Un réalisateur au cœur du milieu carcéral
El Hadj Demba Dia, alias ‘’Jah’’, incarne une fusion unique entre cinéma, engagement social et réflexion intellectuelle. Réalisateur talentueux et critique acerbe des systèmes politiques, ce fils de Guinaw-Rails consacre sa vie à redonner espoir à des jeunes oubliés, notamment les détenus de Hann Fort B, tout en s’inspirant des grands penseurs comme Edward Said et Ndongo Samba Sylla. Derrière la caméra et sur le terrain, il fait du cinéma un outil de transformation sociale, loin des discours creux des politiciens qu’il n’hésite pas à fustiger avec une verve implacable.
Dans l’ambiance mi-calme, mi-animée d’un restaurant à Keur Massar, El Hadj Demba Dia, plus connu sous le nom de ‘’Jah’’, affiche fièrement son amour du cinéma. Avec son bonnet mouride noir et jaune posé sur ses rastas, assorti à son boubou aux motifs africains, ce jeune cinéaste sénégalais incarne une passion vibrante pour l’art et l’engagement social.
Originaire de Guinaw-Rails, à Pikine, où il a grandi pendant 25 ans, Jah est un réalisateur accompli avec sept films à son actif, dont le célèbre ‘’J’existe’’, qui explore les conditions des femmes vendeuses de charbon. Ce film lui a valu une reconnaissance internationale, notamment un prix à Yaoundé, où il a été salué comme un "ambassadeur des femmes".
Mais c’est son travail auprès des jeunes détenus du centre de détention de Hann Fort B qui reflète le mieux son engagement profond.
Un chemin vers la réinsertion
Depuis 2010, Jah intervient bénévolement à Hann Fort B, une prison qu’il a connue de nom dans son enfance, lorsque des amis d’enfance y étaient incarcérés pour divers délits. "En 2009, accompagné du lutteur Bathie Séras, j’ai mis les pieds dans ce centre pour la première fois. C’est à partir de là que j’ai ressenti le besoin d’entrer en contact avec ces jeunes", confie-t-il.
Sa démarche de réinsertion a véritablement pris forme en 2014 avec 11 jeunes détenus. Grâce à ses efforts, plusieurs d’entre eux ont pu retrouver une vie active, certains devenant des footballeurs en 1re division au Sénégal, d’autres producteurs. "Mon objectif est de leur redonner une chance et de leur permettre de s’exprimer à travers des activités créatives et formatrices", explique-t-il.
La pandémie de Covid-19 a temporairement interrompu ses activités, mais Jah a su rebondir dès 2022, avec l’appui de Bombé Sène, directrice du centre, qui lui a permis de reprendre ses programmes chaque vendredi, de 9 h à 13 h. Il organise des formations en production audiovisuelle, en montage et en photographie, mettant à profit des moyens limités qu’il qualifie de "chemins sauvages de l’autonomie".
Sans soutien financier de l’État, il mobilise des fonds grâce à des économies personnelles et des partenariats ponctuels avec des ONG. L’an dernier, ses efforts ont permis la création d’un film, sept vidéos et une trentaine de photos réalisées par les jeunes détenus présentées pour la première fois à la Biennale de Dakar. Une expérience unique pour ces jeunes souvent vulnérables, leur offrant une opportunité de s’exprimer dans un monde qui, bien souvent, les ignore.
L’un des moments les plus marquants pour lui reste l’histoire d’A.R., un jeune Centrafricain détenu pour viol. Venu au Sénégal avec l’espoir d’intégrer un centre de formation en football, il a transformé sa détention en une quête artistique. "Il finalise actuellement un album. C’est une belle preuve que même dans l’adversité, on peut créer et espérer", souligne-t-il.
