L’envers du drame
L'infanticide, défini comme l'homicide ou la négligence fatale d'un enfant de moins d'un an, reste une réalité tragique au Sénégal. Une étude récente renseigne que 22 % des femmes emprisonnées dans le pays le sont pour des motifs liés à l'infanticide ou à l'avortement. Elle a porté sur le sujet : ‘’L’ethnographie de l’infanticide au Sénégal : expériences et mécanismes de pénalisation’’.
Des recherches antérieures menées au Sénégal ont montré des liens entre l'infanticide et les restrictions légales de l’avortement et les normes sociales et religieuses autour de la procréation. Cependant, très peu de recherches ont documenté les expériences vécues par les filles et les femmes accusées d'infanticide au Sénégal. Un exercice auquel s’est attelé African Population and Heath Research Center (APHRC), Ibis Reproductive Health et Population Council, à travers une étude ethnographique sur l’infanticide au Sénégal.
En effet, selon les rédacteurs, ‘’une exploration de ces expériences contemporaines d’infanticides s’impose afin de saisir la complexité des facteurs conduisant à cette pratique et son lien avec le cadre normatif régissant la procréation et l’avortement au Sénégal’’. Ils ajoutent que la problématique de l’infanticide a émergé comme l'un des domaines prioritaires de recherche dégagés lors du Dialogue sur l’avortement sécurisé en Afrique francophone tenu au Bénin en 2020’’.
L’étude a été réalisée entre avril 2021 et janvier 2022. Elle a eu lieu dans trois sites de recherche distincts à Dakar : prisons pour femmes, cadres institutionnels (palais de Justice, commissariat de police, établissements de santé) et quartiers de Dakar et ses environs.
Au total, dit-on, 19 femmes impliquées dans des faits d’avortement, 11 de leurs proches et 26 informateurs clés provenant des systèmes judiciaires et de santé, d’organisations de la société civile et de la communauté ont été entendues dans le cadre des travaux.
L’âge des concernées est compris entre 17 et 40 ans et plus avec des niveaux éducation coranique, primaire, secondaire, lycée et université. Parmi elles, des mariées, des divorcées, des femmes en couple, des célibataires.
Comprendre les multiples facteurs qui contribuent à l’infanticide
La restitution de cette étude a eu lieu hier. Les initiateurs renseignent que les objectifs de cette recherche étaient de comprendre les multiples facteurs qui contribuent à l’infanticide, le processus de poursuite pour les délits d'infanticide et d’avortement, les conséquences de l’infanticide et des sanctions légales et sociales sur la vie des personnes criminalisées et leurs proches.
Ainsi, l’étude a permis de faire une immersion dans les prisons pour femmes à Dakar et à Rufisque et en communauté, à travers des visites régulières, la participation aux activités quotidiennes, l’observation des interactions avec leur entourage, et les discussions informelles et le suivi des femmes dans leur parcours judiciaire.
Dans les institutions, renseigne-t-on, il y a eu des observations et la revue de documents dans les palais de justice et centres de santé, avec des discussions informelles.
D’après l’étude, les déterminants sociaux des grossesses non désirées ont montré une fragilité des liens sociaux et familiaux chez la plupart des participantes, avec des filles et femmes issues de familles de polygame où régnaient une grande rivalité et des conflits récurrents, élevées dans des familles mono parentales du fait de divorce et/ou décès d’un des parents. Seules trois sur les 18 femmes ont connu la présence des deux parents.
La honte et la crainte de l’ostracisation, l’isolement, l’humiliation…
Pour les cas où les grossesses étaient non planifiées, les participantes, selon le document, étaient partagées entre le choc et la déprime, avec parfois des envies de suicide, la joie dans les cas où la grossesse était planifiée.
S’agissant des cas où la grossesse était non désirée, l’étude révèle que les facteurs justifiant l’infanticide sont la honte et la crainte de l’ostracisation, l’isolement, l’humiliation et la privation associés aux grossesses pré ou extra-maritales.
