« Stock mort d’Electeurs » présents sur listes électorales et Fiabilisation du Fichier électoral sénégalais
Au Sénégal, le fichier électoral a été au cœur des contentieux électoraux. Il a constitué pendant longtemps la pomme de discorde entre le pouvoir et l’opposition, amenant les observateurs à considérer que l’histoire des élections, au Sénégal, c’était l’histoire de la contestation des élections. Mais, depuis les deux alternances politiques intervenues en 2000 et 2012, à la suite de scrutins transparents, on a pensé que notre pays était désormais entré dans «l’ère de la fin de la contestation des élections. »
Au cœur des contestations récurrentes et fortes qui ont émaillé le processus électoral, depuis l’informatisation du fichier électoral en 1977 jusqu’à la première alternance de l’an 2000, se trouvait la question du « stock mort », lequel a souvent été considéré par beaucoup d’acteurs du jeu politique comme étant la principale cause du défaut de fiabilité du fichier électoral. En tout état de cause, notre pays a payé un lourd tribut en matière de contestations de résultats électoraux, avec des manifestations très violentes, comme ce fut le cas notamment en 1988. A l’époque, la fiabilité du fichier électoral avait été très sérieusement mise en cause. Il reste que pour la crédibilité de notre système démocratique, nous devons nous armer de l’intelligence d’éviter à notre pays de tels scénarios.
Aujourd’hui encore, cette question du « stock mort » a rebondi avec force sur la scène électorale depuis le référendum du 20 mars 2016, qui a connu un des taux de participation les plus bas des scrutions qui ont eu lieu au Sénégal. En effet, sur 5.496.406 inscrits, seuls quelques 2.221.647 ont voté, soit 40, 42% de l’effectif qui était attendu dans les 13.094 bureaux de vote répertoriés sur la carte électorale nationale.
A l’épreuve de l’évaluation du référendum, la faiblesse du taux de participation est expliquée, par beaucoup d’acteurs, par la présence dans le fichier électoral « d’un stock mort ». Le ministre de l’Intérieur, Abdoulaye Daouda Diallo, a annoncé, lors d’une conférence de presse tenue le 23 mars sur le bilan du référendum, que : « Le gouvernement va revoir le fichier électoral issu des accords entre les différentes parties du jeu politique en 2005. C’est ainsi que près d’1million 500 électeurs, qui sont dans le fichier depuis cette date et qui ne votent pas devront être enlevés pour avoir un fichier électoral fiable».
Le Parti socialiste, pour sa part, appelle à un dialogue politique et technique sur le fichier. Le communiqué de son Secrétariat exécutif national du 30 mars 2016, affirme : « Il y a manifestement et de manière irréfutable un stock mort qui dépasse au moins le million d’électeurs inscrits, et ce fichier n’est pas un fichier électoral qu’il faut laisser continuer comme tel». Alors que pour la Plate- forme des Acteurs de la Société Civile pour la Transparence des Elections (PACTE), la conviction est faite que « c’est dorénavant une exigence que d’enlever dans ce fichier le stock mort qui s’accroît d’élection en élection ».
Avant de revenir sur les conséquences qui peuvent découler d’une telle conception du « stock mort », que je ne partage pas du tout, je voudrais clarifier le sens véritable de ce concept à travers les péripéties de notre histoire électorale.
La notion de fichier renvoie à l’informatique. Le fichier électoral est né avec l’informatisation des listes électorales au Sénégal, où la culture électorale est très ancienne. Au moment de la constitution du fichier en 1977, un important travail de recensement des électeurs avait été effectué sur toute l’étendue du territoire national. Ce travail intensif de recensement se faisait sans discernement, l’essentiel était d’enrôler le maximum de personnes sur les listes. Un nombre indéterminé de pièces étaient utilisées, à telle enseigne que les listes étaient artificiellement gonflées et, par conséquent, manquaient de fiabilité. Entre autres pièces exigées : (passeport, carte nationale d’identité, livret militaire, permis de conduire, extrait de naissance, livret de pension civile ou militaire, carte d’artisan, carte d’étudiant, carte de coopérateur, etc. et « toutes autres pièces permettant d’établir l’identité de l’électeur »).
