, les détournements de deniers publics comme il s’y était engagé, les entretient et les nourrit au quotidien avec une impunité insoutenable ; un homme qui utilise toutes sortes de subterfuges pour se débarrasser de tout adversaire politique potentiellement dangereux ; un homme surtout qui, au lieu de s’employer à redorer le blason terni de nos valeurs cardinales comme il nous l’avait fermement promis, le ternit par ses actes et propos de tous les jours, notamment en entretenant la détestable transhumance par la corruption ; un homme enfin qui, selon des nombreux observateurs, sacrifie l’intérêt général au profit d’un partenariat extérieur douteux, notamment en bradant nos importantes ressources naturelles.
Cet homme est donc pratiquement responsable de toutes les situations difficiles que nous vivons depuis le 2 avril 2012, ayant renié tous ses engagements qui lui ont valu notre confiance, concrétisée par 65% de nos suffrages, le 25 mars 2012. Dans un peu moins de deux ans, il termine son second et dernier mandat et devra débarrasser le plancher politique avec toute sa coalition. Il évitera ainsi le chaos à notre pays, en se gardant de solliciter un troisième mandat. C’est vrai qu’il a bien armé ses forces de défenses et de sécurité et notablement amélioré leurs conditions de vie. C’est aussi vrai qu’il n’a pas oublié ses magistrats ni ses autorités administratives (gouverneurs, préfets, sous-préfets). Cependant, aucune force, et quelle qu’elle soit, ne peut faire face à tout un peuple debout. Zine el-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak (qui ne sont plus de ce monde) et Omar Al Bachir en savent bien quelque chose.
Dakar le 4 juillet 2022
Mody Niang