Leçons d’hypocrisie
Après les élections locales nous voilà au terme d’un processus, initié le 14 mai 2010 avec le vote de la loi instaurant la parité absolue dans les instances électives et semi-électives. Il nous faut en tirer les principales leçons, mais pour y parvenir il faut recourir à l’histoire pour en comprendre le sens, en faire une analyse sociologique pour ensuite dégager la perspective politique. Mais commençons d’abord par apporter des clarifications et des précisions au concept de parité.
Clarification du concept de parité
C’est en 1989 que Claudette April à lancé le concept de la parité en politique, au Conseil de l’Europe, car selon elle la démocratie repose sur le suffrage universel et la séparation des pouvoirs mais il manque un pilier, qu’elle appelle la parité. En effet, elle rappelle que si la démocratie signifie « la gouvernance pour le peuple et par le peuple », ce peuple a deux composantes équivalentes en dignité, c’est à dire des hommes et des femmes.
Nous sommes parties de l’analyse de Claudette April, en y intégrant la notion sociologique d’équivalence fonctionnelle, pour dire que si on est équivalent à la base, il n’y a aucune raison que l’on ne soit pas équivalent au sommet. Si dans les partis politiques, le seul critère pour en être membre est d’être citoyen ou citoyenne, à partir de ce moment, tous les avantages dus à une catégorie doivent l’être pour l’autre, dans a mesure où les femmes sont majoritaires dans les partis.
Par contre, dans des espaces où il y a des barrières d’entrée, on ne peut pas parler de parité : c’est le cas de la fonction publique où une qualification est exigée et où les femmes sont moins de 30%. Donc en dehors de l’espace politique, on ne peut pas appliquer la parité. C’est ce même principe qui nous a fait dire que l’on n’entre pas au Conseil économique, social et environnemental, parce qu’on est homme ou femme mais parce qu‘on a une expertise à mettre au service de l’État. En ce qui concerne la présence significative des femmes dans les instances électives, comme l’Assemblée Nationale, elle est essentielle, car c’est le lieu où l’on décide de l’utilisation des ressources de la Nation et c’est le lieu où l’on vote les lois qui vont régir la vie des hommes et des femmes.
A ceux qui pensent qu’il faut d’abord s’occuper des questions de santé et d’éducation des filles nous rappelons que ‘’Monsieur Forage’’ (Abdou Diouf) et ‘’Mme Moulin’’ (Élisabeth Diouf), pendant 20 ans, se sont attelés à régler les besoins pratiques des femmes. Mais comme l’explique l’analyse genre, ce sont les intérêts stratégiques qu’il fallait viser et cela passe par la présence massive des femmes à l’Assemblée Nationale.
En ce qui concerne les lois, la question de la nationalité est un exemple patent. Ce n’était pas juste que des enfants de sénégalaises dont les pères étaient des Maliens, des Mauritaniens, ou des Gambiens soient considérés comme des étrangers. Aujourd’hui, la question est réglée grâce au mouvement de la parité. Il reste encore d’autres injustices faites à la femme, qui sont le fait de la colonisation et qu’il va falloir résoudre.
L’exclusion des femmes du processus politique : un acte colonial
C’est la colonisation qui a exclu les femmes du pouvoir, car la première force de résistance que les colonisateurs ont rencontrée avait à sa tête une femme (Ndaté Yalla) et la dernière résistante à être déportée était une femme (Aline Sitoé Diatta). Donc si c’est par une volonté délibérée que les femmes ont été écartées de l’espace public, ce n’est que justice si des mesures ont été prises pour résorber le gap créé artificiellement par la colonisation. L’école est le premier moyen d’ascension sociale, et les filles en ont été d’abord exclues et ensuite limitées à des études inférieures. C’est ainsi qu’il y a 29 ans d’écart entre l’école William Ponty et celle des jeunes filles de Rufisque.
Les femmes ont toujours affronté les pouvoirs en place pour exiger leurs droits. En 1945, c’est Soukeyna Konaré (cousine de Lamine Guèye) et Ndaté Yalla Fall (cousine de Galandou Diouf) qui, bien qu’appartenant à des partis politiques opposés, ont joint leurs forces et obligé la France à revenir sur un décret qui ne donnait le droit de vote dans les quatre communes qu’aux seules femmes de souche européenne. Ce sont elles qui ont ouvert cette longue marche de la bataille de la parité, comprise comme l’égal accès aux fonctions politiques.
Résistances sociales et innovations : la théorie de la majorité tardive
Toutes les innovations, qu’elles soient technologiques ou sociales, font face à des résistances. Au Sénégal, quand il a fallu introduire le gaz pour éviter la déforestation, beaucoup disaient que le Thiebou dieun ne pouvait se faire qu’au feu de bois ou au charbon. Aujourd’hui cette théorie est jetée aux oubliettes.