En dehors des communes, le citoyen qui ne disposait pas de pièces d’identification pouvait justifier son identité par la « preuve testimoniale », en présentant deux témoins plus âgés que lui et figurant sur les listes électorales, conformément au décret n° 77-881 du 05 octobre 1977, portant partie réglementaire du code électoral.
La conséquence d’une telle situation, c’est que le fichier était tellement gonflé, qu’on parlait de « Stock mort », c'est-à-dire une inadéquation entre les effectifs théoriques sur le papier et les personnes physiques qui avaient une réelle activité électorale. Cette longue séquence historique a couvert la période qui va de 1977 à 1992, soit 15 années et concerne les élections présidentielles et législatives couplées de 1978, 1983 et 1988.
Ce n’est qu’en 1992 avec l’adoption du code consensuel, dit « Code Kéba Mbaye » que des pièces présentant plus de garanties ont été exigées exclusivement, pour la justification de l’identité de l’électeur, conformément à l’article L.36 de la loi n° 92-15 du 07 février 1992 : (passeport ,carte nationale d’identité, livret militaire ,permis de conduire, livret de pension civile ou militaire, carte consulaire (pour les sénégalais de l’extérieur). Ces dispositions contenues dans le code électoral de 1992, ont considérablement contribué à dégrossir le fichier et à réduire de façon substantielle le « stock mort ». Ainsi, ont été éliminé plusieurs pièces qui ne présentaient aucune fiabilité, pour ne retenir finalement que 5, comme moyen d’identification de l’électeur.
Ainsi, les contestations électorales furent considérablement amoindries.
Ce travail important de fiabilisation du fichier s’est poursuivi et renforcé par la suite, avec les mises à jour initiées par le ministère de l’Intérieur et les partis politiques. La première mise à jour a été effectuée en 1999 à partir des électeurs qui avaient retiré leurs cartes aux élections législatives de 1998. La liste de tous ces électeurs ainsi recensés, devait constituer le noyau dur du fichier. Une période de révision exceptionnelle des listes électorales fut ouverte dans la période du 02 mai au 30 septembre 1999 (soit une durée de 05 mois), pour permettre aux électeurs qui ne se trouvaient pas dans le noyau dur, de pouvoir s’inscrire sur les listes électorales.
A l’issue de la clôture des opérations de recensement, de contrôle et de validation : 1.781.761 (un million sept cent quatre vingt un mille sept cent soixante et un) électeurs ont été pris en compte dans le cadre de cette mise à jour, soit une réduction de 42% du fichier électoral des législatives de 1998. Le nombre d’inscrits à ce scrutin, s’élevait à 3.164.827 électeurs. Grâce à cette seconde mise à jour, les listes électorales ont pu être considérablement épurées et fiabilisées.
Cette opération a permis de recenser sur la base des registres d’émargement, les électeurs ayant au moins voté à l’un des deux tours de l’élection présidentielle de l’an 2000. C’est précisément ce noyau dur issu de cette deuxième mise à jour qui a servi de base à la révision exceptionnelle des listes électorales pour les scrutins postérieures à l’élection présidentielle de l’an 2000, à savoir le Référendum du 07 janvier 2001, les législatives du 29 avril 2001 et les élections locales du 12 mai 2002. Il convient de retenir que dans le cadre de cette deuxième mise à jour du fichier électoral, trente deux (32) partis politiques ont pris part à ce travail. Seize Mille (16 000) registres ont été visités, 8000 au premier tour et 8000 au second tour. A l’issue de ce travail, 1.926.241 électeurs ont été validés.
Chemin faisant, ce processus de fiabilisation progressive du processus électoral depuis 1992, à travers des mises à jour régulières, la création de l’Observatoire National des Elections (ONEL) en 1997 et la maturation politique du peuple sénégalais, véritable sentinelle de la démocratie, ont sans nul doute permis à notre pays de réaliser sa première alternance démocratique, le 19 mars 2000.
