Publié le 20 Apr 2016 - 17:29
EN PRIVE AVEC HAMDI MAKHLOUF-DIRECTEUR DES JMC

‘’Il y a un problème de créativité en Tunisie’’

 

Musicien, luthiste, Hamdi Makhlouf est à la tête de l’organisation des Journées musicales de Carthage depuis la relance de l’évènement en 2015. Il vient de boucler la deuxième édition organisée sous son magistère et comme la première, elle a connu un franc succès. D’ailleurs, dans cet entretien il revient sur la réussite de la manifestation, les perspectives mais il s’est également prononcé sur le niveau de créativité des musiciens tunisiens.

 

Pourquoi dit-on Journées musicales de Carthage (JMC) alors que l’essentiel des concerts se tient à Tunis ?

Carthage est emblématique pour la Tunisie. Carthage est la première ville créée en Tunisie. Carthage, c’est toute une histoire. C’est Alissa qui est venu de ‘’Sour’’, du Liban, qui a débarqué ici. Il y a toute une histoire, tout un mythe avec Carthage. Ce n’est plus une simple ville qui se situe à moins de 20 km d’ici. Aujourd’hui, Carthage, c’est l’emblème et le ‘’Tanit’’, c’est aussi un emblème. C’est la déesse de la fertilité carthaginoise. Quand on parle de fertilité, on parle de dons, d’amour, d’ouverture, d’accueil, de paix, de toutes les bonnes et meilleures valeurs de l’humanité. C’est très important. Aujourd’hui, dans un monde où tout le monde est ouvert sur l’autre, c’est très important qu’on soit solidaire, qu’on lutte contre l’obscurantisme, le terrorisme, le mal, etc. On est à Tunis mais Tunis, c’est Carthage. La Tunisie, c’est aussi Carthage. C’est l’histoire, la mémoire et l’avenir aussi.

La 3e session des JMC vient d’être clôturée. Quel est le bilan à tirer ?

Pour ma part, je suis très content franchement. J’ai travaillé avec une équipe merveilleuse qui a mis le paquet, il faut le dire, pour que tout se passe bien. L’équipe veillait jusque très tard le soir et elle se levait très tôt le matin. Il y a 200 ou 225 personnes  qui travaillaient sans arrêt  pendant les journées. Un bilan à tirer, c’est un peu difficile en ce moment (ndlr l’interview date du dimanche 17 avril, lendemain de la soirée de clôture des JMC). Je n’ai pas encore les idées claires. Mais je suis très content. Je pense que les objectifs ont été atteints. Un jury professionnel a été réuni. Ils ont délibéré et se sont mis d’accord sur un seul artiste. Il faut travailler plus profondément pour développer la création musicale tunisienne. Le succès des concerts aussi fait qu’on peut dire que les objectifs sont atteints. Je regarde tous les jours les coupures de presse tunisiennes, internationales, africaines et arabes et tout le monde écrit qu’il y a une sorte de révolution musicale en Tunisie. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de création artistique débordante et cela me suffit, honnêtement.

Depuis que vous êtes à la tête de la direction des JMC, est-ce que l’organisation s’est améliorée?

Je peux dire que relativement oui, il y a eu des améliorations. Je ne peux pas avoir une vision très, très claire sur l’avenir des JMC. Les JMC ont commencé en 2010 juste avant la révolution tunisienne. On les a arrêtées pendant quatre ans. Après, je les ai reprises pour y mettre une vraie stratégie aux standards des JCC (journées cinématographiques de Carthage) et des JTC (journées théâtrales de Carthage). C’est-à-dire lui donner une envergure arabo-africaine, organiser une compétition de projet de concert avec des créations nouvelles, un salon pour les industries de la musique.

Pour ce dernier, on croit que la création musicale ne peut pas être fructueuse sans une industrie développée. Quand on parle d’industrie, on parle d’instruments de musique, de matériels de sons, de home studios, etc. En somme on parle de tous les éléments en faveur de la création musicale. On pense également aux professionnels de la musique que sont les directeurs de festival, les tourneurs, les producteurs, les managers et autres qui peuvent rencontrer les musiciens participant aux JMC.

Ensemble, ils peuvent échanger sur leurs projets, prendre contact l’un avec l’autre par exemple, en vue d’une future collaboration ou exportation de la musique. Dans la stratégie que j’ai mise en place, j’ai aussi pensé à la formation. Il faut vraiment motiver les étudiants, les jeunes à se former musicalement et avec des formations spécialisées dans des domaines qui sont manquants en Tunisie mais également à des réflexions autour de thématiques diverses.

C’est pour cela qu’on organise des conférences et des formations spécialisées. La formation et le savoir sont deux choses très différentes qui forment le quatrième pilier des JMC. Le cinquième pilier est la décentralisation des JMC. On ne peut rester aujourd’hui uniquement dans un seul endroit. Il faut faire profiter autant que possible toute la Tunisie des plateaux des JMC. Cette année, nous avons programmé onze villes tunisiennes, hormis le Grand Tunis, avec onze concerts, pendant six jours à raison de deux concerts par jour.

Dans cette stratégie, vous avez pensé à inscrire les JMC dans un calendrier bien précis comme les JCC et les JTC. Parce que l’édition peut se tenir en mars ou en avril, pourquoi pas un mois précis au cours duquel il se tiendra chaque année ?