En Suisse, les fabricants de montres à Neufchâtel, enfermés dans leur certitude que leur produit était le seul modèle valable, n’ont prêté aucune attention à une invention d’un de leurs employés, et n’ont pas pris soin de la protéger. L’année suivante lors d’une exposition, celui-ci a présenté le modèle. Les Japonais et les Américains l’ont acheté et ont mis sur le marché la montre à pile quartz, utilisée aujourd’hui par tous, y compris par la majorité des Suisses. C’est la résistance au changement qui explique que la montre suisse qui occupait 90% de part de marché en a été réduite à 14%.
La parité et les questions d’égalité de genre n’échappent pas à la théorie de la majorité tardive, et les avancées obtenues sur le plan scientifique fondent notre optimisme. Pendant longtemps à l’université Cheikh Anta Diop, les enseignants étaient hostiles aux questions de genre. À notre arrivée à l’IFAN en 1999, nous avons mené la bataille pour l’institutionnalisation du Genre, en démontrant que l’Université Cheikh Anta Diop ne pouvait pas rester à l’écart de ce qui se passait dans les meilleures universités du monde. Avec la création du Laboratoire Genre et avec des hommes éclairés comme les professeurs Moustapha Tamba et Lamine Ndiaye, l’enseignement du genre est devenu officiel au département de sociologie, et aujourd’hui des masters sont enseignés à l’UCAD.
En 2005, devant présider le plaidoyer au sommet sur le genre, organisé par le PNUD au Méridien-Président, Macky Sall qui ne croyait pas au genre avait décidé de ne rester que pour une demi-heure, évoquant d’autres contraintes. Après la présentation que nous avions faite, avec une démonstration partant des théories de la physique et des mathématiques, l’ancien Premier Ministre est sorti, convaincu de la pertinence de l’analyse du genre. C’est ce jour là qu’il s’est engagé pour l’intégration des femmes dans l’armée et la prise en charge des conjoints par leurs épouses fonctionnaires.
Nous avions salué cela en son temps par un article intitulé « les promesses tenues d’un Premier ministre, celles toujours attendues du chef de l’Etat ». Si le Président Macky Sall s’était donné les moyens de se faire expliquer la parité comme en 2006 pour le genre, peut-être qu’il aurait pu aider ce pays à progresser. Car la parité dépasse la seule question de la représentation homme-femme.
Perspective politique : la parité n’est pas une fin en soi mais un moyen d’aller vers l’égalité pour construire les bases d’un développement durable
Amartya Sen, Prix Nobel économie (1998), dans son ouvrage « Un nouveau modèle économique » (ed. Odile Jacob, 2000) disait : « Je ne vois aucune priorité aussi brûlante pour l’économie du développement qu’une reconnaissance pleine et entière de la participation et du leadership féminin dans les domaines politique, économique et social.
C’est un aspect crucial du « développement comme liberté ». Ceux et celles qui sont à la base de ce formidable mouvement s’inscrivent dans une perspective de transformation sociale qui dépasse les séquences temporelles des gouvernements. Les femmes se battent par conviction pour le devenir de leur pays et acceptent qu’elles n’ont pas le monopole de la vérité. Mais elles sont convaincues que c’est par la connaissance que le monde avance et que le Sénégal ne peut se permettre de s'enfermer dans des théories moyenâgeuses. La parité pose un débat éminemment politique de transformation sociale, et cela Abdoulaye Wade l’a très vite compris, il est vrai que c’est un intellectuel curieux ouvert aux idées nouvelles.
C’est ainsi qu’en 2002 à Durban, quand des africaines l’ont interpelé pour porter le combat de la parité à l’union Africaine il l’a fait et cela avec le soutien du Ministre des affaires étrangères Cheikh Tidiane Gadio, mais il ne s’est pas arrêté là. Il a amené la présence des femmes au SENAT à 40% et au CES à 43%, il ne lui restait plus que l’Assemblée Nationale. Ousmane Tanor Dieng aussi a compris les enjeux, et quand il a reçu le Caucus des Femmes Leaders, le 7 mai 2012, il a déclaré que ce processus est irréversible.
Moustapha Niasse aussi l’a compris en faisant un bureau politique paritaire sans attendre le décret d’application. C’est cela qui justifie aussi l’engagement de Cheikh Bamba Dièye et des autres acteurs dont les propos ont été repris dans un spot publicitaire, intitulé « la parité, des leaders politiques s’engagent ». Cela pour dire que tous ceux qui ont eu le temps d’écouter les analyses qui fondent la démarche ont compris que les enjeux dépassent une simple question de représentation homme-femme. L’enjeu porte sur le développement de notre pays.
L’égalité des droits entre hommes et femmes : un enjeu de développement
Le dernier rapport de la Banque mondiale sur le genre montre qu’en Inde, lorsque les femmes sont à la tête des conseils locaux, la corruption diminue de 30%. La Chine aujourd’hui première économie mondiale doit son développement en partie à l’amélioration du niveau d’éducation et de qualification des femmes, qui sont à l’avant garde dans la production du matériel électronique. Le Sénégal ne pourra atteindre les taux de croissance escomptés tant que la moitié de ses ressources humaines restera sous éduquée, peu qualifiée et discriminée dans l’accès aux ressources et aux facteurs de production.
