Les nationaux refusent d'être ''pompés'' par Total
Quand un marché charrie près de 500 milliards, il semble normal que les concurrents ne se fassent aucune concession. Mais si la compétition a des relents nationalistes, il prend une autre dimension. C’est ce qui se passe dans le sous-secteur des hydrocarbures, notamment la distribution. Les indépendants présents dans le secteur depuis 2000 veulent tenir tête aux majors, leurs anciens employeurs. Si les multinationales sont accusées d’imposer une situation de quasi monopole grâce à la complicité de l’État, les Sénégalais sont quant à eux accusés d’un manque de professionnalisme.
Sur l’autoroute Seydina Limamou Laye, à hauteur des HLM Grand-Yoff, se dresse une station nouvellement construite. Apparemment, il ne reste qu’à remplir les cuves pour que cette infrastructure peinte en vert et qui porte le nom de Gaïndé Fatma démarre ses activités. Même si le totem à l’entrée est toujours couvert d’une toile noire pour dire que tout n’est pas fini.
A l’image de cette station, elles sont nombreuses à fleurir un peu partout à Dakar. En guise d’exemple, sur les deux voies reliant liberté VI à la Vdn, une station Elton est sortie de terre en un clin d’œil ; à Pikine, à hauteur du rond point de la cité Lobatt Fall, des ouvriers sont à l’œuvre pour finir la construction d'une nouvelle station d'essence. Les exemples sont nombreux et peuvent être multipliés à l'envi sur toute l’étendue du territoire national.
En fait, ce développement industriel de lieux de vente de carburant n’est que la traduction d’une bataille sans concession entre les compagnies de distribution des hydrocarbures. Une guerre multipartite qui prend des allures d’un duel autochtones-étrangers, avec d’une part les Sénégalais, et d’autre part les expatriés. ''Il faut promouvoir l'entrepreneuriat sénégalo-sénégalais. Une partie de l’économie doit rester entre les mains des natifs. Quand je parle de natif, la couleur de la peau importe peu. L’essentiel est d’être Sénégalais''. Une entrée en matière signée Birahim Diop, patron de Star Oil.
Pour la configuration du secteur, il y a d’un côté les multinationales (Total, Shell qui devient Vivo Energy, et Oilibya le successeur de Mobil) appelées «majors». Elles étaient en situation de monopole jusqu’en 1998 et ont créé une association qui s’appelle Groupement des professionnels du pétrole (GPP). Les responsables ne voulaient pas d’une libéralisation, mais elle leur a été imposée par l’État, si l’on en croit François Diouf, membre du Syndicat des travailleurs du pétrole et du gaz.
De l’autre côté, il y a les indépendants, c’est-à-dire les Sénégalais libres de toute subordination par rapport aux sociétés étrangères. Eux aussi ont mis en place leur organisation dénommée Association sénégalaise des professionnels du pétrole (ASPP). Ils ont été presque tous des anciens collaborateurs des multinationales avant de créer leur propre société. ''En un moment donné, nous avions réalisé que nous perdions notre temps, parce que le traitement n’était pas des meilleurs'', justifie Birahim Diop, patron de Star Oil, par ailleurs secrétaire général de l’ASPP.
La grande offensive à partir de 2005
C’est ainsi qu’une première initiative a eu lieu en 2000. Il s’agit de la naissance de Elton. Et depuis lors, les compagnies nationales sont légion. Une trentaine au moins. Timide jusqu’en 2004, leur présence se fait sentir de plus en plus depuis 2005. Une réussite que Birahim Diop explique par la proximité avec la clientèle.
''Avec les multinationales, vous déposez votre argent au guichet et vous attendez la livraison. Si vous n’avez pas d’argent, on ne s'occupe pas de vous. Par contre, avec les Sénégalais, les petites industries ont au moins un interlocuteur. Leurs représentants peuvent expliquer leurs problèmes et avoir des crédits. Nous leur proposons une alternative''.
Ainsi s’installe un bras de fer continu. Et il faut dire que le volume en produits pétroliers en vaut bien la peine. Au Sénégal, la consommation annuelle est de 2 millions de m3 environ, c'est-à-dire près de 2 milliards de litres. Soit 1000 milliards de francs CFA en termes de manne financière.
Cependant, ces 1000 milliards ne sont pas accessibles à tous. La compétition se porte plutôt sur la moitié, autrement dit sur les 500 milliards. Explications : sur les deux milliards de litres, les 25% représentent les besoins de fonctionnement de la Senelec. Or, celle-ci est autonome depuis le temps du ministre Samuel Sarr. Les autres 25% sont destinés à l'approvisionnement des avions et des bateaux.
Mais pour cette partie, le monopole des multinationales est toujours de mise. Et cela fait justement l’objet d'une revendication de la part des indépendants qui veulent que l’État leur ouvre les portes de l’aéroport. Mais jusque-là, le gouvernement fait preuve d’un silence qui, à la longue, risque d’être complice, de l’avis de Ameth Guissé, un autre indépendant, patron de Maack Petrolium compagnie.
Birahim Diop a lui déjà établi la culpabilité de l’autorité publique. ''Dans la réalité des faits, il y a une violation des règles de concurrence. L’État ne nous met pas dans les conditions d’une concurrence équilibrée. Nous ne demandons aucune faveur, juste que les conditions d’une compétition saine soient créées'', plaide-t-il.