Une vision pour le cinéma et la société
Disciple du réalisateur cambodgien Rithy Panh, Jah s’inspire des films intimes et engagés. Il milite pour une indépendance accrue du cinéma sénégalais, affirmant que les fonds doivent être gérés par une commission autonome et non par l’État. Son engagement va au-delà du cinéma : il prône la création d’espaces de dialogue et de rencontre, des "hétérotopies" au sens de Michel Foucault.
"Il faut rétablir le dialogue avec l’habitat, construire des musées, des lieux de débat et de réflexion", insiste-t-il. Pour lui, le cinéma est plus qu’un art : c’est un outil puissant de transformation sociale et de réconciliation.
Avec son association Wer Ngal (Cercle) et ses actions auprès des jeunes détenus, il incarne une approche éthique et humaine du cinéma. Il montre qu’au-delà des projecteurs et des récompenses, l’art peut être un levier pour redonner espoir et dignité à ceux que la société a laissés en marge.
El Hadj Demba Dia n’est pas seulement un réalisateur talentueux : il est une voix pour les oubliés, un bâtisseur de ponts entre les mondes et un véritable modèle pour les générations à venir. Un cinéaste influencé par les grands penseurs.
En effet, au-delà de son engagement social et de ses réalisations cinématographiques, il est un intellectuel nourri par les idées des grands penseurs critiques de l’histoire contemporaine. Adepte des travaux d’intellectuels comme Edward Said, David Graeber, Samir Amir ou encore Kishk, il revendique une approche de la pensée qui dépasse les cadres traditionnels.
Cependant, l’une des figures qui a eu un impact majeur sur son parcours intellectuel est Ndongo Samba Sylla, économiste et chercheur sénégalais. "Ndongo est mon maître à penser. C’est grâce à lui que j’ai découvert ces intellectuels et il m’a permis d’adopter une méthode de réflexion autonome", confie le jeune réalisateur. Leur rencontre remonte à 2012, à la suite d’une émission où Ndongo présentait son livre ‘’Redécouvrir Sankara’’ diffusée sur la 2STV.
Une rencontre marquante avec un mentor décalé
"Ses idées résonnaient profondément avec les miennes", se rappelle Jah, évoquant le moment où il a entendu Ndongo Samba Sylla déclarer cette phrase marquante : '’Même si on créait un nouveau Sankara, il recréerait un nouveau Blaise Compaoré.'’ Pour lui, cette réflexion illustre les contradictions inhérentes aux systèmes politiques et sociaux, mais aussi l’importance de repenser les structures de domination pour éviter les cycles historiques répétitifs.
L’influence de ce chercheur l’a également conduit à renforcer son lien avec l’héritage de Thomas Sankara, figure emblématique de la révolution burkinabé. En 2015, grâce au rappeur et producteur Didier Awadi, il a eu l’opportunité de rencontrer la famille de Sankara à Ouagadougou, notamment Valentine et Blandine Sankara, deux figures essentielles de la préservation de la mémoire du leader révolutionnaire. "Ce moment a été déterminant pour moi. Être en contact direct avec la famille de Sankara m’a permis de mieux comprendre l’homme derrière le mythe, mais aussi de renforcer ma conviction que le changement passe par des actions concrètes, portées par une vision claire", confie-t-il.
Avec sa barbe soignée et sa moustache soigneusement collée, Jah arbore un style qui reflète à la fois une certaine rigueur et une indépendance d’esprit. Mais derrière cette apparence soignée se cache une critique acerbe de la politique traditionnelle et des politiciens qu’il n’hésite pas à dénoncer avec ferveur.
"Je ne crois pas en ces figures politiques qui promettent monts et merveilles, mais qui ne font que perpétuer les injustices", assène-t-il d’un ton incisif. Jah ne cache pas son hostilité envers un système qu’il juge gangréné par l’hypocrisie et l’immobilisme. Pour lui, la politique, de la manière dont elle est pratiquée, est une machine à recycler des idéaux usés et à maintenir le statu quo au détriment des populations les plus vulnérables.