Ainsi, plusieurs raisons ont poussé les femmes interviewées à ne pas vouloir de leur grossesse au moment où elles l’ont découverte. Il s’agit notamment de la crainte de la stigmatisation et des sanctions sociales réservées aux grossesses prénuptiales ou extraconjugales, le refus de la grossesse par ou défection du partenaire.
Alors que certaines femmes ont envisagé l'avortement, elles n'ont pas pu accéder aux services d'aide à d'avortement. ‘’Avec les restrictions légales et la stigmatisation de l'avortement au Sénégal, les participantes ont décrit l'extrême difficulté à trouver des informations sur les prestataires ou les méthodes d'avortement sécurisé. Les rares participantes qui se sont confiées aux soignants ou à leur partenaire pour obtenir de l’aide, ont reçu des menaces de dénonciation à la police : ‘’Les agents de santé m’ont dit que si je le fais (l’avortement), ils vont me dénoncer’’, confie une commerçante célibataire de 41 ans.
Certaines participantes n’ont pas pu interrompre leur grossesse à cause d’une découverte tardive de la grossesse ou d’un changement tardif dans leur désir d’enfant. Sans autre alternative sûre ou légale, les filles et les femmes ont été contraintes de poursuivre leur grossesse, en recourant à diverses stratégies pour la dissimuler, tout en faisant face à la douleur, à la peur et à la dépression. ‘’Je ne pouvais en parler à personne. Je portais un lourd poids et mes soucis à moi et ceux de mes parents. Des fois, j’allais jusqu’à la place de l’Indépendance et je restais là-bas à pleurer’’, confie une vendeuse de 33 ans, divorcée.
Comment résoudre le problème de l’infanticide
Ainsi, l’étude souligne que les normes patriarcales et la stigmatisation des grossesses pré/extramaritales plongent les filles et les femmes confrontées à des grossesses non désirées dans l'isolement social et économique, et créent les conditions qui conduisent à l'infanticide. La restriction de l’avortement et la stigmatisation (parfois internalisée) font de l’infanticide l’unique option pour sortir de la “disqualification sociale” et se réinsérer dans leur réseau.
‘’Or, l’infanticide aggrave cette disqualification, les faisant passer de “déviantes” à “criminelles” avec toutes les sanctions juridiques et sociales y afférentes (pour elles comme leurs proches).
Pour résoudre le problème de l’infanticide, il serait important de modifier le contexte sociétal et politique qui favorise cette pratique, à travers des interventions à différents niveaux de la société sénégalaise, écrivent les rédacteurs.
Au niveau communautaire, ils recommandent de mettre en place des programmes communautaires conçus pour réduire les causes des grossesses non planifiées, tout en inspirant l'empathie et faisant évoluer les attitudes à l'égard des grossesses prémaritales, sensibiliser les communautés sur l'incidence et les conséquences des violences sexuelles, ainsi que sur les services juridiques et médicaux existants, briser la culture du blâme et du silence autour des violences sexuelles pour accroitre les chances de dénonciations et de prises en charge effectives des victimes, s’attaquer aux peurs et croyances associées aux méthodes contraceptives à travers des programmes d’information et de sensibilisation qui répondent aux préoccupations réelles des filles et des femmes en matière de contraception et les informent sur le fonctionnement et les effets potentiels de chaque méthode, et qui peut les utiliser.
Pour résoudre le problème de l’infanticide, ajoutent-ils, il serait important de modifier le contexte sociétal et politique qui favorise cette pratique, à travers des interventions à différents niveaux de la société sénégalaise.
Ainsi, au niveau politique, ils recommandent l’application effective des lois et l’harmonisation avec les textes internationaux comme le Protocole de Maputo, afin de rendre possible l’accès à l’avortement sécurisé en cas de violences sexuelles, de réorienter les politiques à partir des données scientifiques, afin d’accroitre les connaissances et l’accès aux services de contraception, d’améliorer l’accès aux services de prise en charge après un viol, y compris des services de qualité dénués de jugement, complets (notamment la pilule du lendemain pour prévenir les grossesses non planifiées) et financièrement accessibles, ainsi que des services de soins après avortements de qualité, fixer un délai d’instruction dans les affaires criminelles afin de réduire la durée des détentions préventives.
CHEIKH THIAM