La Gambie et nous
La réponse apportée par le président Macky Sall à la salve de propos irrévérencieux et provocateurs tenus contre lui et le Sénégal par son homologue gambien Yahya Jammeh ont fait unanimement rire sous cape en Gambie. D'un côté, les Gambiens désabusés par le régime brutal de Jammeh ont été déçus par la mollesse du chef de l'Etat sénégalais et en rient au lieu d'en pleurer, alors que les affidés de l'autocrate jubilent pour avoir été confortés dans leur perception que leur champion de dictateur reste un éternel intouchable, quelle que soit la puissance supposée du voisin d'en face. Or le Sénégal ne perd rien à remettre Jammeh et son système à leur place.
Avec Jammeh en effet, c'est l'hôpital qui se moque de la charité. Car, au-delà de soutenir en armes et en nature les rebelles du MFDC, de parrainer leur économie de guerre et de fermer les yeux devant les trafics de drogue et de bois auxquels se livrent les businessmen de la rébellion de Casamance, Yahya Jammeh accuse nommément Macky Sall d'héberger ses ennemis. Faisant dans la précision, Jammeh avait déclaré qu'il est en effet impossible de mettre des chiens et des chats au même endroit.
Or dans sa réponse, Macky Sall a semblé préférer ne pas céder à la provocation de Jammeh. Mais le chef de l'Etat sénégalais a encore une fois fait montre d'une lecture approximative de la situation tout en donnant l'impression d'avoir tendu l'autre joue de son pays à l'homme fort de Banjul. Et c'est un secret de polichinelle de dire que Jammeh s'en donnera bientôt à cœur joie par une gifle encore plus puissante, puisque c'est la chose qu'il a toujours bien faite avec Macky Sall et ses prédécesseurs. Mieux, Jammeh conjugue déjà Macky Sall au passé puisqu'il le considère comme l'ennemi qui va passer en attendant qu'un prochain leader arrive au pouvoir au Sénégal pour enfin le comprendre. Que les Sénégalais ne s’étonnent pas de voir de futurs présidentiables sénégalais se faire très bientôt aborder par Jammeh. Il les séduira, les félicitera, les cajolera et va offrir de les aider avec son faux mystique.
Disons d'emblée que si Yahya Jammeh s'est défoulé à cœur joie sur le Sénégal et son président, c'est parce que la faiblesse présumée de la Gambie, la nature autocratique et les difficultés du régime de Banjul ont souvent donné l’impression que la balance devait basculer durablement du côté sénégalais. Pourtant, ni Macky Sall, ni ses prédécesseurs n’ont su en faire des atouts géopolitiques dans le dossier casamançais. Lorsqu'en 2012 le président Sall lui offre du cola en signe de paix, Jammeh fait exécuter deux ressortissants sénégalais, cinq mois après le geste fraternel de son homologue sénégalais. Jammeh pousse désormais l'audace au point de dire : "Si je vais en élection avec Macky Sall, je vais le battre et il perdra sa caution parce que le peuple est plus avec moi qu'il ne l'est avec lui."
Il est dès lors étonnant qu'au lieu d'affirmer la force de l'institution présidentielle au Sénégal, Macky Sall se soit montré aussi conciliant pour apaiser la colère de Jammeh. Pourtant rien ne peut justifier cette souplesse. Le chantage répété du dictateur gambien au sujet des 800 000 ressortissants sénégalais sur le million et demi de personnes que compte la population de Gambie est inadmissible. Le président Sall doit être mieux placé que quiconque pour le savoir. Avec un tel nombre de ressortissants sénégalais que Jammeh rançonne à coups de multitudes de taxes, sans compter le dossier casamançais, c'est plutôt le Sénégal qui aurait dû s'arroger un devoir légitime d'ingérence dans les affaires de la Gambie.
L'autre raison pour laquelle Macky Sall gagnerait à être plus offensif sur Jammeh, c'est le mensonge du dictateur gambien sur les 90 % de projets d'infrastructures qui seraient attribués par son pays à des entreprises sénégalaises. Pure fiction qui n'existe que dans l'imaginaire de Jammeh. Ce qu'il a omis de mentionner à son auditoire, c'est qu'il fait allusion à la période entre 1994 et 1996 lorsqu’Atepa a fait équipe avec Amadou Samba, principal partenaire gambien en affaires de Jammeh, pour construire l'aéroport de Yundum et l'Arch 22 de Banjul en 1996. De son côté, la CSE, entreprise panafricaine, a décroché quelques marchés dont la construction d'écoles, d'un hôpital et de la chaîne de télévision GRTS sur financement de Taiwan, quand les Chinois ont été chassés de la Gambie. En réalité, 18 années après ses engagements, Jammeh doit encore de l'argent à toutes les entreprises sénégalaises ayant travaillé pour ses projets d'infrastructures.
Mais contrairement à Abdou Diouf, à Abdoulaye Wade et à Macky Sall à qui il a toujours tenu tête, Yahya Jammeh sait donner des gages de confiance à son peuple après chaque situation de crise avec le Sénégal. Lui et son régime populiste entretiennent aux yeux de leur opinion public un sentiment d’encerclement que le Sénégal exercerait sur leur pays, d’où l’impérieuse nécessité, pour eux, de trouver des ouvertures et des débouchés, à tout prix, et par tous les moyens. La situation économique, fiscale et monétaire de la Gambie s’étant fortement dégradée, Yahya Jammeh continue de surfer sur le fait que son sol soit un facteur de discontinuité du territoire national sénégalais ainsi que la grande envie de son voisin de sécuriser ses frontières et de restaurer la paix en Casamance. Le dictateur gambien en profite pour manœuvrer régulièrement afin de se positionner en élément incontournable de cette paix.
Et lorsqu'il déclare : "Je vais construire le pont pour que les Gambiens, les Sénégalais les Bissau Guinéens etc. en tirent profit. Je suis pour ce qui peut apporter du progrès à tout le monde...", ce n'est que mensonge. Jammeh sait très bien que ce n'est ni lui ou la Gambie qui ont décidé de construire ce pont avec leur argent. C'est un ouvrage transnational avec des fonds du Sénégal et de la Gambie soutenus par des bailleurs.
La vérité, c’est que tant que Jammeh et son régime corrompu resteront au pouvoir, la Gambie continuera de se complaire dans la situation d’insécurité du Sénégal qui n’est pas un désavantage pour elle. Le climat de guerre favorise en effet la porosité des frontières et lui permet de renforcer son économie en organisant ses échanges commerciaux au mieux de ses intérêts en s’appuyant notamment sur le Port de Banjul, qui est le moins coûteux et le plus rapide. Mieux, la Gambie profite largement de l’insécurité en Casamance pour mettre la main sur plusieurs richesses du Sénégal dont le bois particulièrement et l’anacarde.