Avec l’acte III de la décentralisation, les principales questions que la gouvernance locale devra résoudre concernent surtout, la santé, l’éducation, les équipements collectifs comme les marchés ; et les femmes sont les principales concernées, d’où l’enjeu de leur présence significative dans les instances de décision. La présence des femmes comme des hommes dans ces instances doit être comprise comme une lourde responsabilité et non une position de jouissance. En ramenant les indemnités à des proportions plus raisonnables, le Sénégal aurait la chance de ne voir y siéger que ceux qui sont mus par le sens du don de soi à la nation et écarter ceux qui ne cherchent qu’à se servir.
Les détracteurs de la parité
Le débat sur la parité est trop sérieux pour être abordé de manière politicienne, même des personnes qui se disent intellectuelles, préoccupées par leur positionnement politique ont montré trop de légèreté en se prononçant sur une question qu’elles ne maitrisent pas, jouant avec les émotions et les sentiments des Sénégalais, avec parfois des discours haineux indignes de leur rang. On ne peut pas, quand il s’agit de discuter d’intervention coronaire, convoquer n’importe qui. Il en va de même pour cette question, qui a certes une dimension idéologique, mais est surtout une question scientifique, car au-delà du concept de genre, il y a des théories éprouvées qui le sous-tendent. Evidemment la plupart des contempteurs l’ignorent et se limitent à donner leur opinion sur leur vision du statut de la femme.
Leurs discours sur l’incompétence des femmes est totalement faux. Il faut d’abord dire que la compétence politique n’est pas la compétence technique, c’est pourquoi il existe des commis de l’administration. C’est la confusion des rôles qui est le problème et c’est heureux que le dernier rapport de l’IGE l’ait identifié. On ne peut pas occuper un poste dans l’administration par la seule compétence politique. Quant à l’Assemblée nationale, l’incompétence n’est pas que du côté des femmes, puisque le pourcentage de femmes avec un diplôme d’enseignement supérieur, allant du BAC au doctorat, est de 37,5%, ce qui est proportionnellement plus important que celui des hommes. Toutefois, il suffit de mettre des barrières d’entrée qui concerneraient et les hommes et les femmes pour relever le niveau de cette Assemblée, comme cela existe dans certains pays.
Les effets pervers de la parité
L’approche utilisée pour aller vers l’égalité avec la loi sur la parité doit certainement être analysée, pour identifier les limites et les corriger, car la parité n’est pas une fin en soi. Ce n’est qu’un moyen pour aller à l’égalité des droits. Il va falloir aussi interroger l’engagement des bénéficiaires de la loi, car c’est Hegel qui disait : « il ne s’agit pas d’être meilleure que l’époque mais l’époque au meilleur d’elle-même ». Quoi qu’il en soit, cette loi a eu le mérite d’être révélatrice des tares de notre démocratie et des limites de la construction en devenir de la République. Elle a permis de mettre le doigt sur les faiblesses coupables d’un Etat qui piétine ses propres lois et cela est extrêmement grave.
Des leçons d’hypocrisie
Le Sénégal incontestablement a innové avec la Loi sur la Parité. C’est le premier pays à avoir donné corps à cette loi, de si belle manière ; ce qui lui a valu l’admiration du monde entier et un ballet de visiteurs venus s’inspirer de son expérience. Mais il a raté une opportunité de tirer avantage de cette situation par manque de perspective des nouvelles autorités. Tant qu’Abdoulaye Wade était au pouvoir, ceux qui pensaient qu’il en était l’instigateur ont joué le jeu et ne juraient que par la Parité. Une fois Macky Sall au pouvoir, ces mêmes personnes pensant qu’il est contre, ont enfourché une autre trompette. L’essentiel de la classe politique qui a été consultée par le Caucus des Femmes Leaders a marqué son adhésion. Des autorités religieuses ont été consultées et par des femmes et par le Président Wade, ce qui explique que pendant quatre ans aucune objection de leur part n’a été relevée.
Conclusions
Ceux qui sont aux commandes aujourd’hui peuvent choisir entre la médiocrité en se laissant enfermer dans un débat contre productif, ou s’inscrire dans le sens de l’histoire et entrer dans la postérité. Napoléon disait que Waterloo effacerait toutes ses batailles et qu’il ne resterait dans la mémoire collective que son code civil. Il a eu raison, puisque 71 pays dans le monde s’en sont inspirés y compris les Etats-Unis d’Amérique et l’Egypte. Nous avions rappelé cela au Président Wade dans un article intitulé : « Un destin pour le Sénégal sans les femmes » en lui disant que ce n’est pas par des infrastructures qu’il resterait dans la postérité mais en libérant une catégorie sociale. Abdoulaye Wade est entré dans l’histoire pour avoir introduit la Parité à l’Union Africaine et au Sénégal, car d’autres infrastructures plus belles et plus grandioses se feront au Sénégal, nous l’espérons, mais il n’y aura plus de lois aussi révolutionnaires pour les femmes que celle de la parité.
Quiconque s’attaquera à cette loi restera dans la mémoire collective et pour l’éternité, comme un traitre à la cause des femmes et à la démocratie.
Fatou Sarr
Docteur en Anthropologie
et Sociologie du politique