Comme on peut le relever, cette séquence historique s’étale sur une période de 8 ans (1992- 2000) et concerne la présidentielle de 1993, les législatives de 1998, la présidentielle de 2000, le référendum et les législatives de 2001 ainsi que les locales de 2002. (Il convient de préciser que la séparation de l’élection présidentielle et des élections législatives, une vieille revendication de l’opposition de l’époque, est intervenue en 1992, conformément aux recommandations du code consensuel).
En somme, on peut donc retenir que de 1992 à 2004, « le stock mort », sans disparaître complètement, a été considérablement dégrossi, à cause de la réduction drastique du nombre de pièces d’identification de l’électeur. Cela a beaucoup contribué à l’atténuation progressive des contestations électorales.
Sous le magistère du président Abdoulaye Wade arrivé au pouvoir en l’an 2000, le processus de fiabilisation du processus électoral a connu un bouleversement radical, avec la refonte totale du fichier et l’annulation de toutes les listes électorales et l’établissement de nouvelles listes basées sur une pièce unique, la carte nationale d’identité numérisée et sécurisée, conformément à la loi n° 2004 – 32 du 25 août 2004. L’expert électoral Ndiaga Sylla, dans une contribution éclairante en date du 10 mai 2010 intitulée « La constitution du fichier électoral sénégalais », a retracé les péripéties et rebondissements qui ont émaillé cette procédure de refonte totale du fichier. Cette annulation de toutes les listes électorales, constitue la deuxième initiative du genre au Sénégal, 28 ans après la première, qui avait lieu sous le magistère du président Senghor en 1977.
Le mérite de cette refonte totale du fichier, c’est d’avoir créé les conditions d’inscriptions sur les listes sur la base d’une seule et unique pièce d’identité numérisée et sécurisée. C’est pourquoi, dans le fichier actuel, il n’y a pas, en principe, ni doublons, ni des personnes qui ont plusieurs cartes d’électeurs, comme on pouvait le constater dans le passé où des gens pouvaient être en possession de plusieurs cartes d’électeur. Ce qui favorisait le bourrage des urnes .C’est sous l’empire de cette loi sur la refonte totale du fichier que les élections qui ont suivi se sont tenues, jusqu’au référendum du 20 mars 2016.
Un audit international du processus électoral mené par la Mission d’Audit du Fichier Electoral (MAFE), en 2010, grâce à l’appui des partenaires au développement tels que la Délégation de l’Union Européenne, l’Ambassade des Etats Unis et l’Ambassade d’Allemagne à Dakar a permis de passer au peigne fin, différents aspects du processus électoral, à savoir : 1. Revue du cadre légal et réglementaire / Revue du concept opérationnel. 2. Revue de la chaîne des inscriptions des Electeurs. 3. Les Examens des fichiers. 4. Examen de l’adéquation technologique. 5. Les Enquêtes de terrain.
Aux termes de cet audit de grande qualité, la fiabilité du fichier a été établie, et 108 recommandations ont été formulées en vue d’améliorer les performances de notre système électoral. Le Comité de pilotage de la MAFE, a conclu dans son Rapport final en date du 17 janvier 2011 : « L’utilisation du fichier électoral résultant de la prise en compte des recommandations minimales énoncés ne saurait faire l’objet d’objections sur le plan de l’adéquation technologique pour la tenue des échéances électorales de 2012 ».
A la lumière de ce survol historique, ma conviction est que le nombre de Sénégalais estimé à près de 2 millions qui n’ont pas voté au référendum du 20 mars, ne saurait être assimilé à un « stock mort », qu’il faudrait rayer du fichier électoral. Ces gens ne sont pas des électeurs fictifs. Certes, il existe dans le fichier électoral et il en existera toujours, des personnes décédées, des personnes interdites de droit de vote, etc., comme le stipulent les dispositions des articles L. 31 et L. 32 du code électoral. Mais ce travail de toilettage doit se faire précisément à l’occasion des périodes de révision des listes électorales, qui sont régies par la règle de la permanence. Celles ci font l’objet de révision ordinaire chaque année et de révision exceptionnelle en année électorale. Mais l’absence de connexion entre le fichier de la Direction de l’Automatisation des Fichiers (DAF) et les autres fichiers, tels que celui de l’Etat –civil, de la justice, des permis de conduire, entre autres, fait que l’unicité de l’électeur dans la base unique des données n’est pas établie.
