Publié le 14 Apr 2025 - 11:45
LE POUVOIR DE DIRE NON

De Villepin, Badinter, Badio Camara, ou l’honneur de désobéir

 

Dans un monde ballotté par les vents contraires de l’autoritarisme, de la peur et du renoncement, des voix s’élèvent encore pour dire non. Non à la fatalité, non à l’injustice, non à la démission démocratique. De Paris à Dakar, en passant par Gaza, trois figures incarnent aujourd’hui ce courage silencieux mais décisif : Dominique de Villepin, Robert Badinter et Mamadou Badio Camara. À travers eux, se dessine une géopolitique de la conscience.

 

Le monde contemporain est traversé par une forme de vertige collectif. D’un côté, des bouleversements sans précédent : urgence climatique, désordre géopolitique, migrations de masse, effondrement de la confiance dans les institutions. De l’autre, une tentation récurrente du repli, de la force, du cynisme. Partout, l’autoritarisme gagne du terrain, les peuples se déroutent, et les paroles de raison peinent à se faire entendre. Le désespoir nourrit la radicalité, et l’impuissance devient le nouveau nom de la politique.

C’est dans ce paysage assombri que se dresse encore un mot, simple mais déterminant : non. Un mot de rupture. Un mot de courage. Un mot qui, à bien des égards, porte en lui la promesse du sursaut. Car dire non, ce n’est pas seulement refuser. C’est aussi redéfinir les lignes, rouvrir les possibles, restaurer les limites. Refuser la guerre, le silence complice, la déformation du droit ou l’injustice faite au nom de la majorité.

Ce "non" salvateur a pris plusieurs visages au cours des derniers jours. Celui de Dominique de Villepin, possible candidat à la présidentielle de 2027 en France. Cet ancien ministre de Jacques Chirac est un défenseur d’une Europe lucide et humaniste, qui, dans son essai "Le Pouvoir de dire non", rappelle que le courage politique commence souvent par un refus. Celui de Robert Badinter, qui va entrer au Panthéon en héros républicain, dont l’engagement contre la peine de mort fut un acte fondateur de la dignité contemporaine. Et enfin, celui du magistrat sénégalais feu Mamadou Badio Camara, qui a rendu l’âme il y a 48 heures, dont la décision, en pleine crise politique, de s’opposer au report de la présidentielle de 2024, a sauvegardé la démocratie sénégalaise.

De Paris à Dakar, une même ligne de crête s’impose : celle d’hommes qui, chacun dans leur sphère, ont décidé qu’il y a des choses auxquelles on ne peut consentir, même au prix de l’impopularité, de la solitude, voire de l’ingratitude. Ce texte veut en dresser les contours, non pour en faire des statues, mais pour en raviver la flamme, dans un monde qui en a plus que jamais besoin.

Dominique de Villepin : une Europe du refus face au désordre mondial

L’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin a toujours manié les mots comme une arme politique. En 2003, face à la guerre en Irak, il avait enflammé les Nations unies par son discours historique refusant l’intervention américaine. Vingt ans plus tard, il revient avec un essai percutant, "Le Pouvoir de dire non", où il brosse un portrait inquiétant de notre époque et appelle à une insurrection morale contre les puissances dévastatrices de notre temps.

Son analyse commence par un constat brutal : "Le monde vacille sous le poids de ses propres excès". Ce vacillement n’est pas accidentel ; il résulte d’une fuite en avant globale, d’un capitalisme prédateur, d’une technologie déracinée, d’une perte de sens. "Le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme", note-t-il dans une formule frappante. Nous vivons, selon lui, une époque où Prométhée est épuisé, où les peuples, désorientés, sont tentés par la force et le repli.

Mais Villepin ne se contente pas du constat. Il plaide pour un sursaut, un "non" global et humaniste. Dire non aux guerres absurdes, à la démocratie déréglée, à l’impuissance des États face aux multinationales, aux impunités fiscales et aux logiques de fragmentation. Il convoque son mentor, Jacques Chirac, et son fameux avertissement : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs". Une alerte qui, aujourd’hui, sonne comme une prémonition accomplie.

Dominique de Villepin s’inquiète du retour des "nouveaux despotes" : leaders autoritaires, populistes ou technocrates déshumanisés, qui considèrent la liberté comme un luxe. L’Europe, dans cette configuration, a un rôle essentiel : être l’antidote. Pas une superpuissance militaire, mais une puissance d’harmonie, de droit, de culture. Il appelle à refonder le projet européen autour de quatre piliers : pilotage des élargissements, consolidation sociale, compétitivité équilibrée et réarmement démocratique.