Et en la matière, les griefs sont nombreux. Monopole de la fourniture de l’aéroport en hydrocarbures par les sociétés étrangères, absence des nationaux dans Senstock, la société nationale de stockage, la concession des aires de repos et d’approvisionnement en carburant sur l'autoroute à Total par Eiffage/Senac, etc.
Les majors perdent du terrain au profit des nationaux
Mais qu’à cela ne tienne. Les 50% des ventes étant hors de portée des nationaux, le bras de fer a pour objet la moitié de la consommation sénégalaise. Il a pour champ le réseau terre avec les stations d’essence d’une part, et d’autre part le réseau pêche, les petites industries, les agriculteurs, boulangers et autres petits producteurs. Si la compétition est devenue à ce point acharnée, c’est que les nationaux constituent une «menace sérieuse» pour leurs anciens patrons. Et sur ce point, les chiffres parlent d’eux-mêmes.
En 2005, les majors représentaient 87,53% et 81,63% respectivement pour le réseau terre et pêche, contre respectivement 12,47% et 18,37% pour les Sénégalais. En 2012, les premiers se retrouvent avec 62,50% et 32,91% et les seconds 37,58% et 67,09%, soit 25 points de perdus par les majors sur le réseau terre et 48 points sur le réseau pêche.
MARCHE DES HYDROCARBURES
Total se taille la part du lion
En 2013, la part de marché de Total est de 35% (30% de Total en 2012 plus les 5% de Touba Oil). Vient ensuite Shell ou Vivo Energy avec 20% environ, suivie de Oilibya et Elton qui ont chacune 10% à peu près. Star Energy vaut 5% et viennent derrière plus d’une vingtaine de petites entités qui se partagent les 5% restants. Face à cette montée des indépendants, les majors, particulièrement Total Sénégal, décident d’un retour en force.
La multinationale française est même venue avec de nouvelles couleurs (Gris dominant avec du rouge). ''Au début, les majors avaient parié sur la mort des compagnies nationales. Dix ans plus tard, c’est plutôt le contraire. Ils ont décidé alors de changer de fusil d’épaule. Si vous acceptez d’être amadoué, ils vous reprennent. Sinon, tous les moyens sont bons pour vous combattre'', constate M. Diop.
Quoi qu’il en soit, Total Sénégal a scellé un partenariat avec Touba Oil. Selon un article de Jeune Afrique, les 14 stations de Touba Oil restent sa propriété, Total faisant de l’exploitation. Ce qu'Ameth Guissé conteste. Pour lui, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une reprise. ''Nous ne pouvons juger que par ce que nous voyons. Tout le monde a fait le constat, les stations de Touba Oil ont été repeintes aux couleurs de Total. Touba Oil est Total maintenant. C’est une reprise''. Un autre interlocuteur parle d’un bail de 15 ans. En fait, ce qui dérange ces acteurs, c’est la conséquence d’une telle ‘’reprise’’.
Total ayant déclaré sur son site 135 points de vente à travers le Sénégal, elle devient un ‘’mammouth’’ si elle hérite du réseau de Touba Oil. Ce qui fausse les règles de la concurrence, de l'avis de M. Guissé qui n’hésite pas à faire appel à une jurisprudence qui a prévalu en Europe.
En effet, quand Total a fusionné avec Elf Aquitaine, la Commission européenne avait contraint la nouvelle entité à céder 70 points de vente afin de préserver les conditions de la concurrence. Guissé est donc d'avis que les autorités sénégalaises devraient s’en inspirer et obliger Total à céder des points de vente avant de reprendre Touba Oil.
VOLONTE HEGEMONIQUE DE TOTAL
Star oil rejette l'offre de Total
Touba Oil n'est pas la seule compagnie sur qui Total avait des visées. Selon des acteurs du sous-secteur, d’autres compagnies ont été ciblées, en vain. C’est parce que leurs responsables sont dans le secteur pour y demeurer et non pour spéculer, pense Birahim Diop. Ameth Guissé, lui, y voit un manque de respect notoire des dirigeants des multinationales vis-à-vis des nationaux. ''Ils ne nous prêtent aucun crédit, aucune ambition. Ils ne nous accordent qu’un avenir de rentier. Ce sont des propositions que je trouve insultantes'', fulmine-t-il.
Cette question de Touba Oil n’en est qu’une, parmi les nombreux griefs contre Total. Sur certains points, il y a bien ce qui ressemble à une coalition franco-française contre les autres (voir par ailleurs).
Cependant, les indépendants non plus ne sont pas sans reproche. Le secrétaire général des gérants de station, Ibrahima Fall, qui les qualifie de grossistes et de détaillants à la fois, les accuse de plusieurs défaillances : normes de sécurité non respectées, personnel non formé et recruté selon les liens de parenté, carburant entamé après la sortie du dépôt, etc.
L’accusation est confirmée par François Diouf. Pour ce dernier, l’anarchie à été constatée avec l’arrivée des Sénégalais dans le secteur des hydrocarbures. ''Les majors travaillent selon des normes internationales''. Tous les deux reconnaissent tout de même qu’il y a des nationaux qui se comportent de façon professionnelle.
Birahim Diop se charge d’apporter la réplique, concédant au passage qu’il y a quelques brebis galeuses très souvent rattrapées par le temps. ''C’est un faux débat. Nous avons les mêmes fournisseurs de bâtiment, les mêmes fournisseurs de pompes, de cuves, de tuyauterie. Donc, si on met en cause la qualité de nos équipements, il faut mettre en cause la qualité de tous les équipements au Sénégal'', rétorque-t-il.
BABACAR WILLANE