Les artistes étalent leurs incompréhensions
Auteur du titre ‘’Tariixa’’, Souleymane Ndiaye alias ‘’Julio l’Absolu’’ a été placé sous mandat de dépôt, après avoir été entendu par des éléments de la Dic. Pourtant, le titre en question, sorti en mai 2020, porte un message unificateur entre les confréries religieuses. Une situation que dénoncent les artistes qui craignent pour leur liberté d’expression artistique.
‘’L’œuvre qui suit se veut satirique et se veut unificatrice. Nous prions de suivre jusqu’à la fin avant de porter un jugement quelconque’’. Dès les premières images de clip ‘’Tariixa’’, sortie en mai 2020, l’artiste rappeur Julio l’Absolu (Souleymane Ndiaye à l’état civil) prenait ses précautions. Conscient sans doute de la complexité du sujet dont il allait traiter : les différends entre disciples de différentes confréries au Sénégal. Conscient également de son talent, de la réalité virtuelle des interprétations qui, détournées, pouvait porter à confusion.
Dans cette production artistique, un talibé (disciple) mouride s’attaque aux tidianes, en élevant sa confrérie et en rabaissant celle de Seydi El Hadj Malick Sy. Dans la réplique, un talibé tidiane en fait de même contre la voie prônée par Cheikh Ahmadou Bamba. Dans l’une et l’autre version, les paroles choquent, mais traduisent une réalité que l’on ne peut nier au sein de la société sénégalaise.
Mettez un couteau de cuisine entre les mains d’un individu malintentionné et cela devient une arme redoutable et dangereuse. L’appel de l’artiste n’a pas empêché, selon ses proches, des personnes malintentionnées de sélectionner des extraits isolés de la chanson et de les diffuser. Ce qui, naturellement, a généré beaucoup de plaintes qui auraient valu à l’artiste une visite du Groupe de recherches et d'interpellations (Gir) de la Division des investigations criminelles (Dic) chez lui, dimanche dernier. Audition au bout de laquelle il a été placé sous mandat de dépôt. Le procureur s’est autosaisi dans ce dossier et après avoir écouté le rappeur hier, ce dernier a bénéficié d’un retour de parquet.
Une arrestation incompréhensible
Cette arrestation suscite l’indignation dans le milieu artistique. A commencer par Malal Talla (alias ‘’Fou malade’’). Le rappeur dénonce l’injustice que constitue l’interpellation d’un artiste pour une chanson dont l’objectif est de prévenir des tensions inter-confrériques et d’appeler les disciples à la raison. ‘’C’est un artiste qui dépeint la société en s’inspirant du comportement de certains fanatiques, membres des deux plus grandes confréries religieuses du Sénégal’’, regrette-t-il.
Selon le membre fondateur du groupe Bat'Haillon Blin-d, l’objectif de Julio l’Absolu n’a jamais été de dénigrer qui que ce soit : ‘’Il imite un mouride au premier couplet, un tidiane au deuxième, avant d’appeler à la préservation de la cohésion sociale, au dernier couplet. Il invite même les gens à mieux comprendre l’esprit des fondateurs de ces deux Tariixa qui porte sur un message de paix et de cohésion sociale. C’est celui qui s’est permis d’instrumentaliser qu’une partie de l’œuvre qui a violé l’intimité de l’artiste.’’
Sur ce dernier point, Oumar Sall partage son avis. L’auteur et critique d’art estime que certaines directions de notre Administration ont la faiblesse de fonctionner sous une seule autorité : ‘’A supposer que c'est à cause du son "Tariixa" qu'il a été convoqué, l'agent de police qui l'a interrogé, après écoute intégrale du son et s'être informé des dispositions de notre loi (2008), doit simplement le laisser rentrer. Sauf si c'est un procureur qui s'est autosaisi. Dans ce cas, il risque au moins un retour de parquet avant d'être entendu et libéré.’’
Ce qui est le cas ici. L’article 31 de la loi n°2008-09 du 25 janvier 2008 portant loi sur le droit d’auteur et les droits voisins stipule : ‘’L’auteur a droit au respect de l’intégrité et de l’esprit de son œuvre. Celle-ci ne doit subir aucune modification sans son consentement donné par écrit. Nul ne doit la rendre accessible au public sous une forme ou dans des circonstances susceptibles d’en altérer le sens ou la perception.’’