Sur Gaza, il répète sa constance : il n’y aura pas de paix durable sans justice pour tous les peuples de la région. Villepin, à rebours du silence diplomatique, prône une parole claire, une diplomatie d’initiative, une humanité affirmée.

Ce "non" qu’il appelle de ses vœux n’est pas un rejet stérile. C’est un refus fertile. Un refus d’être complice. Un refus d’être muet. Dans sa plume vibrante, c’est toute une tradition française du courage politique qui renaît. De Gaulle, Mendès France, Rocard, Chirac : une certaine idée de la parole publique, forte parce qu’elle assume sa solitude. Villepin incarne cela : l’indiscipline salutaire d’un esprit libre.

Robert Badinter : l’ingratitude comme devoir de justice

Le nom de Robert Badinter est devenu synonyme d’un combat de civilisation : l’abolition de la peine de mort. Mais au-delà de cette grande victoire juridique et morale, il y a un style, une posture, une éthique : celle de l’homme qui dit non, même lorsque la foule réclame le contraire. En cela, Badinter n’a jamais été un stratège, encore moins un démagogue. Il fut un homme de rupture, mais une rupture guidée par le droit, par la raison, par la fidélité à une certaine idée de l’humanité.

Lorsqu’il monte à la tribune de l’Assemblée nationale, en 1981, pour prononcer le discours fondateur de l’abolition, Badinter ne s’adresse pas qu’aux députés. Il s’adresse à la conscience française. Il ne s’agit pas d’un simple amendement législatif, mais d’une mutation éthique. Dans un pays où la majorité des citoyens est encore favorable à la peine capitale, il prend le contre-pied du populisme ambiant. Il refuse de flatter les peurs, de caresser les instincts de vengeance. Il dit non à la mort.

Cette posture lui coûte. En termes de popularité, mais aussi de solitude. Car le vrai courage politique, c’est souvent de savoir déplaire. Badinter avait cette force : celle d’assumer une "ingratitude" au nom d’un bien supérieur. Il incarnait, selon les mots du président Macron, "la République faite homme". Une République qui ne tremble pas devant les passions tristes, qui ne plie pas devant l’opinion quand elle est contraire à la justice.

Né dans une famille juive, meurtri par la disparition de son père déporté, Badinter porte en lui la mémoire des horreurs du XXe siècle. Mais il ne cède jamais à la haine. Sa réponse à la barbarie, c’est le droit. Sa fidélité à la démocratie, c’est de la défendre même contre elle-même, lorsqu’elle dévie vers la pulsion de mort.

Son entrée au Panthéon, aux côtés de figures comme Simone Veil ou Missak Manouchian, couronne un parcours de rectitude. Il incarne ce que devrait être une démocratie : un espace où des voix justes peuvent émerger, même à contre-courant. Un espace où l’on ne cède pas à l’extrême droite, même lorsqu’elle se drape dans la respectabilité. D’ailleurs, la famille de Badinter a exigé que l’extrême droite soit absente de la cérémonie : une façon posthume de réaffirmer le refus.

En somme, Badinter nous rappelle que le "non" le plus noble n’est pas celui qui s’oppose, mais celui qui élève. Non à la vengeance, oui à la justice. Non à la haine, oui à l’humanité. Il faut beaucoup d’amour pour savoir dire non ainsi.

Mamadou Badio Camara : le juge qui a dit non au chaos

Le 10 avril 2025, le peuple sénégalais perdait l’un de ses plus grands serviteurs : Mamadou Badio Camara, président du Conseil constitutionnel. Le magistrat, longtemps discret, avait surgi sur le devant de la scène un an plus tôt, au moment où l’avenir démocratique du Sénégal se jouait. Dans une atmosphère de crise et de défiance, face à une tentative de report de la présidentielle par l’exécutif, il fut celui qui dit non. Non au reniement du calendrier républicain. Non au viol du pacte civique. Non à la soumission du droit à la volonté politique.

Né à Dakar en 1952, Camara a fait toute sa carrière dans la magistrature : procureur à Ziguinchor, puis à Kaolack, président de la Cour suprême, et enfin, président du Conseil constitutionnel en 2022. Ce n’est pourtant qu’en février 2024 qu’il devient une figure nationale. Alors que le président Macky Sall annonce le report de l’élection présidentielle initialement prévue pour le 25 février, le Conseil constitutionnel, consulté dans un contexte de forte pression politique, invalide la décision. C’est un séisme institutionnel, et une bouée pour la démocratie.

