Publié le 21 Nov 2024 - 20:14
GESTION DES CATASTROPHES

Comprendre les crues du fleuve Sénégal

 

Les débordements du fleuve Sénégal ont entrainé cette année des inondations d’une rare ampleur, poussant le Gouvernement à dégager près d'une dizaine de milliards FCFA pour aller au secours des victimes. En cette journée dédiée aux concertations nationales sur l'eau, EnQuête publie ce dossier dont la production avait démarré il y a quelques semaines. Décryptage avec Monsieur Abdoulaye Sène, ingénieur de génie civil spécialisé en gestion des ressources en eau et ancien directeur du Génie rural et de l'Hydraulique.Cet article s’inscrit dans le cadre du projet Synergie des médias contre la désinformation en période de crise.

 

Les débordements du fleuve Sénégal ont entrainé cette année des inondations d’une rare ampleur, poussant le gouvernement à dégager près d'une dizaine de milliards F CFA pour aller au secours des victimes. En cette journée dédiée aux concertations nationales sur l'eau, ‘’EnQuête’’ a essayé de décrypter le phénomène et ses conséquences avec Abdoulaye Sène, ingénieur en génie civil spécialisé en gestion des ressources en eau et ancien directeur du Génie rural et de l'Hydraulique. Cet article s’inscrit dans le cadre du projet Synergie des médias contre la désinformation en période de crise.

Il faudrait remonter aux années 1950 - début 1960, pour noter des crues aussi exceptionnelles, encore que les conséquences étaient bien moins graves en raison de plusieurs facteurs.

En effet, si à l’époque des débordements aussi importants –sinon plus - pouvaient être enregistrés, l’éloignement des habitations faisait que les impacts étaient moins importants. Pour en savoir plus, ‘’EnQuête’’ s'est entretenu avec Abdoulaye Sène, ingénieur en génie civil, spécialisé en gestion des ressources en eau, par ailleurs ancien directeur du Génie rural et de l’Hydraulique.

À la question de savoir si des crues de cette envergure ont été notées par le passé, il rétorque : ‘’Oui et non. Oui, parce qu’il y a eu effectivement des situations où l’eau sort de son lit de façon assez large. Peut-être même plus qu’aujourd’hui, dans les années 1950 où l’on a eu des pluviométries très fortes. Mais les impacts n’étaient pas aussi importants parce qu’il n’y avait pas encore ces populations qui sont venues, avec les années de sécheresse, s’installer dans la vallée. Les conséquences ne sont donc pas les mêmes.’’

Les raisons des crues exceptionnelles

Dans le même sillage, l'ancien directeur de l'Hydraulique est largement revenu sur les raisons principales des crues exceptionnelles notées cette année. D’abord, souligne-t-il, il faut retenir que les crues sont influencées par plusieurs facteurs, dont la pluviométrie avec le contexte de changement climatique qui, dans certains cas, rend les épisodes pluviométriques plus forts, moins prévisibles. À côté de la pluviométrie, il y a aussi les perturbations sur la vallée et le bassin du fleuve, avec la déforestation, l’agression du territoire... ‘’Comme vous le savez, explique M. Sène, la présence des arbres, de la forêt, ralentissait un peu la vitesse de l’eau. Avec la déforestation, l’eau qui coulait doucement arrive plus vite. Voilà donc pas mal de paramètres qui, en plus de la pluviométrie, peuvent jouer sur le phénomène que nous connaissons actuellement dans la région du fleuve. Pour synthétiser, on peut dire qu’il y a la pluviométrie certes, mais il y a aussi le facteur territoire ainsi que le comportement humain’’.

De la responsabilité des citoyens et de l’État

En ce qui concerne le facteur eau, il y a au Sénégal, depuis des années, des modèles pour faire des prévisions sur le niveau du fleuve. Aussi, très tôt, le centre Agrhymet avait prévenu que l’hivernage, cette année, aurait tendance à être abondant. S’appuyant sur les prévisions qui ont été faites, l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) et le ministère de l’Hydraulique ont fait des annonces pour alerter sur les risques. De plus, il y a eu les inondations au Mali et en Guinée qui auraient dû attirer l’attention. ‘’On ne peut analyser les crues du fleuve uniquement en considérant les données pluviométriques du Sénégal. Parce que l’essentiel de l’eau qui alimente le fleuve  vient de la Guinée et du Mali. Quand la pluviométrie est abondante dans le haut bassin, cela va forcément déteindre sur le fleuve’’, a indiqué Abdoulaye Sène.

Compte tenu de ces facteurs, des mesures préventives auraient pu être prises, pour au moins limiter les dégâts, se sont accordé à dire de nombreux observateurs. Interpellé, M. Sène, tout en soulignant que l'urgence est dans l'assistance aux populations, reconnait qu'on aurait pu prendre les devants pour au moins essayer de limiter les dégâts. ''Dans certains pays, par exemple, quand on dit que l’ouragan arrive, on donne aux populations des consignes de sécurité, par exemple d’évacuer les maisons. On aurait dû peut-être, à l’échelle des territoires, des collectivités locales, avec les autorités administratives, l’administration chargée des ressources d’eau, demander aux populations les plus exposées à sortir et à aller en hauteur. Parce qu’on ne peut pas arrêter l’eau''.