La CEDAO vient d’initier pour tous les Etats membres, la carte d’identité biométrique à puce. La loi vient d’être votée le 04 mars 2016, par l’Assemblée nationale du Sénégal, en procédure d’urgence. Espérons que cette belle initiative puisse contribuer à l’amélioration des processus électoraux dans l’espace communautaire.
Le Comite technique de revue du code électoral (CTRCE) 2016 qui vient de démarrer ses travaux, va se pencher sur cette problématique de refonte partielle du fichier électoral. La délégation du Pôle Présidentiel regroupant Bennoo Bok Yaakaar et d’autres coalitions, dans une déclaration en date du 14 juin 2016, a réaffirmée de façon solennelle, l’état d’esprit qui l’anime en venant à cette table de concertation, c'est-à-dire « un esprit de responsabilité, d’écoute mutuel, et surtout de volonté de faire avancer les réformes envisagées dans le cadre du processus électoral, pour rendre plus performant notre système démocratique ». C’est à un tel état esprit d’ouverture et de tolérance, que Bennoo Bok Yaakaar invite les autres participants à ce dialogue électoral.
Le faible taux de participation au référendum du 20 mars interpelle tous les acteurs politiques. Nous devons en faire une interprétation relativisée et différenciée. Au Sénégal, le vote n’est pas obligatoire. Il appartient dès lors à tous les acteurs du jeu politique de rechercher les raisons pour lesquelles certains de nos compatriotes ne votent pas. Nous devons les sensibiliser et les pousser à accomplir leurs devoirs civiques. Dans notre droit électoral, le législateur s’est toujours soucié de la protection de l’électeur. C’est pourquoi, une fois que quelqu’un est inscrit sur les listes, c’est extrêmement difficile de l’enlever. Comme le stipulent, les dispositions de l’article L. 43 du code électoral : « Un électeur inscrit sur la liste électorale ne peut être radié sans une décision motivée et dûment notifié. »
Au regard de notre trajectoire électorale où nous sommes passés d’un contexte où on pouvait s’inscrire et voter avec un nombre indéterminé de pièces, puis nous sommes passés à 5 (cinq) pièces limitativement énumérées , pour arriver aujourd’hui à une et une seule pièce d’identité numérisée, il est difficile de comprendre qu’entre 2006 et 2016, que notre fichier électoral puisse renfermer un « stock mort » estimé entre 1,5 et 2 millions de personnes, comme ce fut le cas du temps où on votait avec une multiplicité de pièces.
C’est la raison pour laquelle nous devons avoir à l’endroit des personnes qui n’ont pas voté, non pas une attitude d’exclusion en considérant qu’ils constituent un « stock mort », mais bien une attitude d’ouverture et de pédagogie pour en faire une puissante vague déferlante à l’assaut des urnes, lors des prochaines consultations électorales. Nous devons leur faire comprendre que le vote est non seulement un droit, mais c’est aussi un devoir parce qu’il constitue par excellence le moment privilégié où le citoyen participe au choix des personnes qui vont le diriger dans la cité. Nous devons enfin et surtout, attirer leur attention sur le fait fondamental qu’un scrutin libre et démocratique, avec une participation massive des citoyens, ne peut que contribuer puissamment à instaurer un climat durable de confiance et de pacification de la sphère politique, en garantissant la légitimité des élus et du pouvoir qu’ils incarnent.
Par
Ousmane BADIANE
Secrétaire National chargé des Elections
Ligue Démocratique (LD).
Contact : ousmanebadiane1@gmail.com