Mamadou Badio Camara aurait pu courber la légalité au profit de la raison d’État. Il aurait pu céder aux arguments de sécurité, à l’intérêt politique du pouvoir sortant, aux manœuvres de déstabilisation. Il n’en a rien fait. Il a dit le droit, simplement, fermement. Et par ce geste, il a sauvé la tenue de l’élection et permis une alternance pacifique.

Lors de l’investiture de Bassirou Diomaye Faye, Camara a rappelé son choix en des termes sobres mais lourds de sens : "Nous avons dit le droit, sans haine ni crainte". Une façon de marquer sa distance avec les passions, les manipulations et les intimidations. Ce refus de plier, dans un pays où la parole du juge est souvent méconnue ou marginalisée, est un acte d’héroïsme civique.

Il ne s’agit pas d’en faire une icône, mais de souligner ce que sa décision a évité : une crise prolongée, un glissement autoritaire, une rupture de l’ordre constitutionnel. Comme le dira le juriste Babacar Gueye : "Il a sauvé le Sénégal d’un basculement certain". Cette capacité à dire non dans l’œil du cyclone rappelle que le droit peut encore être un rempart, et que les institutions, lorsqu’elles sont habillées de courage, ont encore une chance de défendre la volonté populaire.

Le geste de Mamadou Badio Camara inscrit le Sénégal dans une tradition de souveraineté du droit. Il a montré qu’un juge pouvait être un citoyen, qu’il pouvait être l’homme qui se tient debout quand tout chancelle. En cela, son "non" n’est pas un refus de coopérer, mais une manière d’affirmer que même dans les moments d’exception, la loi reste la seule boussole.

Une éthique mondiale du refus

Dire non n'est pas l'apanage des grands hommes d'État ou des figures judiciaires. C'est aussi l'affaire des peuples, des minorités, des marginaux, des jeunes et des oubliés. Il existe une géographie planétaire du refus, une constellation d'actes de désobéissance qui, par leur portée symbolique et politique, ont infléchi le cours de l'histoire. Ce que Villepin, Badinter et Camara incarnent, d'autres figures l'ont porté à leur manière : Rosa Parks, Vaclav Havel, Greta Thunberg, Malala Yousafzai, Chelsea Manning, les femmes iraniennes, les paysans zapatistes, les résistants ukrainiens, les intellectuels russes en exil. Tous ont dit non à leur manière, souvent au prix de leur sécurité, parfois de leur vie.

Ce refus, dans sa forme la plus noble, ne se résume pas à l'opposition. Il propose une alternative. Il rappelle que le "non" doit être suivi d'un "oui" à autre chose : à la justice, à l'écologie, à la vérité, à la liberté. Dire non, c'est refuser une condition dégradante pour les hommes et les femmes, et en même temps s'engager à inventer une autre façon d'être ensemble.

Dans nos sociétés saturées de communication, dire non est devenu un acte de résistance à l'oubli, à la distraction, à l'indifférence. Cela implique du temps, du discernement, de la lenteur. Cela demande du courage dans un monde qui glorifie la complaisance et la vitesse. Cela exige une pensée critique, un refus de l'évidence, une mémoire active.

Dans cette dynamique, les institutions doivent apprendre à protéger leurs dissidents. Il faut sanctuariser les contre-pouvoirs, les journalistes, les ONG, les lanceurs d'alerte, les artistes. Car c'est dans leurs voix que se loge souvent la première alerte, la note dissonante qui sauve l'ensemble. Il faut aussi enseigner l'histoire du "non" : pas seulement comme refus, mais comme geste fondateur. De Mandela à Camus, de Fanon à Arendt, les grands esprits du XXe siècle ont toujours posé la question du refus comme le début de toute éthique politique.

Et maintenant ? Dans un monde fracturé, où les menaces se multiplient et les repères s'effacent, nous devons réhabiliter le pouvoir de dire non. Pas un non de fermeture, mais un non de dignité. Dire non, aujourd’hui, c'est parfois dire oui à l'essentiel. Oui à la paix. Oui à la vie. Oui à la démocratie comme espace de désaccords productifs.

Amadou Camara Gueye

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