Les lâchers du barrage

Toujours au sujet des inondations, il a beaucoup été question du barrage de Manantali et du rôle qu’il a eu à jouer dans la gestion de ces crues exceptionnelles. Rappelant que le principal barrage-réservoir du fleuve est Manantali, l’ancien PCA de la Sogem (Société de gestion de Manantali) précise : ‘’Ce barrage contrôle une partie des eaux du fleuve, disons entre 40 et 60 %. Pendant longtemps, quand on dit attention à la cote, il y a des modalités de gestion qui font qu’en fonction de la pluviométrie attendue et des cotes au niveau des stations, on peut savoir de combien Manantali va se remplir en volume, sur quelle période…’’

Ainsi, le barrage stocke de l’eau, mais à un certain niveau, il ne peut plus tout contenir. ‘’Il faut alors qu’il délaisse une partie pour prendre encore cette eau qui arrive. Sinon, il est submergé. Et quand un barrage est submergé, les risques sont dramatiques’’, renchérit le spécialiste.

L’hydraulicien estime que dans ces crues actuelles, Manantali a bien joué son rôle, dans le respect des consignes de gestion de son plan d’eau très sécurisé. ‘’Le problème c’est que Manantali est le seul barrage réservoir. Diama n’est pas un barrage-réservoir, c’est un barrage anti-sel, même s’il y a une petite réserve. L’autre barrage-réservoir sur lequel on travaille depuis les années 1960, c’est le barrage de Gourbassi, sur la Falémé. Si on avait ce barrage, on allait contrôler à peu près 90 % des crues du fleuve. Cela aurait permis d’avoir une meilleure régulation ; ce qui n’est pas le cas. Actuellement, on a presque 40 à 50 % de l’eau qui n’est pas régulée’’.

Relativement à ce projet d’un second barrage, il estime que les choses se sont essentiellement heurtées au problème de financement et de priorités des États. ‘’Je pense que nos États doivent mieux définir les priorités. La réalisation de ce barrage aurait couté beaucoup moins cher, si on l’avait fait à l’époque. Si on l’avait fait, on n’aurait pas eu la situation qui a conduit à la brèche de Saint-Louis dont les dégâts se chiffrent en milliards. Avec deux grands barrages, on a une bonne régulation du fleuve’’, préconise l'ancien DG de l'Hydraulique, non sans mettre en exergue les multiples fonctions du barrage, notamment la production d’électricité propre et à bon marché, l'alimentation-fleuve pendant les phases de décrue… Mais en même temps, le barrage stocke pendant les crues pour éviter que les ondes de crue agressent le reste du fleuve. ‘’Quand les quantités d’eau atteignent un certain seuil, le barrage est obligé de lâcher plus que ce qu’elle turbine, pour se préparer à recueillir de l’eau, mais aussi pour se mettre en sécurité. Voilà le principe de ce barrage qui est essentiel, qui est stratégique et qui est fondamental’’, a-t-il souligné.

Des modèles de prévision à réactualiser 

En amont de ces inondations, les services du ministère de l’Hydraulique et de l’OMVS avaient lancé beaucoup d’alertes. L’expert est revenu sur le dispositif en place, les critères sur lesquels se basent les services étatiques pour faire de telles alertes.  ‘’On se base sur des études hydrologiques. Il faut savoir qu’il y a des systèmes de mesure qui ont été installés depuis des décennies, avec des limnimétries, c’est-à-dire des stations où l’on a installé des échelles qui permettent de mesurer la hauteur de l’eau tout au long de l’année. Il y a des instruments qui permettent de mesurer le débit, de calculer le volume qui s’écoule au niveau de chaque site, de chaque station’’, explique l’ancien chef des vallées fossiles.

S’y ajoute, selon lui, que les techniciens ont une parfaite maitrise de la forme de la vallée, de la vitesse de l’eau, de la surface. ''Sur la base de ces critères, sont établies des statistiques qui permettent de dire chaque année, à tel moment, la hauteur d’eau à Bakel doit être de tant en moyenne, le débit doit être de l’ordre de tant'', a-t-il ajouté.

Avec ces relevés périodiques, le fleuve est suivi en termes d’occupation du lit. Selon les explications de M. Sène, les mêmes mesures qui permettent de déterminer la hauteur et le débit permettent de connaitre la surface que le fleuve pourrait occuper lors des phases de crue. ‘’Si on a le débit et la hauteur, la surface que le fleuve va probablement occuper devient évaluable. Cela permet de savoir qui pourrait être inondé. C’est comme ça que l’on construit, pour faire simple, ce que l’on appelle les modèles d’alerte, des modèles de prévision de crues et d’inondations’’.  

En d’autres termes, soutient l’ingénieur hydraulicien, connaissant le temps de parcours de l’eau, ‘’on peut évaluer le nombre de jours que cela prendra pour que l’onde de crue atteigne par exemple Matam, si la hauteur et le débit à Bakel sont à tel niveau à telle période. On peut aussi évaluer à quelle hauteur sera le fleuve et quelle est la surface susceptible d’être occupée. C’est sur la base de ces calculs qu’on fait les prévisions’’.

L'équation Bakel

Dans le cas des inondations actuelles dues aux débordements du fleuve, Bakel a été la localité la plus touchée. Abdoulaye Sène a apporté des éclairages. Rappelant que le fleuve Sénégal est essentiellement constitué de trois grands affluents, le Bakoy, le Bafing, mais aussi la Falémé, il explique : ‘’Il se trouve que, arrivés à Bakel, tous ces apports se retrouvent. C’est pourquoi à ce point critique, les mesures nous permettent d’avoir des prévisions plus claires, plus précises. C’est la raison pour laquelle la station de Bakel est au cœur du dispositif. Quand on dit que la cote est à telle hauteur à Bakel, on fait les simulations pour savoir la hauteur dans tant de jours à Matam, à Dagana et à Saint-Louis. Donc Bakel joue ce rôle important.’’

 

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