L’auteur du partage en faute
Sur les réseaux sociaux, l’hashtag #FreeJuliol’Absolu a déjà reçu de nombreux soutiens. Et les messages positifs à l’endroit de l’artiste proviennent de tous bords. L’imam Ahmadou Mactar Kanté y est allé de son petit mot et déplore un acte incompréhensible : ‘’Difficile de comprendre le ou les motifs de l’arrestation du rappeur Julio. De ce que j’ai entendu de la vidéo, il dénonce des dérives confessionnelles qui peuvent brûler le pays et puis appelle à la lucidité, à l’apaisement, à l’unité, à une meilleure connaissance des écrits de nos illustres figures musulmanes, à ne pas trahir leurs enseignements et à se focaliser sur l’essentiel de l’islam et à l’unité.’’
Même dans la sphère politique, l’ancien directeur de cabinet du président de la République, Moustapha Diakhaté, a apporté son soutien à Julio l’Absolu, estimant que ‘’l’arrestation de ce jeune artiste est inacceptable. Il n’a commis aucun délit et n’a offensé aucun musulman. Bien au contraire ! Le titre ‘Tariixa’ pour lequel il est placé en garde à vue, est à la fois un hymne et un puissant plaidoyer pour la cohabitation des musulmans au Sénégal’’.
La liberté d’expression des artistes en danger ?
Se sachant attendu chez lui par les éléments de la Dic, Julio l’Absolu avait lancé une alerte sur les réseaux sociaux sur les dangers qui planent sur sa liberté d’expression artistique. Cette menace plane sur bon nombre d’artistes. Sur les graffeurs dont les messages visuels non-favorables au pouvoir sont effacés. Elles concernent également les plaintes répétitives de l’ONG Jamra contre des réalisateurs, scénaristes ou maisons de production de cinéma.
Dans une situation pareille, Malal Talla invite les artistes à assumer leur place dans la société. Selon l’activiste du mouvement Y en a marre, ‘’une bonne partie des artistes accepte le formatage social. Mais comme je le dis souvent, les artistes doivent assumer leur marginalité jusqu’au bout. Leur rôle est de réfléchir sur la société et pour cela, ils doivent être en marge d’elle, afin d’apporter ce regard que tout le monde n’est pas capable d’avoir’’. Même si cela passe par les positions et productions polémiques.
Ce rapport de force qui en découle, Oumar Sall incite ses collègues à l’anticiper, car la liberté d'expression artistique est consacrée par la loi sénégalaise. ‘’Il nous faut juste une organisation forte, regroupant tous les acteurs pour les défendre dans des cas pareils’’, conseille-t-il. Cela donne-t-il le droit de se lancer dans n’importe quelle production sans filtre, ni tabou ? ‘’Notre pays dispose de textes encadrant bien des domaines. C'est donc aux producteurs et diffuseurs, pour tout projet, d'en évaluer les risques, comme tout entrepreneur’’, précise le critique d’art.
Tout de même, il développe : ‘’Beaucoup de nos concitoyens s'engagent sous des prétextes nobles, mais en réalité se détournent des valeurs fondamentales, c'est-à-dire la recherche du vrai et du juste. Souvent, ils tiennent un discours qui se veut désintéressé (les valeurs, la religion, les mœurs, etc.) alors que celui-ci est fondé sur des émotions idéologiques et des intérêts personnels. Si nous voulons que, désormais, aucun artiste n'aille en prison pour le simple fait de sa création, c'est avec cette frange de cette population là qu'il nous faut ouvrir des oppositions intelligentes.’’
‘’Y en a marriste’’ jusqu’au bout, Malal Talla appelle tous les artistes à se mobiliser pour la libération de Julio l’Absolu, car la menace est réelle pour tout le monde. ‘’Nous sommes tous en sursis. Se mobiliser pour Julio l’Absolu, c’est le faire pour soi-même. C’est protéger l’expression artistique’’, assure-t-il.
Incompréhension, impatience, facilité à sortir des insanités. Beaucoup d’internautes ont cédé à la censure sans avoir pris le temps de bien comprendre le message de l’artiste. Il suffit de jeter un œil aux commentaires sur la plateforme où la vidéo est partagée pour se rappeler qu’il est parfois bien de tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Et peut-être, avant d’agir.
Lamine Diouf