Pour moi, il faut que cela soit en avril. La prochaine édition sera du 8 au 15 avril. Il faut travailler dès maintenant. Il y a des festivals qui nous entourent et qui, en partie, ressemblent aux JMC.

Comme Jazz à Carthage par exemple  (un festival qui se tient en même temps que les JMC en Tunisie)?

Non, non je ne parle pas de jazz à Carthage. Je parle d’autres festivals d’autres pays. Il y a le Masa (marché des arts et du spectacle africain) qui se tient en mars. Il y a ‘’Visa for music’’ qui se tient à Rabat. Il y a aussi ‘’Babel med’’ qui se tient dans la deuxième quinzaine du mois de mars. C’est vrai que ‘’Babel’’ change mais c’est très proche de nous. C’est un festival très fort. Il regroupe plus de 3000 producteurs. C’est un grand lieu, ils ont de l’espace pour monter des stands pour tout le monde. ‘’Babel’’ peut facilement casser les JMC.

Or je ne suis pas dans une optique de concurrence avec ‘’Babel’’. Parce qu’il y a des spécificités ici. On peut inviter une trentaine ou une quarantaine de professionnels bien ciblés, qui viennent ici, qui s’intéressent à ce qui se fait en Tunisie, qui peuvent rencontrer tous les musiciens et artistes qui participent aux JMC. Cela permet aux musiciens d’avoir des contacts sérieux. J’ai vu Sahad hier (samedi soir après la proclamation des résultats) et il m’a dit qu’il y a des choses très intéressantes ici. Il y a même des gens qui ont flashé sur le groupe et veulent le programmer dans  d’autres festivals à travers le monde. Et c’est à l’honneur du Sénégal et de ces musiciens sénégalais. C’est pour ces opportunités que je vais garder avril même si en avril il y a le problème de ‘’Jazz à Carthage’’. J’ai déjà donné mon avis là-dessus. Ce n’est pas très gênant parce que ‘’Jazz à Carthage’’ se passe à Gammarth. Il a son public à lui. Il réussit même s’il y a les JMC. Nous réussissons aussi parce qu’à Tunis, il y a un autre public qui aime la diversité culturelle, qui aime voir différents genres de concerts.

L’année passée, c’est la Côte d’Ivoire qui a gagné le grand prix, cette année le Sénégal. Pensez-vous que cela est synonyme d’un manque de créativité des artistes tunisiens ?

Je pense que les Africains sont très forts. C’est simple. Moi, je pense que quand on réunit un jury constitué de membres intègres, honnêtes et qui jugent de la création musicale dans un instant T, c’est très important. Quand on le mérite, on le mérite. Il y a un problème de créativité en Tunisie. On l’a soulevé pas mal de fois. On a communiqué dans les médias et je pense que l’histoire est en train d’être refaite. Parce que vous vous rappelez des JCC, les deux premières ou trois premières éditions, c’étaient que des Africains qui remportaient les plus grands prix. Les hommes et femmes de cinéma ont commencé à se poser des questions. Ils se sont dit qu’il fallait présenter quelque chose. Ils avaient quelque chose à faire et à montrer. C’est comme ça que le cinéma tunisien a commencé petit à petit à prendre le dessus. On peut trouver des films qui sont primés lors de rencontres internationales. Récemment, il y a eu un film tunisien qui a eu deux prix à un festival de film en Allemagne (ndlr Inhebek Hedi sacré à la Berlinale). Les Tunisiens maintenant commencent à prendre conscience de cette question. Ils commencent à comprendre qu’il est temps réellement de changer les mentalités, de sortir du conservatisme et de commencer à créer réellement.

Combien coûte, approximativement, une édition des JMC ?

Je peux vous donner le coût de l’année dernière. Elle a coûté entre 500 et 550 mille euros comptabilisant les billets d’avion, l’hébergement, etc. Cette année, je pense que l’organisation coûtera un peu plus parce que l’enjeu de cette année était un plus important, donc cela va se ressentir aussi sur le coût. Je dois préparer un bilan moral, un bilan financier. J’ai trois mois pour faire cela. Après cela, je pourrai dire combien cela a coûté. C’est l’Etat qui finance la majeure partie. On me donne un budget numéraire et un deuxième budget en nature pas très grand. Après, il faut chercher des sponsors qui viennent soutenir l’initiative.  

Vous avez des perspectives pour la prochaine édition ?

D’abord je remercie Mme la ministre pour sa confiance (ndlr c’est le ministre de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine qui nomme le directeur des JMC). Pour les perspectives, on souhaite poursuivre sur le même ton, améliorer la visibilité des JMC pour que l’organisation soit beaucoup plus fructueuse. On veut aussi travailler davantage sur les créations tunisiennes ainsi que retravailler la décentralisation du festival afin qu’elle soit beaucoup plus efficace. Parce que cette année, on l’a faite pour la première fois, il y a eu quelques petit problèmes de logistique et autres. Et ce sont de petits soucis qu’on pourrait éviter lors des prochaines éditions. Ce sont les perspectives si je reste directeur des JMC. 

BIGUE BOB (de retour de Tunis)

 

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